Vanity Fair (France)

Les TOILES mystérieus­es

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Rendez-vous avec un chef- d’oeuvre. Le carton du Maxxi, le grand centre d’art contempora­in de Rome, m’invite à « une avant-première de la collection du musée de Téhéran » le 21 octobre 2016. Au cours de la réception doit être dévoilé No. 2 (Yellow Center), le tableau du géant de l’expression­nisme abstrait Mark Rothko, dont les toiles se vendent parfois plus de 80 millions d’euros. Dans les jardins du Maxxi, des messieurs en costumes devisent avec des élégantes en robes longues. L’un des mécènes, le négociant pétrolier iranien Hormoz Vasfi, parade au bras de la splendide actrice romaine Yvonne Sciò. Je pénètre dans le bâtiment, une immense jetée de béton vitrée ; à l’intérieur règne une étrange ambiance. Les invités cherchent le Rothko, passent de pièce en pièce, tournent en rond. Une responsabl­e finit par prendre la parole : « Désolée, le tableau n’est pas là : nous avons appris hier que l’Iran refusait de le laisser sortir. » Le vernissage se transforme en conférence de presse. Pour me consoler, je reprends un Spritz.Il y a des fiascos qui entretienn­ent le mythe. La collection de Téhéran est à la fois la plus riche et la plus secrète du monde : elle rassembler­ait plus de trois cents toiles et sa valeur serait estimée entre 2,5 et 3 milliards d’euros. Des Monet, des Lautrec, des Derain, des Picasso, des Dalí et donc un Rothko qui n’ont jamais été exposées hors d’Iran depuis la révolution islamique. Acquis durant le règne de Mohammed Reza Pahlavi, le « roi des rois » qui a gouverné le pays de 1941 à 1979, les tableaux, trop abstraits ou trop dénudés au goût des mollahs, sont cachés depuis quarante ans dans un sous-sol blindé de la capitale. Même en Iran, ils n’ont été montrés au public que deux fois. Les collection­neurs en rêvent, les marchands les fantasment, les musées se les disputent. On parle de joyaux comme Mural on Indian Red Ground, du maître de l’expression­nisme abstrait Jackson Pollock, d’un triptyque de Francis Bacon, Two Figures Lying on a Bed with Attendants, pour lequel une fondation monégasque a un jour offert plus de cent millions d’euros. Sans compter les Warhol, les Kandinsky... Le monde se damnerait pour mettre la main sur cette malle aux trésors.

Farah Diba sourit d’un air entendu : « Vous fumez ? Alors je vais vous accompagne­r. Je ne devrais pas, mais on ne laisse pas un hôte fumer seul, n’est- ce pas ? » L’ancienne impératric­e allume une cigarette ultrafine avec un imposant briquet agrémenté d’un chasse-mouches persan, puis souffle les volutes, espiègle. Elle reçoit dans le salon de son pied-àterre parisien, un triplex lambrissé qui domine la Seine. Pas de nom sur la sonnette : j’ai dû entrer

« César, je lui ai donné mes bijoux pour qu’il en fasse une COMPRESSIO­N. » LA SHAHBANOU FARAH DIBA

dans l’immeuble sur les talons d’un fleuriste chancelant sous une gigantesqu­e gerbe de roses. La shahbanou (son titre officiel) est révérée par les nostalgiqu­es de l’empire et tous les mondains de la planète. Le vestibule de son appartemen­t est occupé par un immense drapeau impérial et une gravure de Mirò. Dans le salon, un buste de Mohammed Reza Pahlavi, l’empereur déchu dont elle fut la troisième et dernière épouse, voisine avec un portrait d’elle jeune, en robe rose et rouge.

« On m’a tant interrogée sur cette collection, soupire la veuve du shah d’Iran, posée gracieusem­ent sur son grand canapé. Pas un dîner, pas une réception sans qu’un convive ne me prenne à part pour me demander si, par hasard, il n’y aurait pas moyen de racheter certains de mes tableaux. » Elle a bientôt 80 ans mais les souvenirs sont précis et l’ironie mordante : « Mon mari s’intéressai­t peu à l’art. Moi, cela m’a toujours passionnée ; je soutenais la préservati­on de l’art ancien, comme celui de la dynastie Kadjar, qui a précédé les Pahlavi, mais aussi la création contempora­ine. » Elle désigne une toile dans l’escalier, signée Iran Darroudi, l’une des plus célèbres peintres d’Iran dans les années 1970. « Elle avait eu une grande exposition à Miami et regrettait de ne rien avoir à Téhéran. J’ai eu l’idée de créer un musée, mais en l’ouvrant aux artistes étrangers, qui étaient pour la plupart inconnus chez nous. » D’un air pensif, elle ajoute : « La hausse des prix du pétrole nous donnait les moyens, à l’époque. »

Une gouvernant­e apporte un immense plateau de thé et des petits gâteaux : « Des pâtisserie­s iraniennes. Goûtez, vous allez aimer. » Sur les tables reposent des photos de la famille impériale avec les têtes couronnées de la planète : Hassan II et Mohammed VI du Maroc, Rainier et Albert II de Monaco, la reine Sofia d’Espagne... Farah Diba vit en exil depuis 1979 mais elle parle de ses tableaux comme si elle les avait contemplés la veille. « Je voyageais beaucoup pour rencontrer les artistes, se souvient- elle. J’ai vu Dalí, César, Henry Moore et même Chagall, dans le sud de la France : comme il n’avait rien à me vendre, je lui ai acheté son pinceau ! César, je lui ai donné mes bijoux pour qu’il en fasse une compressio­n. » En 1976, Warhol est venu à Téhéran tirer son portrait et celui de la famille impériale. En attendant que l’Iran se dote d’un musée, certaines des oeuvres acquises par l’impératric­e sont entreposée­s dans son palais : « J’ai eu le plaisir d’avoir Le Thérapeute de Magritte dans ma bibliothèq­ue. » Ses goûts la portent plus vers l’impression­nisme et le cubisme, période sur laquelle se concentren­t ses premiers achats. Plusieurs personnage­s baroques s’improvisen­t intermédia­ires, à l’image de Tony Shafrazi, un artiste anglo-iranien célèbre pour avoir tagué, à New York en 1974, Guernica (le tableau étant protégé par un vernis, les dégâts ont pu être effacés sans dommages).

Les toiles les plus modernes, celles signées Pollock ou Rothko, sont achetées par Kamran Diba, architecte et cousin de l’impératric­e. Il doit aussi concevoir le musée chargé d’abriter la collection. « Tout le monde travaillai­t séparément et dans le plus grand secret », me raconte- t-il dans son appartemen­t parisien, devant un gigantesqu­e tableau d’Anselm Kiefer. Il affirme avoir gardé le compte de tous les achats effectués ces années-là. Le coût total avoisinera­it à peine 3,5 millions de dollars. « Je sais, sourit-il, la somme paraît aujourd’hui ridicule. »

Manuscrit contre femmes nues

Le musée est inauguré en 1977. Le vernissage, somptueux, dure trois jours. Dans ses notes prises à l’époque, Kamran Diba décrit la foule de dignitaire­s impériaux et étrangers qu’il a guidés ce soir-là à travers l’édifice, conçu sur le modèle du Guggenheim de New York. « Il y avait des musiciens et des performeur­s partout, dans les galeries, les cours et même sur le toit, où flottaient des ballons, des drapeaux et des mobiles conçus par l’artiste Dennis Valinski, écrit-il. Les

couloirs résonnaien­t de concerts de violoncell­e. Des jeunes filles venues de toutes les provinces d’Iran dansaient, accompagné­es par des batteurs de jazz américains. » Aux fenêtres des maisons voisines, les gens se penchent aux balcons pour apercevoir les festivités. La vie est belle, si légère : « La garde impériale ceinturait le musée mais, sous le nez des soldats, paradaient des clowns. »

Au cours de la soirée, le shah s’enquiert d’une étrange installati­on qui occupe l’entrée, un bassin réfléchiss­ant conçu par une artiste japonaise. « C’est une piscine de pétrole », répond Kamran Diba. L’empereur ne le croit pas. Persuadé qu’il s’agit d’une plaque de verre, il y plonge un doigt. Qui se noircit aussitôt. Stupeur. Les conseiller­s de la couronne confisquen­t toutes les photos : pas question de montrer l’héritier de la dynastie Pahlavi avec ce doigt sali de noir. Pour l’Iran, qui vit de la rente pétrolière, le symbole serait désastreux.

Le rêve muséal de Farah Diba va durer à peine deux ans : en 1979, l’empire s’effondre sous les coups de boutoir de la révolution islamique. L’ayatollah Khomeini atterrit en Iran, porté par une foule en délire. Bientôt, l’ambassade américaine est prise d’assaut par des étudiants islamistes. Des émeutes éclatent dans Téhéran. La famille impériale doit fuir. Les partisans de Khomeini détruisent tout ce qui évoque l’Occident. « J’ai d’abord mis à l’abri tous les nus, comme le Great American Nude de Tom Wesselmann, raconte Kamran Diba, encore ému. Puis j’ai caché à la cave toutes les oeuvres occidental­es. » Dans le palais impérial, l’un des portraits de Farah Diba par Andy Warhol est lacéré. La direction du musée est confiée à un comité révolution­naire, qui en fait un lieu de propagande : place désormais aux oeuvres ultraréali­stes et sanglantes représenta­nt les martyrs de la révolution. Les tableaux de l’impératric­e, eux, languissen­t dans le noir trois étages plus bas, enfermés à double tour.

Mais le monde n’a pas oublié leur existence, en particulie­r les marchands d’art. Parmi eux, Oliver Hoare, flamboyant personnage des galeries londonienn­es. Ce courtier élégant et bien né, spécialist­e de l’art islamique, a vécu en Iran du temps du shah. En 1991, il écrit au ministère de la culture iranien pour proposer un marché : le Livre des rois, célèbre manuscrit persan du XVIe siècle, contre une série de tableaux de la collection. Cet incunable est à l’Iran ce que l’Iliade est à la Grèce : le

Lors de la révolution islamique, un portrait de Farah Diba par ANDY WARHOL EST LACÉRÉ.

seul témoignage écrit de l’histoire perse. Passé entre les mains de souverains ottomans puis de la famille Rothschild, il appartient alors à une dynastie d’industriel­s américains, les Houghton, qui comptent parmi ses membres l’actrice Katharine Hepburn. Heureux hasard, les Houghton veulent justement s’en séparer.

La lettre de Hoare est adressée au directeur du patrimoine iranien. « Comme mon patron ne lisait pas l’anglais, c’est moi qui ai traduit la demande », m’a confié d’une voix douce l’archéologu­e Shahryar Adle en février 2015, quatre mois avant sa mort. Ce spécialist­e du moyen âge perse travaillai­t pour le ministère de la culture à Téhéran. Selon lui, l’offre du galeriste anglais avait surpris les mollahs : le pays se remettait à peine de la guerre avec le voisin irakien et les toiles embarrassa­ient le régime. « Personne ne voulait s’en occuper et c’est retombé sur moi », m’a- t-il glissé en souriant.

Shahryar Adle s’envole pour Londres afin d’inspecter le Livre des rois dans les caves blindées de la banque Lloyds. Surprise : le manuscrit est tronqué. Il ne compte plus que 150 miniatures, ces enluminure­s qui illustrent le texte, contre 258 à l’origine. Adle demande des explicatio­ns. Les Houghton ont-ils vendu une partie de ces images ? Hoare ne répond pas. Il a des consignes de discrétion : Arthur A. Houghton III travaille dans l’équipe du président George Bush père, violemment anti-iranien. Rien ne doit filtrer des pourparler­s avec les mollahs. « C’était un dialogue surréalist­e. Je n’ai jamais vu Arthur Houghton et Hoare n’a jamais vu mes patrons iraniens », raconte Adle. Les deux intermédia­ires se retrouvent à Londres, dans une galerie d’art islamique du quartier de Belgravia. Ils discutent au milieu de bronzes, de céramiques et de manuscrits. Les premières demandes sont exorbitant­es : en échange du Livre des rois, les Américains exigent un Pollock, Mural on Indian Red Ground, mais aussi des Picasso et même un Renoir, Gabrielle à la chemise ouverte. Au fil des mois, ils révisent leurs prétention­s : le Renoir, L’Âge d’or d’André Derain, et Woman III de Willem de

Kooning suffiront. Pourquoi ces trois oeuvres ? « C’est simple, m’a répondu Adle. Elles représenta­ient des femmes nues. En les donnant, on rendait aussi un service à la république islamique. »

À la fin de l’année 1993, les deux hommes se retrouvent à Paris, dans les bureaux de l’ambassadeu­r iranien à l’Unesco. Hoare a encore revu ses prétention­s à la baisse : il est prêt à céder le Livre des rois contre deux tableaux, le Derain et le De Kooning. « Deal ? » demande- t-il. Adle s’entête ; l’échange reste, selon lui, inégal. Après un énième accrochage, un accord est trouvé : le manuscrit contre la toile de De Kooning.

Malgré la prudence des négociateu­rs, le secret est éventé. De son exil parisien, l’ex-impératric­e apprend qu’un échange est imminent. « J’étais catastroph­ée, se rappelle- t- elle. J’avais constitué cette collection pour le peuple iranien, pas pour le marché de l’art. » Elle est persuadée que l’échange est faussé : dans les années 1970, des intermédia­ires lui avaient déjà proposé le Livre des rois. Lequel comptait alors 186 miniatures. « Vous savez ce que j’ai fait ? me lance- t- elle. J’ai pris mon téléphone et j’ai appelé la direction du patrimoine à Téhéran en me faisant passer pour une étudiante en histoire de l’art. Et je leur ai dit que l’Iran ne devait surtout pas brader son patrimoine, ne serait- ce que pour garder la possibilit­é d’éduquer ses enfants à l’art moderne occidental. » Vingt ans plus tard, l’épisode l’attriste encore. « Inutile de dire que je n’ai pas été entendue. »

L’opération d’échange, chorégraph­iée comme un ballet russe, est prévue le 27 juillet 1990. Un Falcon part de Londres avec le Livre des rois dans neuf boîtes scellées. L’appareil se pose à Paris pour une dernière inspection, puis repart pour Vienne. Au même moment, un Boeing 727 d’Iran Air atterrit dans la capitale autrichien­ne. À bord : Woman III, la précieuse toile de Willem de Kooning. La transactio­n a lieu sur le tarmac, à l’abri des regards. « On se serait crus dans Le Troisième Homme avec Orson Welles », se souvient Adle.

Mais les Houghton revendent vite le chef- d’oeuvre – 27 millions de dollars – à un producteur américain, toujours par l’entremise d’Oliver Hoare. La vente a lieu dans le plus grand secret car le galeriste est devenu un personnage public : il entretient une liaison avec lady Di. Certains collection­neurs finissent cependant par apprendre la nouvelle. Tous les aventurier­s de l’art se précipiten­t alors à Téhéran pour obtenir leur part du trésor. Sous l’empire, les achats ont été faits en catimini, souvent de manière désordonné­e. Et l’absence de catalogue officiel alimente tous les fantasmes.

Pop culture à Téhéran

En 2005, coup de théâtre : la collection sort de sa cave. Tout à sa volonté de normaliser le régime iranien, le président Khatami autorise une première exposition. Les jeunes Iraniens, qui ignoraient l’existence de ce trésor, découvrent les Gauguin, Van Dongen, Warhol, Rothko, Lautrec et Van Gogh appartenan­t à leur pays. Les salles ne désempliss­ent pas et les oeuvres exposées font tourner les têtes. Le musée présente même le triptyque de Bacon, avec deux hommes nus au centre du tableau. Une audace vite corrigée : à la demande du ministère de l’orientatio­n islamique, qui est accessoire­ment celui de la culture, le Bacon redescend rapidement dans la réserve.

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