HOMME RICHE,
Les Bermudes accueillent ce mois-ci la 35e édition de la Coupe de l’America. Terrain de jeu préféré des puissants de ce monde, cette course nautique de légende, créée en 1851, drague aujourd’hui un public élargi. PIERRE GROPPO a rencontré marins et aficio
Apanage de milliardaires anglo- saxons pendant plus d’un siècle, la est Coupe de l’America le plus prestigieux trophée nautique au monde. À l’occasion de sa 35e édition, cap sur les Bermudes où s’affrontent six géants d’aujourd’hui. Voyage stylé entre super-technologie et goût de la nostalgie.
On a trouvé l’homme idéal et il ressemble à Louis Sinclair. À l’image de ce « grinder » (littéralement, le moulineur ; rien à voir avec l’application de rencontres) de l’équipe américaine titulaire de la Coupe de l’America, il a entre 26 et 28 ans, pèse entre 83 et 89 kg et mesure environ 1 mètre 85. Son corps ressemble à celui de Hugh Jackman dans Wolverine, avec un taux de masse graisseuse compris entre 8 et 10 %, ce qui est peu mais normal, puisque c’est un sportif de haut niveau. Bienvenue aux Bermudes, archipel atlantique situé à 1 000 kilomètres des côtes de la Virginie et placé sous la souveraineté de la couronne britannique, avec églises anglicanes et pelouses manucurées sur fond de palmiers. C’est au Bermuda Underwater Exploration Institute, centre de recherche sur la vie sous marine et lieu pédagogique, que l’on a croisé Sinclair, reproduit à taille réelle dans la petite exposition consacrée à l’événement phare de la saison : la finale de la Coupe de l’America, qui, pour sa trente- cinquième édition, a mis le cap sur l’archipel. C’est ici, fin mai, que les Américains auront affronté leurs concurrents anglais, français, japonais, néo-zélandais et suédois, dans un combat de titans qui, depuis 1851, obsède non seulement les meilleurs skippers du monde, mais surtout les milliardaires fous de nautisme.
À l’aéroport de Hamilton, capitale des Bermudes, un portrait d’Élisabeth II en majesté accueille les visiteurs. Juste derrière la reine, un écran affiche le décompte des jours avant l’affrontement final. La Coupe de l’America est omniprésente sur ce territoire de 70 000 habitants. À la « une » du quotidien local Royal Gazette, placardée sur les murs des immeubles proprets accueillant les innombrables sociétés qui font tourner à plein l’économie de la réassurance (qui n’a pas pour but de rassurer les gens mais d’assurer les assureurs, fer de lance de l’économie locale). L’obsession va jusqu’à la bimbeloterie nautique en or dix-huit carats, vue dans les vitrines du Hamilton Princess, l’hôtel chic du coin. Les restaurateurs se frottent les mains : fin mars, il était déjà impossible de réserver une table pour le mois de juin chez Blu, le bar- grill couru pour son coucher de soleil spectaculaire sur la Grande Baie. « Tout est cher, ici. Et pas seulement parce que tout est importé », fait mine de s’amuser Lawrence en montrant du doigt une maison de comptables du New Jersey. À 70 ans passés, ce chauffeur de taxi d’origine jamaïcaine arrivé en 1969 observe les prix enfler au fil des mois. « Moi, je m’en fiche un peu, à part pour l’essence et le logement. Je ne mange que du local – du poisson, du chou, du riz. Alors l’argent, je l’envoie à mon père, qui est resté en Jamaïque. Il a 100 ans, il vit chez lui. Sans cannes ni lunettes, le vieil homme ! »
Mais aujourd’hui, c’est la vieille chope – The Auld Mug, surnom donné au trophée par les initiés – qui compte. C’est elle qui suscite les convoitises et attire les six équipes, les caméras de télé et un public privilégié qui devrait faire tourner le compteur du van Suzuki de Lawrence. Cet aimant magique ne voyage qu’en première classe sous la protection de deux gardes du corps, abrité dans une malle réalisée sur mesure dans les ateliers Louis Vuitton. La maison française accompagne les épreuves éliminatoires depuis 1983 ; cette année, la voilà partenaire de l’ensemble de l’événement, finale comprise. Son PDG Michael Burke s’en félicite : « Les instances dirigeantes de l’America’s Cup nous ont confié depuis trente- cinq ans l’accompagnement de la coupe, qui est probablement en la matière le trophée le plus précieux et désiré au monde. L’America’s Cup n’appartient à personne. Il n’existe pas une fédération unique qui la contrôle et la Coupe constitue donc le trophée itinérant suprême. »
Course d’élite
Flashback. Trônant sur les hauteurs de l’île de Wight à l’été 1851, la reine Victoria observe la première goélette franchir la ligne d’arrivée de la Coupe de Cent Guinées. « Qui est premier ? » demande la souveraine, alors âgée de 32 ans. « America », lui répond- on. « Qui est second ? » poursuit- elle. Silence qu’on imagine embarrassé. Puis : « Il n’y a pas de second, majesté. » Ce 22 août 1851, il faudra de longues minutes avant que l’un des vaisseaux anglais du Royal Yacht Squadron pointe à son tour le bout de son nez. Une éternité. Le Royaume-Uni voit le trophée, une aiguière en argent forgée par le joaillier londonien Robert Garrard en 1848, partir aux États-Unis, son ancienne colonie. Il y restera cent trente- deux ans et n’a toujours pas remis les pieds sur les terres d’Albion. Quant à la compétition, elle change de nom en 1857 et devient « la Coupe de l’America ».
« La Coupe de l’America, c’est... la Coupe de l’America », sourit Frank Cammas. À 44 ans, le skipper français a connu l’époque d’avant les grinder et les traversées transocéaniques en solo. Il a tout remporté, dont la harassante Volvo Ocean Race, un tour du monde à la voile qui double le cap Horn et celui de Bonne-Espérance. À l’automne 2015, il a failli perdre un pied à l’entraînement, mais c’est en Levi’s, polo et baskets qu’il reçoit en ce début d’avril pour un déjeuner rapide dans le QG de
« Une fois que vous commencez, vous êtes happé. La Coupe, c’est une addiction. » Jack Griffin consultant
l’équipe française tout juste inauguré. Demander à Cammas ce que représente ce défi le fait sourire. C’est lui, en compagnie des navigateurs Michel Desjoyeaux et Olivier de Kersauson, qui a monté l’équipe, trouvé les sponsors, autant dire passé des années à permettre à la France de concourir. Le tout sans fonds propres. Il est loin le temps du baron Bich, le roi du stylo jetable, qui décide en 1967 de lancer l’Hexagone dans cette compétition ingagnable et casse sa tirelire pour construire France, un voilier de 19 mètres dont madame est la marraine officielle. En 1970, ce sera le premier bateau non-anglophone à participer à la Coupe, avec de piètres résultats. Ce qui ne l’empêche pas de rempiler, en 1974 et 1977, avant d’être remplacé par France III en 1980.
Jack Griffin, ancien collaborateur de Steve Jobs, a tout quitté pour se consacrer à sa passion. Aujourd’hui consultant et rédacteur en chef du site web cupexperience.com, il n’a pas son pareil pour raconter les coulisses d’un événement qu’il suit depuis cinquante ans. « Les quatre tentatives du baron n’ont rien d’exceptionnel. C’est aussi ce à quoi s’est livré Patrizio Bertelli, le propriétaire italien du groupe Prada, en 2000, 2003, 2007 et 2013, et qui aurait probablement participé cette année si la taille des bateaux n’avait pas été revue à la baisse. Une fois que vous commencez, vous êtes happé. La Coupe, c’est une addiction. Voyez Thomas Lipton, le négociant en thé : il s’est lancé à cinq reprises dans la compétition, jusqu’à l’année précédant sa mort, en 1931. Aucun événement au monde n’a réuni autant de fortunes que celui- ci – les Vanderbildt ont financé trois équipes américaines, le banquier John Pierpont Morgan est derrière deux victoires, Ted Turner, le fondateur de CNN, et bien sûr, ceux d’aujourd’hui. »
Homme riche, toujours tu chériras la mer
Cette 35e édition a des allures de Davos nautique. Les noms donnent le tournis : un vrai bottin mondain, en édition de luxe dorée sur tranche. Larry Ellison, fondateur de la société Oracle et septième fortune mondiale, est derrière l’équipe américaine. La Softbank Team japonaise est soutenue par Masayoshi Son, propriétaire de l’entreprise du même nom et seconde fortune de l’archipel nippon. Le discret milliardaire suédois Torbjörn Törnqvist a baptisé son équipe Artémis, du nom de la déesse grecque de la chasse. Et si le magnat du vin australien Bob Oatley a jeté l’éponge en affirmant en 2014 que ce n’était « financièrement pas viable », la firme Windsor a déjà envoyé ses émissaires Kate et William soutenir le moral des troupes britanniques, sponsorisées par Land Rover. Il se pourrait même que le duc et la duchesse de Cambridge reviennent ces jours- ci...
Beaucoup d’argent et une goutte de sang bleu, recette du succès ? Il faut aussi du décorum et des personnages hauts en couleur pour forger la légende, à l’image de Mme Henn, épouse d’un lieutenant retraité de l’armée qui fit aménager en 1886 le challenger britannique Galatea. Tapis exotiques, boiseries, peaux de panthères, tentures murales et plantes en pot : la dame avait soigné la déco, où elle évoluait en compagnie de ses chiens et d’un petit singe nommé Peggy. Emil « Bus » Mosbacher, skipper décrit par le magazine Sports Illustrated comme « le plus beau timonier » des années 1960, gagnera à deux reprises l’Auld Mug avant de se reconvertir... en chef du protocole du président Nixon. Ne manque plus que Nadine de Rothschild pour consacrer un manuel de savoir-vivre à cette faune aussi à l’aise sur un pont en teck que dans une soirée à la Maison Blanche.
Hélas, soupirent certains, les temps ont changé. Comme les bolides high- tech de Formule 1 ont supplanté les lignes élégantes des anciennes Alfa Romeo, les voiliers d’hier ont fait place à des catamarans libellules volant sur l’eau avec une grâce inouïe. Dans les quartiers généraux des Américains et des Français, on parle beaucoup des règles à la complexité talmudique. On parle encore plus des foils, ces quilles profilées comme des lames de rasoir géantes pour soulever des catamarans poids plume d’à peine trois tonnes sur la balance. Il en faut deux, et
Adulés par un îlot de résistance, les yachts J-Class sont aux bateaux d’aujourd’hui ce que Fitzgerald est à la littérature.
six au moins en stock. Prix unitaire ? 200 000 euros à la louche. Quant aux voiles, elles sont devenues une seule « aile » en carbone et pellicule synthétique, à un tarif superlatif dépassant le million d’euros pièce. Véritable laboratoire de l’industrie aéronautique et plus (Dassault est par exemple partenaire d’Oracle), la Coupe de l’America a aussi des allures d’opération d’espionnage géante. S’il est théoriquement interdit de photographier les bateaux à moins de 150 m de distance, chaque entraînement attire un essaim de faux touristes et de concurrents planqués sur des zodiacs anonymes, téléobjectif en bandoulière.
Ici, le dépassement technique va de pair avec les limites de la résistance humaine. Suivis par des entraîneurs, les membres d’équipage – les grinder du Bermuda Underwater Exploration Institute – atteignent lors des régates 90 % de leur capacité cardiaque, soit 160, voire 180 battements par minute. Dans leur habitacle en carbone farci de fibres électronique et d’accumulateurs hydrauliques, ces dieux du stade nautiques moulinent pour créer, sur le modèle d’une dynamo, l’énergie nécessaire à faire bouger les foils sur une eau qui, parcourue à une vitesse frôlant les 100 km/h, est aussi dure que... du béton. Casqués, protégés par un gilet de sauvetage dans lequel sont insérés un couteau et une réserve d’oxygène, régulièrement nourris de cocktails de protéines en poudre sur mesure, les surhommes de la Coupe rassurent cette année leurs nutritionnistes sourcilleux : à l’exception d’un seul Kentucky Fried Chicken, aucune franchise de fast-food n’est présente aux Bermudes. L’unique McDonald’s a fermé en 1995. Du coup, impossible d’échapper au menu imposé – chez les Américains, chou kale, pois chiches, pommes de terre rôties et un peu de viande rouge. À la limite du bar à graines. En un mot : healthy.
Éléphants devenus libellules
Bruno Dubois est manager de l’équipe française. Ce vieux loup de mer des compétitions nautiques, qui affiche encore les cicatrices d’une chute qui lui a ouvert le crâne il y a trente ans, se réjouit des changements en cours. « On amène aujourd’hui autre chose. Le choix de bateaux plus petits, donc moins chers, montre que les happy few ne voulaient plus être qu’entre eux. Ils se rendent compte que le monde change : lors de la dernière édition, il n’y avait que trois concurrents face au defender américain. Cette fois- ci, nous sommes cinq. » Une vision partagée par Michael Burke : « En tant que title-partner, nous essayons d’apporter une continuité vis-à-vis du grand public. La Coupe n’est plus seulement un sport pour initiés ou milliardaires : elle est devenue un événement mondial et populaire. » Mais Jack Griffin tient à apporter une nuance : « Énormément d’argent a été investi dans les droits télévisés. Il existe un marché important de fans de sport à qui cela est destiné et qui ne demande qu’à être développé. C’est bien d’un côté, mais un public attaché à un certain esprit s’interroge et ne comprend pas forcément. »
Voilà donc l’îlot de résistance – où l’on préfère la cristallerie de Mme Henn aux verres Duralex de l’équipe de France, et les voiles en tissu aux derniers polymères en date. Que les partisans de la tradition se rassurent : les yachts J-Class font route vers les Bermudes. Dix de ces voiliers exceptionnels furent construits entre 1930 et 1937 pour la Coupe de l’America. Trois ont survécu. Incarnation au plus- que-parfait de l’esprit élitiste et anglo- saxon de l’événement, ces monocoques avec tout ce qu’il faut de bois, de cuivres et de cordages sont vénérés par un club d’aficionados qui n’hésitent pas à financer des répliques de ces légendes de la mer. Huit d’entre eux s’affronteront dans une régate amicale organisée dans le cadre de la Coupe : un événement dans l’événement. « C’est une expérience unique, confie un connaisseur, parce que vous embrassez vraiment la légende de l’America’s Cup. Les J-Class sont évidemment plus lourds et moins rapides que les bateaux d’aujourd’hui : comparez-les à des éléphants au milieu d’une course d’équitation. Mais le sentiment de puissance et de majesté... c’est un truc à vivre. C’est impossible à expliquer. »
Leur silhouette effilée n’a d’égal que le raffinement parfait de leur intérieur, sur lequel interviennent une poignée de décorateurs, dont John Munford. Ce Karl Lagerfeld de la chose marine a récemment travaillé sur Velsheda, construit en 1933 pour le propriétaire des magasins Woolworth, et Endeavour, livré en 1934 à sir T. O. M. Sopwith, un aviateur anglais bien décidé à rapporter la Coupe au bercail – ce qui n’arriva pas. Sauvé de la ruine par Elizabeth Meyer, héritière des jeans Levi’s, au milieu des années 1980, Endeavour, remis à flot et rhabillé par Munford de boiseries couleur miel, est à vendre pour un peu moins de 20 millions d’euros. La légende est à ce prix. Rien qui émeuve Lawrence, notre chauffeur de taxi : « Après tout ça, moi je file en Jamaïque. Ma fille et mon fils seront du voyage. Je vais retrouver the old man et mes enfants. On boira du rhum noir et on chantera en mangeant du cochon grillé. » �