La revanche d’une reine
Il y a vingt ans, Élisabeth II passait pour une femme méchante, insensible à la mort de lady Di. Aujourd’hui, Netflix en a fait l’héroïne de The Crown, la série culte de l’année, et même Rihanna la trouve « grave cool ». MARION VAN RENTERGHEM s’est penchée sur ce royal retour de flamme.
« Les politiques sont discrédités, les médias et l’Église aussi. ÉLISABETH, NON. »
Ce jour-là, la source portait un costume noir et une cravate rouge sans éclat. Elle avait bien spécifié, selon l’habitude des employés du palais de Buckingham, en service ou retirés des affaires royales, que l’interview devrait rester strictement anonyme. « Nous ne nous sommes pas parlé ; ce rendez-vous n’a pas eu lieu », m’a-t- elle répété une fois encore, au moment de nous séparer.
La reine Élisabeth II n’apprécie pas la compagnie des femmes. Les hommes amenés à faire partie de son premier cercle sont choisis pour leur absolue discrétion, généralement passés par l’armée ou la diplomatie, vraisemblablement aussi par les services secrets. Elle les aime grands et beaux, mais on ne peut pas tout avoir et elle s’y est résignée. La source, conforme à l’essentiel de ces critères, est donc un homme doté d’un visage passe-murailles. Une personne sans âge, sans signe particulier et de taille moyenne, les cheveux gris, le regard sans couleur, le teint pâle légèrement rosé tel qu’un usage très maîtrisé du gin tonic peut servir à le picoter. Sa courtoisie parfaite et sans chichis ne cherche pas à vous mettre mal à l’aise. Le plus fascinant est cet art de tenir une longue conversation sans jamais livrer aucun contenu – ce dont on ne se rend compte qu’après coup, en relisant ses notes dépourvues de toute information. Pour souligner un trait d’humour, il se contente de plisser les yeux quelques demi-secondes. Même en off et en dehors du palais, un rire franc et hors contrôle serait inapproprié.
La reine n’est que secret, mystère, bruit étouffé, fadeur affichée et codes bien rodés. Les invités du palais de Buckingham doivent connaître la règle d’or : on ne discute pas de politique, ni de religion ni de sexe. « Ça limite les conversations », note le journaliste Marc Roche, essayiste et biographe d’Élisabeth II, qui a le privilège jalousé d’être quasiment le seul reporter de la planète à avoir accès aux Windsor, lesquels n’aiment guère la presse. Longtemps correspondant du Monde à Londres, il a rencontré six fois Your Majesty The Queen. « Les six fois, elle m’a posé les trois mêmes questions », raconte- t-il. 1. « How long have you been in the UK ? » ; 2. « Do you like it ? » ; 3. « Isn’t that a marvelous environment ? » Une fois, elle en a ajouté une quatrième : « Do you like my paintings ? » Un Rembrandt et un Rubens se trouvaient accrochés à portée de main. « They are marvelous, Ma’am », a admis l’invité. « N’est- ce pas ? C’est mon arrière-arrière-grandmère, la reine Victoria, qui les a achetés », a-t- elle répondu avant de s’éclipser à petits pas vers un autre convive.
Ce 12 mai 2017, donc, le premier ministre Anthony Eden est assis à son bureau du 10 Downing Street. La fumée de sa cigarette posée sur le cendrier diffuse un brouillard dans la pièce. Plusieurs prises de suite, Eden décroche le téléphone noir en Bakélite et marque une inquiétude à l’annonce qui lui est faite à l’autre bout du fil. « The Russians ? » s’exclame- t-il en tirant sur sa cigarette, soucieux. Clap. On n’en saura pas plus. Direction le palais de Buckingham, quelques mètres plus loin, dans une autre partie du studio d’Elstree. Un déjeuner familial d’importance a lieu dans une salle à manger sur jardin. Il y a là Élisabeth, sa soeur Margaret et Peter Townsend, l’ancien écuyer de leur père George VI qui vit une histoire d’amour controversée avec la princesse Margaret. À table, les amants formulent une demande à la reine : ils souhaitent annoncer leur mariage. Élisabeth prend une cuillerée de soupe pour cacher son embarras. Elle-même doit faire une confession : elle est enceinte et demande à sa soeur, préséance oblige, de retarder cette annonce. Margaret est éminemment contrariée. Clap.
Les prises se succèdent, les cuillérées de soupe aussi. Claire Foy/Élisabeth II n’en peut plus de cette soupe. À la cinquième prise, elle affiche une mine nauséeuse. Le fou rire gagne la troupe : le caméraman, le preneur de son, le technicien de la régie ont du mal à se concentrer. Il est 18 heures passées, ce dernier jour très spécial ; l’équipe est au complet en attendant la fête de fin de tournage ; il y a bien une centaine de personnes entassées devant la petite salle à manger de Buckingham Palace. Tout le monde est fatigué et pris de rires nerveux. Il faut recommencer encore une fois. Encore une cuillerée de soupe. Élisabeth l’avale et regarde sa soeur. « Je suis désolée, Margaret. » Clap. Fini. Cris de joie. Embrassades. Champagne. Les acteurs sortent de la salle, la vraie fausse Élisabeth est acclamée, embrassée, couverte d’un énorme bouquet de fleurs. Le tournage de la deuxième saison est terminé. Claire Foy passera la couronne à une autre actrice pour la troisième, qui devrait couvrir les années 1970.
Quel est donc ce sentiment bizarre qui unit indissolublement les Britanniques à leur reine ? Qu’est- ce qui a poussé le scénariste surdoué Peter Morgan à la transformer en héroïne de série télévisée, après lui avoir déjà consacré une pièce de théâtre et écrit le
scénario du film de Stephen Frears, The Queen ? Au bout des dix épisodes de la première saison, on sait toujours peu de choses sur la personnalité d’Élisabeth d’Angleterre (sinon qu’elle aime la bagatelle et se désole de n’avoir pas fait d’études). Ses 91 ans, dont soixante- cinq de règne, ne nous ont pas renseignés non plus. Elle ne vote pas, ne donne jamais une interview, n’exprime aucune pensée, n’intervient jamais dans la vie politique. Dans The Crown, l’histoire tient aux personnages secondaires – Winston Churchill en leader épuisant et épuisé, la princesse Margaret amoureuse, Philip Mountbatten obligé de quitter la Navy, frustré, pour remplir son rôle de prince consort. Mais Élisabeth II n’a rien de romanesque. Elle est centrale et lisse. Qu’en dire, en dehors de sa calme et obstinée assiduité à la tâche ? Est- elle une personne ou seulement une fonction ? Ce mystère fascine Peter Morgan et les deux producteurs exécutifs de The Crown, Suzanne Mackie et Andy Harries. « On ne sait pas qui est la reine et pourtant, elle est la personne la plus connue de la planète. C’est une marque immense qui fascine le monde entier. Je ne vois aucun équivalent », dit Andy, qui a aussi produit The Queen. « La longueur de son règne raconte une histoire du monde, ajoute Suzanne. De Winston Churchill à Theresa May, elle a connu treize premiers ministres, résisté aux évolutions, aux critiques, aux drames familiaux. Les politiques sont discrédités, les médias et l’Église aussi, elle non. Elle est la seule constante depuis plus de six décennies. Cela constitue une structure incroyable pour une série. À travers ce prisme, on a voulu donner un sens à l’histoire britannique d’après- guerre. »
Demandez à des Britanniques s’ils aiment leur reine. Les plus traditionnels répondront oui. Les plus urbains ne savent souvent pas quoi répondre. Aimer n’est pas le mot. Détester n’est pas non plus du registre des plus critiques, exaspérés par l’invraisemblable richesse des Windsor, l’une des plus grandes fortunes du monde, par le poids de leurs dépenses sur le contribuable et par le fait qu’ils incarnent jusqu’à la caricature une société de classes. Mais ses sujets la respectent et en ont besoin. Se passer de monarchie n’est pas imaginable. La reine est leur permanence dans ce monde troublé, une présence rassurante. Elle donne l’impression que son aura morale suffira à contrôler les excès d’un premier ministre sur lequel elle n’a pourtant aucun pouvoir. Qu’elle est non seulement la garante de l’unité du pays, en pleine zone de turbulences en ces temps de Brexit, mais aussi la protectrice de leur démocratie.
Alastair Campbell l’a observée côté gouvernement, au 10 Downing Street où il façonnait la stratégie de Tony Blair. Républicain obstiné et par nature agacé par une famille royale qui institutionnalise les inégalités, il a développé une admiration pour « le talent de leader » d’Élisabeth II au point de faire d’elle un de ses modèles en stratégie gagnante, dans son best- seller Winners: And How They Succeed (Arrow Books, 2015). La reine y a droit à son chapitre aux côtés de champions sportifs, de dirigeants politiques et d’hommes d’affaires, pour l’exploit d’avoir su maintenir la continuité de la monarchie et assurer sa survie pour au moins une génération.
Elle a pourtant connu son « annus horribilis » en 1992. La dégringolade du couple princier Charles et Diana, les amours interdites de Charles et Camilla, le divorce de la princesse Anne, le prince Andrew qui s’y met aussi, l’incendie du château des Windsor... Mais le pire allait venir cinq ans plus tard : la semaine de cafouillage royal suivant la mort accidentelle de Diana, en août 1997. L’émotion face à la perte de la « princesse du peuple » est incommensurable. De Downing Street au palais de Buckingham, la circulation est bloquée par des montagnes de fleurs et une foule de piétons en larmes. La reine n’y comprend rien. Tout ça pour une pseudo-princesse qui s’affiche avec un amant sur un yacht luxueux, se répand en médisances dans la presse et désacralise la monarchie ? La souveraine reste barricadée avec ses petits-fils dans leur château écossais de Balmoral et tarde à faire baisser à mi-mât
« LA REINE NE CHANGE PAS ; elle laisse le monde changer autour d’elle. » ALASTAIR CAMPBELL (ex- stratège de Tony Blair)
le drapeau royal de Buckingham Palace en signe de deuil. Rentrer à Londres ? Elle n’en voit pas la nécessité. Le prince Charles et Tony Blair, inquiets de la montée d’une hostilité populaire à son encontre, la convainquent de revenir. « Là, l’institution a eu vraiment peur et il y avait de quoi, ça pouvait mal tourner », se souvient Alastair Campbell. Vingt ans plus tard, un mois avant la commémoration de la mort de Diana, en août 2017, alors que les médias du monde entier préparent des hommages en cascade, Élisabeth est au sommet de sa gloire ; la star de The Crown est une icône pop. Le 21 avril, jour des 91 ans de la souveraine, Rihanna poste sur Instagram un selfie, habillée en reine d’Angleterre, seins nus sous son tailleur entrouvert, avec des cheveux roses et une bouteille de cidre à la main. Élisabeth II n’en demandait pas tant.
Nom de code : « London Bridge is down »
C omment Élisabeth II, après une décennie 1990 marquée par les maladresses et les scandales, a- t- elle reconquis l’affection des Britanniques ? Le mariage de William et Kate en 2011 a suscité une ferveur nationale. Leur petite Charlotte, sosie supposé de son arrière- grand- mère, est exposée dans les magazines comme une transmission garantie pour l’avenir. Le couple Charles- Camilla a fini par se faire apprécier. « La reine a compris que pour assurer la continuité de la monarchie, ce qui est son rôle, i l fallait changer le moins possible, analyse Alastair Campbell. Il y a toujours eu une bataille entre les modernistes et les traditionalistes. Entre les deux, la reine est une pragmatique : ellemême ne change presque pas ; elle laisse le monde changer autour d’elle. »
La source à la cravate rouge envisage les choses à l’envers, en reprenant en substance une phrase du Guépard de Lampedusa : « Tout doit changer pour que rien ne change. » Plus le monde évolue, plus la reine s’impose comme un pôle de stabilité. « Nous étions attentifs aux sondages de popularité, dit l’homme. Pas par goût, mais parce que sans la sympathie du peuple pour la monarchie, il n’y a plus de monarchie. » Les mots « image », « stratégie », « popularité » ne sont pas des notions windsoriennes. « Pour la reine, dit-il, la question n’est pas de savoir comment plaire aux gens, mais comment faire en sorte que l’institution monarchique garde un rôle pertinent et durable. » C’est oublier un peu vite le sens inné de la communication d’Élisabeth II : du discours télévisé qu’elle prononce avec maîtrise dès l’âge de 21 ans à son couronnement en 1953 dont elle accepte, contre l’avis de Churchill, qu’il soit filmé et retransmis en direct à la télévision, elle est une experte de l’image. Et elle sait ce qu’elle veut montrer. Unité, stabilité, continuité, toujours.
La voilà donc, assidûment la même, à la chasse avec ses corgis, bottes aux pieds et fichu sur la tête, en ville avec ses éternels tailleurs, déclinés dans des couleurs criardes pour se distinguer du vulgum pecus. Grâce à Netflix, elle intéresse un public qui ne l’aimait pas. « Sa popularité, explique Marc Roche, a toujours été plus forte dans les petites villes de province, industrielles, plus pauvres », chez ces gens enracinés dans un terroir que l’essayiste David Goodhart appelle « les Somewhere » (« les Quelquepart »). Elle suscite plus d’indifférence chez « les Anywhere » (« les N’importe- où »), urbanisés, cosmopolites, ouverts sur l’étranger, libre- échangistes, habitants de Londres ou des villes universitaires – ceux qui ont voté contre le Brexit. « La révolution de The Crown est d’avoir fait aimer la reine par les Anywhere. La monarchie est en train de conquérir à la fois les Quelque-part et les N’importe- où. »
Ce n’est pas rien, au moment où ce même Brexit suscite des velléités de sécession de la part de l’Écosse et de l’Irlande du Nord, désireuses de rester dans l’Union européenne. Le moindre signe de la reine est scruté comme un oracle. Le tabloïd The Sun a décidé de comprendre à trois murmures qu’elle était favorable au Brexit ; d’autres avaient interprété une phrase équivoque comme un appel à ne pas voter « oui » au référendum sur l’indépendance de l’Écosse.
Mais la vraie peur, chacun y pense et personne n’ose l’évoquer. « Ce sera énorme, terrible, l’un des événements les plus marquants de notre vie à tous », assure même un républicain comme Alastair Campbell. La mort d’Élisabeth II. À 91 ans, elle est une référence connue de milliards d’individus dans le monde. Des générations d’enfants de Grande-Bretagne et du Commonwealth ont grandi dans la familiarité de son visage. Trois de ses quatre derniers premiers ministres sont nés après son couronnement. Que se passera- t-il après elle ? Et le jour même ? Plus tabou que l’événement, ce futur et inévitable bouleversement de la vie nationale est déjà entièrement planifié au millimètre près. Le journaliste Sam Knight l’a détaillé dans The Guardian. « Ses yeux seront fermés et Charles sera roi. Ses frères et soeurs baiseront ses mains... » La dernière fois qu’un souverain d’Angleterre est mort, il y a soixantecinq ans, la nouvelle de la disparition de George VI était transmise à Buckingham sous le nom de code « Hyde Park Corner », pour éviter que les standardistes ne l’apprennent prématurément. « London Bridge is down » est celui choisi pour Élisabeth II. Des fonctionnaires prononceront ces mots sur des lignes sécurisées. La première ministre sera réveillée. La nouvelle sera annoncée aux chefs de gouvernement du Commonwealth. Le programme qui s’ensuit, geste après geste, minute après minute, est conçu et peaufiné depuis les années 1960. Seule inconnue : dans les heures qui suivront s’imposeront des décisions que seul Charles sera à même de prendre. Cela fera en tout cas de quoi alimenter une énième saison de The Crown. Disparue à l’âge de 101 ans, la mère d’Élisabeth II en avait peut- être le pressentiment, elle qui avait souvent cette parole sage : « Qu’est- ce que nous pouvons passer comme temps dans la vie à jouer la comédie ! » �