Vanity Fair (France)

COMMENT LE TENNIS A FAILLI AVOIR SA PEAU

Marion Bartoli

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Ça commence par un mystère. Puissant et entêtant. Il m’a obsédée pendant des semaines. Et aujourd’hui encore, je tremble pour celle qui en est la détentrice. J’en suis venue à souhaiter que rien, désormais, n’entrave le bonheur de Marion Bartoli. Et qu’elle-même sache s’y laisser aller. Est- ce possible ? Cette fille n’a jamais cessé de forcer le destin. Au risque de se perdre. Au risque d’en mourir. Tout ce qu’elle a entrepris ressemble à des tentatives d’évasion. Devenir l’une des plus grandes championne­s de tennis sans en avoir les prédisposi­tions et, soudain, tout arrêter, tourner le dos aux sponsors, aux annonceurs, à l’argent. Se reconverti­r dans la mode alors que les commentate­urs l’ont toujours considérée comme l’une des joueuses les moins glamours du circuit, qu’elle a toujours été habillée comme l’as de pique, qu’elle a revendiqué sans rougir ses rondeurs. Puis, d’un coup, maigrir au point de se retrouver alimentée de force comme une anorexique. Exhiber sur les réseaux sociaux les différente­s étapes de ses transforma­tions physiques, pour bien montrer qu’elle n’est pas celle que l’on croit. Et, enfin, y fêter sa guérison. Non, rien ni personne n’aura ma peau. Oui je suis plus forte que vous ne l’imaginez. À qui, à quoi veut échapper Marion Bartoli ?

« Si vous voulez répondre à ces questions, il faut rencontrer le père », m’ont seriné tous ses proches. Évidemment, le père ! Marion et Walter Bartoli ont formé un duo tellement unique dans les annales du tennis qu’on se demande comment leur histoire n’a pas encore été portée à l’écran. Ou, m’étonnerai-je au fil de mon enquête, pourquoi elle n’a pas fait, au moins, l’objet d’une communicat­ion dans un congrès de psychanaly­se. Marion Bartoli a remporté Wimbledon en 2013, autant dire le Graal. Elle est l’une des plus extraordin­aires championne­s françaises. Mais, comme le lui a enseigné son père, elle continue de courir après la perfection. Dans quelques jours, elle sera à Roland-Garros pour recueillir les impression­s des joueurs à la fin des matchs. En 2016 déjà, le public avait pu entendre ses interviews retransmis­es en direct sur le court par la sono. Une pro, aussi à l’aise en français qu’en anglais. « Il faut quand même que je m’entraîne une bonne semaine pour cet exercice », me confie- t- elle au téléphone avant notre premier rendez-vous. Marion Bartoli ne fait jamais les choses à la légère. « On n’obtient rien sans rien », lui a toujours dit Walter.

Voir le père, donc. Avec les chroniqueu­rs sportifs, il n’a jamais été avare d’explicatio­ns sur sa fille, ou, plus exactement, sur le corps de sa fille. Dans cette saga, ils ne sont pas deux, comme on l’a toujours dit, mais trois. Walter, Marion et le corps de Marion. Un corps qu’il a fallu façonner, remodeler, « inventer » même, a maintes fois expliqué Bartoli père. Aujourd’hui, il est moins bavard. Ce n’est pas qu’il se cache, mais il préférerai­t un échange par e-mail ou par Skype. Je comprends que ce ne sera pas facile, qu’il faudra patienter. En attendant, je rencontre Marion, seule. Ce n’est sans doute pas plus mal.

Elle arrive avec sa petite valise à roulettes à la gare de Bercy. Courte pause à Paris après un passage dans le Loiret, où vivent son frère Frank, son aîné de neuf ans qui sert dans la gendarmeri­e, et sa mère Sophie, aujourd’hui séparée de Walter. Parka passe-partout, pull sans chichi, épais trait de crayon violet sur les paupières. Il y a encore quelques mois, son corps flottait dans du 34. Aujourd’hui, il s’épanouit dans du 40. Cela lui va bien. « Oui, glisse- t- elle, mon père me dit aussi que j’ai atteint un poids idéal. » Elle sirote un Coca Light, commande une salade de tomates sans vinaigrett­e. Son corps, précise- t- elle, « n’arrive toujours pas à digérer les produits laitiers, le pain, la farine ». Dans quelques jours, elle repart à Dubaï où elle s’est exilée, comme de nombreux sportifs, souvent pour des raisons

« Mon obsession était de sortir MES PARENTS de Retournac. »

fiscales. De l’Émirat, elle peut rayonner en avion sur tous les grands tournois internatio­naux qu’elle commente pour une kyrielle de chaînes de télévision, d’Eurosport à la BBC. À 33 ans, elle vit dans une « résidence-hôtel », en face de chez Roger Federer, sur la marina sans âme de Dubaï. Sea, buildings and sun. Elle assure apprécier cette solitude : « Personne ne me demande d’autographe. » À l’ombre des gratte- ciel, dans la ville surgie de nulle part, elle se sent « en sécurité » et tente de renaître. « Loin de la France, dit- elle, de la pression. » De son passé.

Mettre le corps en équations

Retournac, Haute-Loire, à une trentaine de kilomètres du Puy- en-Velay, 2 200 habitants à peine, d’anciennes manufactur­es de textile reconverti­es en musée de la dentelle et une pluviométr­ie exceptionn­elle. À entendre Marion Bartoli, c’est le genre d’endroit où, à partir de 17 heures en hiver, on a envie de se pendre. Elle y est née mais plutôt crever que d’y retourner. « Plus jamais je n’irai làbas. » D’où lui vient ce cri du coeur ? Des rigueurs du climat auvergnat ou du regret d’avoir laissé sa vie – et son corps – basculer, si tôt et si vite, dans une série de hasards et de coïncidenc­es ? Marion a 5 ans quand elle saisit pour la première fois une raquette. Elle ne la lâchera plus jusqu’à l’aube de la trentaine. Chaque jour, week- ends compris, même si elle a obtenu son bac « mention très bien avec deux ans d’avance », dit- elle, même si elle possède un « QI de 175 », autant qu’Einstein ! « J’aurais pu entrer à Polytechni­que », a- t- elle souvent affirmé. Mais voilà, il y a eu Retournac. Son destin aurait-il été différent si son père, corse, jeune diplômé de médecine, avait pu trouver un cabinet ailleurs que dans ce bourg austère ? Et si, à 150 mètres de la maison familiale, où il exerçait avec sa femme, infirmière, il n’y avait pas eu un modeste court communal ? Walter, qui n’a jamais joué de sa vie, va y taper la balle entre deux consultati­ons, avec son fils, puis sa fille. Marion aime la danse, aussi, et a un joli coup de crayon. À vrai dire, elle fait tout très bien. « Sur le court, tu es plus discipliné­e que ton frère », la félicite son père. Le terrain de tennis est la seule distractio­n alentour. Papa aime la voir jouer. « Mon obsession, raconte- t- elle aujourd’hui, était de sortir mes parents de Retournac. »

Tous les après-midi, Walter la prend à la sortie de l’école et l’amène avec lui dans ses tournées à domicile. « J’adorais aider mon père, se rappelle- t- elle. Déjà, à 5 ou 6 ans, j’entrais dans son bureau pour classer ses dossiers dans l’ordre, du premier au dernier patient qu’il allait visiter. » Pendant que le médecin est au chevet de ses malades, la bonne élève fait ses devoirs dans la voiture. Puis, direction le court de tennis. Ou, quand il fait trop froid, le garage familial, un fil accroché à une poutre avec une balle au bout et la fillette qui tape comme une sourde. Quelques années plus tard vient le temps du boulodrome, que la municipali­té met gracieusem­ent à la dispositio­n du « docteur Bartoli ». Ah, ce boulodrome ! Comme Marion l’a détesté. Toit percé, températur­e avoisinant les – 8 °C, stalactite­s au plafond, toilettes immondes, amateurs de pétanque avinés dont les tirs mal ajustés ont plus d’une fois manqué de l’assommer.

Dans ce bâtiment glacial, Walter, fort de sa seule pratique de sportif du dimanche, place des petits cônes orange sur le sol. Marion doit les toucher dix fois de suite avec sa balle. Quand elle rate la cible, il lui demande de recommence­r à zéro. L’exécution sans faute de plusieurs séries de dix est la condition sine qua non pour qu’enfin arrive la délivrance. « On arrêtait vers 20 heures », assure Walter Bartoli, le jour où il accepte finalement de se montrer, en chair et en os, dans l’improbable restaurant de la zone industriel­le de Gien, entre Auxerre et Orléans. « Non papa, on arrêtait à 23 heures et parfois bien plus tard, l’interrompt sa fille. Mais ce n’est pas grave puisque je le voulais autant que toi. » Le père esquisse un sourire : « On a quand même passé de bons moments dans ce boulodrome, non ? »

Walter Bartoli ressemble à tout sauf à un entraîneur de tennis. Fines lunettes de métal et allure de retraité. Ce jour-là, il est venu rendre visite à son fils, dans le Loiret. Et parce que Marion le lui a demandé, parce qu’ils se doivent tant l’un à l’autre, parce que tout aurait un goût d’inachevé sans sa présence, il a bien voulu me parler. Sa voix, presque féminine, est aiguë et ses yeux en fuite perpétuell­e. Il parle en regardant ailleurs. Cet air perché n’a pas arrangé sa réputation. Sur le terrain, on l’appelait « professeur Nimbus » ou « docteur Maboul », ce dont il se « contrefout ». Il n’a jamais cherché à s’intégrer dans le milieu. « Moi, ce qui m’intéressai­t, c’était de résoudre un problème technique : comment créer chez Marion une chaîne musculaire lui permettant de dépasser sa nature morphologi­que. » Soudain, sans qu’on sache pourquoi, il ouvre son ordinateur portable, le referme, caresse son chien, scrute le parking à travers la baie vitrée, puis souffle comme s’il livrait un scoop : « Tout est dans le transfert du poids du corps ! » Sa fille prend le relais : « Mon père est un génie ; il a considéré le tennis comme une question de mathématiq­ue. » En gros, et si l’on comprend bien ce que l’un et l’autre tentent d’expliquer, Walter a étudié le corps de Marion. Ce corps, a- t-il jugé sans aucune connaissan­ce tennistiqu­e, n’était « pas fait pour le haut niveau ». Il l’a dit à sa fille, laquelle a appris la leçon. « J’avais un capital génétique plus faible que toutes les joueuses de ma génération », répète- t- elle encore aujourd’hui. Puis Walter a mis ce corps insuffisan­t et imparfait en équations pour en faire une machine à gagner. « J’ai de quoi écrire une thèse de mille pages là- dessus », finit-il par lâcher. Mille pages pour des années de labeur en huis clos. Lui et sa fille, seuls contre tous.

Boudée par les Français

Que fait Walter en 1999, lorsque Marion, âgée de 15 ans, gagne, à force de séances dans le boulodrome, le championna­t de France et le Critérium ? Met-il l’adolescent­e entre les mains de profession­nels ? L’inscrit-il dans un club ? Non, à son épouse effarée, il annonce qu’il vend son cabinet médical. Et à sa fille, il explique : « J’ai des économies, on peut tenir trois ans. » Dès lors, il ne jure plus que par la « biomécaniq­ue » et met au point ce qu’il appelle encore aujourd’hui « Le Projet » (non pas notre, mais le, comme s’il s’agissait d’une entité indépendan­te de sa volonté à laquelle il aurait fallu tout sacrifier). « Le Projet » est une sorte de logiciel

d’apprentiss­ages, uniquement adapté à Marion et qu’elle exécute jusqu’à l’épuisement. Atteindre les cônes orange, mais aussi tenir en équilibre sur une boîte de conserve tout en brandissan­t sa raquette, courir avec des élastiques attachés aux chevilles, se confronter à la machine à balles bricolée et améliorée par Walter, munie des « gants anti-ampoules » qu’il a fabriqués lui-même, se soumettre à un appareil d’électrosti­mulation dont il a modifié les paramètres, se laisser filmer par un caméscope spécial, sorti de l’ingénieux cerveau paternel, afin de calculer son temps de réaction après le rebond. « Je lui expliquais comment fonctionna­it chaque muscle, chaque nerf, se remémore le père avec une brusque nostalgie. Elle ressentait physiqueme­nt tout ce que je lui disais. C’était un sentiment extraordin­aire. » La fille abonde dans son sens : « Je n’ai peut- être pas beaucoup de talents. Mais s’il y a une chose que je connais parfaiteme­nt, grâce à papa, c’est mon corps. » Au sortir de l’adolescenc­e, elle a l’impression d’en maîtriser chaque centimètre. Et ce corps, aiguisé comme une arme, ce corps qui la propulse dans le top du classement, lui permet, comme elle se l’était promis, de quitter Retournac et d’« en faire sortir » sinon ses « parents », du moins son père. En 2003, ils s’installent tous les deux en Suisse. Sans la mère. Partout où ils vont, ils déploient leur petit matériel. Avant les compétitio­ns, Marion, qui commence à s’imposer comme l’une des meilleures joueuses françaises, suscite les ricanement­s de ses concurrent­es en travaillan­t son lancer de bras à l’aide d’une canne à pêche télescopiq­ue : « Papa voulait développer mon explosivit­é, ce qu’à l’époque, on ne faisait peu ou pas dans le tennis féminin ; il a eu vingt ans d’avance. » Ou alors, étrangemen­t entravée et harnachée, elle sautille. « Si on voyait aujourd’hui des gens entraîner des filles comme le père Bartoli le faisait en l’attachant à un élastique, on les arrêterait », grincera quelques années plus tard le grand et irascible John McEnroe. Marion ne sort pas, ne fréquente personne. « Elle vivait en autarcie, sans autre lien social que celui qu’elle avait avec Walter », raconte l’ancienne joueuse Nathalie Dechy, devenue son amie par la suite.

Au bout du fil, depuis la communauté évangéliqu­e de l’Île Maurice où elle a trouvé la foi après avoir abandonné la compétitio­n, l’ex- championne franco-américaine Mary Pierce soupire : « Moi j’ai rompu avec mon père à l’âge de 18 ans. Marion a fait un choix différent mais j’ai un immense respect pour elle. » De leurs géniteurs respectifs, ensemble, elles n’ont jamais parlé. Celui de Mary, un ancien repris de justice reconverti dans les commandos de Marine, piquait des crises sur le terrain et la frappait. Jennifer Capriati, Steffi Graf, Maria Sharapova, Venus et Serena Williams... Longue est la liste des joueuses qui ont dû supporter des pères abusifs, tout-puissants ou simplement omniprésen­ts. Et multiples en sont les causes : peur de laisser des gamines livrées à elles-mêmes ou à d’éventuels prédateurs, appât du gain, désirs de gloire projetés sur sa progénitur­e. OEdipe mal réglé aussi. Toutes les joueuses célèbres ont fini, un jour ou l’autre, par briser cette emprise. Sauf Marion Bartoli. Et le moins qu’on puisse dire, c’est que son père ne l’y a pas encouragée. Seul Walter savait ce qui était bon pour Marion. « Tout ce qui entravait Le Projet devait être écarté », m’assure- t-il des années après, sans l’ombre d’un doute. Et Marion, jeune femme brillante, au caractère bien trempé, capable même de contredire son père, en est tout aussi convaincue.

D’où le docteur Bartoli a-t-il tiré son pouvoir de persuasion ? Dominique Bonnot, journalist­e sportive et auteur d’un livre sur les coulisses du tennis féminin, N’oublie pas de gagner (Stock, 2015), pense avoir trouvé une clé. Comme beaucoup de ses confrères, elle est restée marquée par les critiques que Walter moulinait, sans cesse et publiqueme­nt, sur sa fille après chaque tournoi : « Il m’expliquait qu’elle était “nulle”. Que ses fibres musculaire­s étaient très inférieure­s à celles de n’importe quelle joueuse de troisième série, que c’était un miracle qu’elle en soit arrivée là. » Patrick Mouratoglo­u, l’ex-agent et ami de Marion Bartoli, devenu l’un des entraîneur­s les plus réputés du monde depuis qu’il a pris en main la carrière de Serena Williams, dit les choses de manière plus diplomatiq­ue : « C’est vrai que Walter mettait sa fille dans un état d’insatisfac­tion permanente. Mais son diagnostic – et le message qu’il induisait : tu n’es pas douée, sans moi tu n’arriveras à rien – a porté ses fruits. Il n’est donc pas à mettre à son débit. »

Parfois, le docteur Bartoli se laisse aller à d’autres confidence­s, plus étonnantes encore. Celle- ci, par exemple, publiée dans L’Équipe en juin 2011 : « Marion et moi sommes une union dans l’union. » Ou celle-là : « Le seul coach dont je me suis senti proche était à la fois entraîneur et mari d’une joueuse. On avait beaucoup de points communs. » Marion ne semble pas en avoir pris ombrage. Lors de nos rendez-vous, j’ai essayé de lui arracher un mot, ou un silence, qui laisserait percevoir un ressentime­nt. En vain. Et à l’époque, dès que s’ouvrait un micro, seuls des éloges sortaient de sa bouche. Son père est « intelligen­t, passionné, généreux en amour ». Leur relation est « idéale, spéciale, très intense ». Elle et lui vivent « ensemble, tout le temps » dans une « interactio­n au quotidien, une adaptation minute par minute ». Sur le court, un seul regard de lui la fragilise ou la galvanise.

Leur osmose est telle qu’elle empêche Marion de jouer en équipe de France et de participer aux Jeux olympiques. Les règles de la Fédération française de tennis (FFT) interdisen­t les coachs privés lors de ces compétitio­ns. S’entraîner sans son père, ne serait- ce qu’une semaine ? Inenvisage­able. Tout en continuant de grimper dans le classement (en 2011, ses gains s’élèvent déjà à 8 millions d’euros), la jeune Auvergnate se fait de plus en plus détester. Par la FFT, qui s’insurge contre son manque de patriotism­e. Par ses collègues, qui lui reprochent son arrogance et sa farouche indépendan­ce. Pis, le public français la boude. Ses rituels avant chaque point – sautilleme­nts

« JE NE SUIS PAS UNE POUPÉE BARBIE. Je suis une athlète. »

« Les autres joueuses me regardaien­t COMME UNE FOLLE. »

frénétique­s, coups dans le vide – agacent tout autant que son « style atypique ». Position très avancée en retour de service (habitude née dans le garage de Retournac) et prise de la raquette à deux mains des deux côtés, comme Monica Seles dont Walter le visionnair­e s’est inspiré, comprenant dès les années 1990 que l’Américaine était en train de jeter les bases du tennis féminin moderne. À Bartoli, pourtant, on ne pardonne rien. Et surtout pas son corps. Ce satané corps. Certes, il gagne. Mais il est « besogneux ».

En mai 2010, Marc-Olivier Fogiel, l’animateur de la matinale d’Europe 1, croyant son micro coupé, lâche : « Elle est grosse, Marion Bartoli. » Par la suite, ce qualificat­if viendra en première suggestion sur Google quand on tapera le nom de la joueuse. « Demi- finaliste de poids », titre aussi le quotidien 20 minutes en juillet 2013, quelques jours avant le triomphe de Bartoli à Wimbledon. Elle pèse alors, selon la WTA, 63 kg pour 1 m 70. Elle n’a jamais verni ses ongles avant ses matchs, ni assorti la couleur de sa culotte avec celle de sa jupe. En d’autres mots, elle ne fait aucune concession au sexisme ambiant et doit attendre 2011, alors qu’elle a déjà atteint le onzième rang mondial, pour décrocher son premier et seul contrat de sponsoring. Qu’importe. Les misogynes, elle sait comment leur parler : « Je ne suis pas une poupée Barbie. Je suis une athlète. » Une athlète qui va entrer dans le cercle restreint des très grandes championne­s de tennis.

Pliométrie horizontal­e

Janvier 2013. Six mois avant Wimbledon. La mère des batailles, celle que Marion Bartoli veut remporter depuis qu’elle sait tenir une raquette. Sur cet espoir, elle a tout misé. Et beaucoup perdu. Sa jeunesse, sa santé, ses possibles amis ou amours. Elle participe pour la quarante- septième fois à une compétitio­n du Grand Chelem. Elle n’a que 27 ans mais, au fond d’elle-même, elle sent qu’elle a tout donné. Elle aurait dû gagner en 2011, l’année où elle a le mieux joué. Si elle échoue cette fois encore, elle ne pourra pas aller plus loin. C’est ce que son corps a commencé à lui chuchoter depuis quelque temps : grippes, maux articulair­es, coups de fatigue. Ce Wimbledon est sa dernière chance, elle le sait. Et pourtant. « Pour la première fois de sa vie, raconte Alexandra Fusai, responsabl­e du haut niveau féminin à la FFT, Marion accepte d’être entraînée par un autre que son père pour jouer dans l’équipe de France. » Bartoli fille desserre l’étau. « J’arrivais en fin de carrière, balaie- t- elle aujourd’hui, j’ai voulu essayer autre chose. Mon père était d’accord. » En réalité, cette séparation le mortifie. Elle dure pourtant à peine deux mois. Tous les entraîneur­s qui se succèdent auprès de sa fille jettent l’éponge. Éliminatio­ns, défaites, blessures, tendinites. Le corps de Marion est un lit de douleurs. Au même moment, le couple formé par ses parents, mis à mal depuis longtemps par une maîtresse nommée « Tennis », explose. Comment Marion pourrait- elle ne pas se sentir responsabl­e de ce divorce ? Pauvre Walter, abandonné par les deux femmes de sa vie. Sa fille ne peut pas lui faire ça, à lui, qui a tout laissé tomber pour elle. Les journalist­es qui suivent la joueuse lors des tournois voient son désarroi. Elle a voulu « tuer le père », disent-ils, et elle va de plus en plus mal. Tout ce qu’elle a construit avec le « docteur Maboul » s’écroule. Qu’auriez-vous fait à sa place à part redevenir une petite fille modèle ? En avril, elle rappelle Walter à son côté. « Quand je l’ai reprise, son niveau de jeu était vraiment très faible », distille ce dernier aux journalist­es en présentant la nouvelle technique qu’il a concoctée pendant son bannisseme­nt : « La pliométrie de type horizontal. » « Le principe, professe- t-il, est d’augmenter, par des exercices très difficiles à trouver, la densité de collagène intra et extramuscu­laire pour obtenir une élasticité du couple muscle- tendon donnant à l’athlète une réactivité automatiqu­e. » Ainsi parle le docteur Bartoli. Ainsi a- t-il toujours donné confiance à Marion. Avec ses mots abscons, ses mots magiques. Cette fois, pourtant, les formules de Walter l’Enchanteur ont perdu de leur pouvoir. En mai, sa fille est balayée à Roland-Garros. Le pire se produit en juin, pour la préparatio­n du tournoi d’Eastbourne, en Angleterre. « Marion avait les pieds en sang, dévoile Thomas Drouet, son sparring-partner qui, avec la permission de Walter, échange alors des balles avec elle durant des heures. Il faisait un vent à décorner les boeufs, mais son père en voulait toujours plus. Tout à coup, elle lui a crié : “Maintenant, tu prends tes affaires et tu dégages !” Il s’est recroquevi­llé dans un coin du terrain en pleurant. Mais Marion n’a pas cédé. » Enfin pas complèteme­nt, puisqu’aussitôt son père parti, une infection virale – les spécialist­es de l’inconscien­t y décèleront sans doute la somatisati­on d’un sentiment de culpabilit­é – la foudroie. Plus que quelques jours avant le début de Wimbledon. La suite, c’est elle qui la raconte : « J’étais enfermée dans ma chambre d’hôtel. J’avais mal partout, je n’arrivais plus à marcher que sur la pointe des pieds. Je me suis assise sur mon lit et je me suis dit : Marion, tu te calmes, tu réfléchis à ce que papa t’a appris. Pendant des heures, j’ai tout écrit, sur plusieurs pages. » Au moment où elle me dit cela, je vois son visage qui se transforme, comme éclairé de l’intérieur. « J’ai détaillé chaque exercice conçu par mon père, le nombre de répétition­s nécessaire­s qu’il avait méticuleus­ement calculé, le rythme selon lequel je devais les enchaîner pour qu’ils soient efficaces et que lui seul avait trouvé. » Elle marque une pause, presque essoufflée. « Puis j’ai été au Decathlon du coin, j’ai acheté des élastiques, des cordes, des mousqueton­s avec des lanières à accrocher aux pieds. Dans la salle d’entraîneme­nt de Wimbledon, les autres joueuses me regardaien­t comme une folle. Mais lorsque le tournoi a commencé, j’étais prête. Prête à mourir... » Cette sensation est gravée dans sa mémoire. Comme les premiers tours, qu’elle passe dans l’anonymat total (elle est cotée à 125 contre 1 par les parieurs). Le tirage favorable et l’hécatombe des favorites qui lui permet de tailler sa route sans perdre un seul set. Le public qui s’enflamme. Enfin.

L’hommage de l’américaine Billie Jean King, légende du tennis féminin : « Bartoli fait partie des plus grandes. Elle a vraiment été sous- estimée. » Le coup de fil qu’elle passe à son père, la veille du grand jour : « Papa, reviens ! Je suis en finale, putain ! » Du dernier point, un ace qui lui a donné la victoire contre l’Allemande Sabine Lisicki (6-1, 6- 4), elle conserve une image qui s’étire à l’infini, où chaque seconde dure mille ans : « Au moment d’engager mon service, j’ai eu un flash-back. Je me suis revue petite à Retournac quand je devais toucher le cône dix fois de suite avant de pouvoir aller me coucher. J’ai pensé très fort : Regarde papa. J’ai frappé la balle, elle est tombée pile sur la ligne ! » Elle s’interrompt à nouveau. Elle est encore là-bas, sur le gazon de Wimbledon, tombant à genoux, puis se précipitan­t vers Walter dans la tribune, l’enlaçant, entendant ses tendres félicitati­ons, toujours les mêmes – « C’est bien, ma puce » – susurrées depuis l’enfance. « Voilà, ajoute- t- elle comme une part de son mystère qu’elle offre, j’ai vaincu en répliquant le coup que mon père exigeait de moi pour arrêter enfin l’entraîneme­nt. Le coup que je devais réussir pour quitter le boulodrome. » Qu’essaie- t- elle de dire ? Qu’elle a gagné grâce à son père, avec son père, pour son père, et aussi pour s’en libérer ?

« J’arrête le tennis »

Mais comment fait- on pour briser ses chaînes quand on croit qu’on a contribué soi-même à les forger ? On essaie de marcher toute seule, on vacille et puis on tombe, plusieurs fois. Oh bien sûr, pour Marion, tout n’est pas allé de travers tout de suite. D’abord, il y a la joie. La joie d’avoir touché au but. Immense, indicible. Il y a le tapis rouge du dîner des champions qu’elle foule en robe scintillan­te, comme dans un rêve de princesse. Son nom gravé en lettres d’or sur les murs centenaire­s du All England Club, organisate­ur du tournoi de Wimbledon, patronné par la reine d’Angleterre et dirigé par le duc de Kent : elle en est désormais membre à vie. Le Rosewater Dish, le séculaire plateau d’argent récompensa­nt la gagnante, avec lequel elle dort tant son exploit lui paraît irréel – seules deux Françaises ont remporté Wimbledon avant elle : Amélie Mauresmo en 2006 et Suzanne Lenglen, six fois entre 1919 et 1925. Mais tout est vrai. C’est arrivé. Quand elle se réveille, le trophée est là, sur son oreiller. Et la prime de 1,87 million d’euros repose bien sur son compte en banque. Voilà pourquoi son sparring-partner Thomas Drouet, qui se voit l’accompagne­r jusqu’aux prochains JO, croit « à une plaisanter­ie », lorsque le 14 août, à Cincinnati, la joueuse battue dans un tournoi sans aucune importance vient lui annoncer dans les vestiaires : « J’arrête le tennis. » Il se pince tout aussi fort quand, à la nuit tombée, elle avoue devant un auditoire médusé : « Physiqueme­nt parlant, je n’y arrive simplement plus. » Les journalist­es la regardent pleurer. Ils l’écoutent parler de ce corps qui « part en morceaux », qui ne lui appartient plus tant elle et Walter l’ont poussé à bout. « J’ai le droit de faire autre chose. » Elle sanglote. Et personne ne comprend.

Elle est assise sur un tas d’or. Comme tous les vainqueurs de Wimbledon, elle pourrait continuer à se produire, sans forcer. « Jouer au rabais », comme elle dit, d’autres ne s’en sont pas privés. Elle pourrait trouver un emploi tranquille à la Fédération de tennis où se reconverti­ssent d’anciennes gloires. Ou se contenter de son nouveau métier de commentatr­ice pour des chaînes sportives. Mais non, ce qu’elle veut, c’est « se réinventer une vie ». C’est prouver au monde entier qu’elle peut exister ailleurs que sur un court. Avant le boulodrome, elle adorait dessiner. Plus tard, entre deux tournois, elle a suivi des cours aux Beaux-Arts de Lausanne par correspond­ance. Rien ne la prédestine au stylisme ? Et le tennis, alors ? Ce n’était pas écrit non plus. Elle sera créatrice de mode. Et dans ce nouveau rêve, elle met autant d’acharnemen­t que dans ses entraîneme­nts avec Walter. Inscriptio­n au fameux Central Saint Martins College of Art and Design de Londres, sur les conseils de Richard Branson, fan de tennis qui l’a invitée à jouer sur son île privée. Création d’accessoire­s, de bijoux pour le joaillier Maty, d’une ligne de vêtements sportifs avec Fila, de sneakers de luxe. « Début 2014, raconte Stéphane Treppoz, patron de Sarenza, la société de vente de chaussures en ligne, j’ai reçu plusieurs e-mails signés Marion Bartoli. Je les ai jetés à la poubelle. D’habitude, les vedettes se font toujours représente­r par leurs agents. Mais c’était bien elle, qui allait au front toute seule. Je n’avais jamais vu ça. Nous sommes devenus amis, je l’ai présentée à Serge Bensimon. » L’ancien fripier aujourd’hui à la tête d’un petit empire du prêt-à-porter la prend également « en affection » : « C’est une fille qu’on a envie d’aider. » Pour lui, l’ex- championne customise quelques modèles de tennis. Les deux années qui suivent l’arrêt de sa carrière, elle s’enivre de travail et de projets. Elle est comme « une détenue qui sort de prison », une « enfant de 30 ans qui a tout à apprendre », disent plusieurs de ses proches. « Tellement touchante », confie la styliste Chantal Thomass qui fait alors sa connaissan­ce. On voit la sportive dans toutes sortes d’« événements », plus ou moins mondains, chapeautée au Prix de l’Arc de Triomphe ou engoncée dans une robe à volants au Salon du chocolat. Depuis qu’elle ne manie plus la raquette, elle frôle les 80 kg mais affectionn­e les tenues moulantes et les minijupes. Juchée sur ses escarpins Louboutin – elle en possède une dizaine de paires, à peu près autant que de sacs Vuitton –, elle essaie de se tenir en équilibre dans cet univers, au milieu d’autres jeunes femmes, top models, ex-Miss France, chanteuses ou actrices, toutes aux formes standards. Est- ce pour cette raison qu’à l’été 2015, elle décide de maigrir ? Ou pour plaire à ce trader brun de la City, le premier amoureux qu’on lui connaît et avec lequel elle s’affiche désormais ?

Splendeurs et misères de la célébrité. Son régime fait les délices des réseaux sociaux qu’elle alimente elle-même avec des photos d’elle en short et minibrassi­ère, côtes saillantes et ventre creux. « Est- ce que quelqu’un peut donner à manger à Marion Bartoli ? » raillent les internaute­s. Les sites people compilent les photos de l’avant et de l’après. C’est d’une cruauté absolue. Mais elle fait face : « Je ne suis pas anorexique. J’ai juste arrêté le sucre et le gluten. Je ne me suis jamais sentie aussi bien. Je pète le feu. Je veux être mère. » Entre- temps, le brun ténébreux a pris la poudre d’escampette. Walter, en revanche, est toujours là. Et il ne peut s’empêcher de confier son inquiétude à la presse. En quelques mois, sa fille a perdu près de 30 kg. Dans les aéroports, au passage des frontières, les douaniers ne la reconnaiss­ent plus sur ses papiers d’identité. « J’ai retrouvé la silhouette de mes 15 ans », se réjouit- elle. Comme si elle pouvait tout effacer, les stigmates de deux décennies d’entraîneme­nt, les souffrance­s qu’elle s’est infligées, les expériment­ations du docteur Bartoli. Mais son corps, encore, lui échappe. Ce n’est pas un corps d’adolescent­e, comme elle veut le croire, c’est un squelette. Maintenant, même les joueuses qui la haïssaient, même les entraîneur­s qu’elle agaçait ont envie d’aider, de l’arracher à sa spirale mortifère, de la sauver. Arrête Marion, on t’aime. Tandis que ses amis de la mode ou du tennis la supplient de manger, le All England Club, auquel elle est si fière d’appartenir, finit, le 6 juillet 2016, par lui interdire, « pour des raisons médicales », de jouer dans les matchs d’exhibition seniors de Wimbledon.

N’importe qui aurait déposé les armes après cet humiliant rappel à la réalité. Pas Marion Bartoli. Avec l’énergie du désespoir, elle forge un incroyable storytelli­ng autour de son entrée en clinique : « Oui, je suis malade. Mais c’est un virus ! Mon corps le combat. C’est la raison pour laquelle il ne me laisse rien manger. Il réduit de plus en plus la liste d’aliments qu’il ar- rive à accepter. Il accepte les concombres, mais sans la peau. Il refuse même le contact du tissu ou des appareils électrique­s. » Ce corps- tyran l’oblige à porter des gants pour téléphoner, à se doucher à l’eau minérale. Au moindre écart, il la punit en faisant battre son coeur à tout rompre. « J’ai peur de mourir », lance- telle sur les télés et les radios, avant de partir mi-juillet pour le Palace Merano, en Italie (un centre de bien- être couru par les stars et spécialisé, c’est un comble, dans

Elle peut exister ailleurs que sur un court. Elle sera CRÉATRICE DE MODE.

 ??  ?? 4 2 BELLE DE MATCH (1) Marion Bartoli interviewe Serena Williams à RolandGarr­os le 2 juin 2016. (2) Lors des NRJ Music Awards le 7 novembre 2015, à Cannes. (3) Au bras de Giorgio Armani lors d’une remise de prix au Palais de Tokyo le 2 octobre 2013....
4 2 BELLE DE MATCH (1) Marion Bartoli interviewe Serena Williams à RolandGarr­os le 2 juin 2016. (2) Lors des NRJ Music Awards le 7 novembre 2015, à Cannes. (3) Au bras de Giorgio Armani lors d’une remise de prix au Palais de Tokyo le 2 octobre 2013....
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 ??  ?? JAMAIS SANS MON PÈRE (1) Walter Bartoli et sa fille lors des qualificat­ions de l’Open d'Australie en janvier 2013. (2) La petite Marion sur un court en 1992. (3) L’un des dispositif­s étranges imaginés par le docteur Bartoli pour entraîner sa fille...
JAMAIS SANS MON PÈRE (1) Walter Bartoli et sa fille lors des qualificat­ions de l’Open d'Australie en janvier 2013. (2) La petite Marion sur un court en 1992. (3) L’un des dispositif­s étranges imaginés par le docteur Bartoli pour entraîner sa fille...
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Marion Bartoli lors de sa victoire à Wimbledon contre Sabine Lisicki, le 6 juillet 2013. Page de gauche, la championne poste sur Instagram une photo d’elle dans sa chambre d’hôpital, le 16 juillet 2016. LE CONTRECOUP
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