Notre ami POUTINE
ИIl a fait les choses simplement. Vladimir a convié François à dîner sans chichis dans l’une de ses datchas, celle de Novo-Ogaryovo, au coeur d’une forêt près de Moscou. En ce printemps 2013, le geste est rare et il n’est pas innocent. La puissance invitante est le maître du plus grand pays de la planète, redevenu le président de la Fédération de Russie après un intermède comme premier ministre lors d’une brève « alternance démocratique ». L’hôte n’est plus grand- chose, un ancien premier ministre redevenu simple député de Paris après l’élection présidentielle de 2012. Mais entre Vladimir Poutine et François Fillon, une sympathie réciproque justifie que l’on passe outre les hiérarchies protocolaires. Au KGB, l’ancêtre soviétique des services de renseignement russes où Poutine a exercé avec le grade militaire de lieutenant- colonel avant de passer directeur du FSB, leur version moderne, il y avait une règle d’or : reconnaître ses vrais amis et s’en souvenir.
Dans la salle à manger à la décoration kitsch, ils ne sont que quatre autour de la table. Poutine a la délicate attention de servir à Fillon un grand cru Mouton Rothschild cuvée 1931, en précisant qu’il a choisi le millésime de la naissance de la mère du Français, morte sept mois plus tôt. « On a trouvé le rapprochement un peu curieux, mais on l’a bu », avoue Jean de Boishue, l’agrégé de russe préféré de François Fillon qui l’accompagnait comme conseiller et traducteur. Ce soir-là, le président russe évoque son rêve, trop onéreux, de développer la Sibérie pour l’ouvrir sur le Pacifique. Il raconte avec un brin de nostalgie son séjour en Allemagne à la fin des années 1980 quand, en poste à Dresde, en RDA, pour le KGB, il était « employé consulaire » – joli mot signifiant « recruteur d’espions ». Il demande à Fillon de lui raconter la Sarthe, Paris, la vie parlementaire en France.
Les deux hommes ont une réelle sympathie l’un pour l’autre. Ils se fréquentent depuis qu’ils étaient premiers ministres respectifs de France et de Russie, Fillon de 2007 à 2012, Poutine de 2008 à 2012. Ils ont en commun la passion de sports extrêmes réservés aux endurants à sang-froid – course automobile pour l’un, arts martiaux et moto pour l’autre. Ils ont des convergences de vues et d’intérêts, contrairement à Nicolas Sarkozy qui, faute de sens politique, avait juré un peu vite avant son élection de 2007 : « Je ne serrerai jamais la main de Poutine. » Vladimir s’en souvient. François, qui s’est fait traiter en « collaborateur » pendant cinq ans par le même Sarkozy devenu président, cajole d’autant plus son homologue de Russie. On s’invite dans les résidences officielles, on joue au billard à Sotchi, on se fait des cadeaux pleins d’attentions. On s’appelle « cher François » et « cher Vladimir ».
Dès l’une de leurs premières rencontres à Matignon, sur le perron, François a osé cette suggestion audacieuse, traduite en direct par Jean de Boishue : « Et si nous nous parlions franchement ? lance- t-il à son homologue en l’entraînant à l’intérieur.
– Avec plaisir, mais est- ce que nos diplomates nous le permettront ? » plaisante Vladimir d’un sourire complice teinté d’ironie. La proposition transgressive lui plaît.
Le 7 mai 2012, le lendemain de la défaite Nicolas Sarkozy face à François Hollande, Vladimir appelle François, dont le téléphone ne sonne déjà plus beaucoup, pour lui demander quels sont ses projets d’avenir. « Je vais prendre le parti [l’UMP] », répond le premier ministre déchu. Il n’y parviendra pas mais dans son esprit, c’est une étape. Objectif 2017. Il veut être président de la République.
Nous y voilà, en 2017. Après la victoire du Brexit, qu’il soutenait, et l’élection de Donald Trump, dont il souhaitait le succès,
«А ЕСЛИ ГОВОРИТЬ НАЧИСТОТУ?», ВЫДАЁТ ФИЙОН. «С УДОВОЛЬСТВИЕМ, НО ПОЗВОЛЯТ ЛИ НАМ ЭТО НАШИ ДИПЛОМАТЫ», ШУТИТ ПУТИН.* « ET SI NOUS NOUS PARLIONS FRANCHEMENT ? LANCE FILLON. – AVEC PLAISIR, MAIS EST- CE QUE NOS DIPLOMATES NOUS LE PERMETTRONT ? » PLAISANTE POUTINE.
Vladimir Poutine suit la campagne présidentielle française de très près. Le 24 mars, il a reçu Marine Le Pen au Kremlin sans se contenter d’une banale poignée de mains, mais en la traitant avec les égards d’une quasi-homologue. Le président russe, qui s’est dit « très heureux » de la voir, a déclaré publiquement ce que les psychanalystes appelleraient une dénégation et les observateurs politiques, plus trivialement, un doigt d’honneur à l’Occident : « Nous ne voulons en aucune façon influencer les événements en cours. » Il s’était défendu de la même manière d’interférer dans l’élection américaine en recourant au piratage informatique. Peu avant de quitter le pouvoir, en décembre 2016, Barack Obama a même accusé Vladimir Poutine d’avoir voulu truquer la campagne et a annoncé des représailles comme « réponse nécessaire et adaptée aux actions visant à nuire aux intérêts américains ».
ПPropagande russe sur le plateau de TF1
Poutine connaît ses ennemis en France. Il y a aussi des amis. Tous n’ont pas l’honneur d’aller dîner dans sa datcha, mais ils apportent au Kremlin l’évidence de leur sympathie et d’opinions politiques qui ne lui sont pas contraires. Les mauvaises langues les appellent « des agents russes », comme on disait au temps de l’URSS. Dans leur grande majorité, ils sont de droite et d’extrême droite, gaullistes souvent, à la gauche de la gauche ou communistes, parfois. Entre eux, ils ne se fréquentent pas nécessairement et certains se détestent. Ce qui les rapproche de la Russie est souvent un mélange d’amitiés tissées, d’imaginaire romantique, de pragmatisme politique, d’intérêts commerciaux, d’intermédiations financières plus personnelles et d’un fond idéologique aux motivations diverses. Parfois plus simplement, une admiration pour ce leader blanc sportif et autoritaire aux abdominaux virils : Poutine.
Depuis la Guerre froide, la Russie est un marqueur politique, émotionnel, idéologique. Si vous êtes gaulliste et/ou souverainiste et/ou partisan de pure « realpolitik », alors vous êtes hostile à la domination anglo- saxonne et vous tenez la Russie pour une nation et une grande puissance, sans vous préoccuper du régime. Si vous êtes libéral et/ou européano-atlantiste, la nature du gouvernement l’emporte sur l’idée de la nation et l’autocratie poutinienne vous interdit de considérer le pays comme un partenaire à part entière. États-Unis, Russie : vous aimez l’un ou l’autre, vous êtes suspect. Vous défendez la politique de l’un ou de l’autre, vous êtes rangé dans une case, agent de la CIA ou du FSB ou, plus banalement, situé dans l’une des deux nouvelles grandes familles politiques : européen ou souverainiste. Du moins cette catégorisation était- elle facile avant l’élection de Trump, puisque le nouveau président américain brouille désormais tous les repères, allié objectif des Russes, soupçonné par le FBI de connexions avec le Kremlin – lequel, selon l’un des chefs du renseignement américain, « haïssait Hillary Clinton ».
Les ennemis et les amis sont apparus clairement lors du débat télévisé des cinq « principaux » candidats à la présidentielle, sur TF1 le 20 mars. Ce soir-là, le clivage idéologique est net. D’un