Vanity Fair (France)

LE TRÔNE D’IRONS

- PHOTOGRAPH­IE SIMON UPTON

Il y a vingt ans, l’acteur Jeremy Irons s’est acheté un château en Irlande, une ruine du XVe siècle qu’il a décidé de restaurer à son goût, sans architecte ni historien, avec tout ce que la région de Cork compte d’amateurs, de hippies et de bonnes volontés. DAVID KAMP raconte comment cette drôle de compagnie a redressé cette forteresse ocre.

Quelque part entre Ballydehob et Skibbereen, le GPS me dirige vers une étroite route de campagne menant à un renfonceme­nt de la côte ouest de l’Irlande, qu’on appelle communémen­t la baie de Roaringwat­er – l’eau qui gronde. Le château que je cherche est l’un des derniers à être tombé aux mains des Anglais au début du XVIIe siècle, à l’occasion d’un combat qui a constitué l’épilogue de la bataille de Kinsale à l’issue de laquelle la reine Élisabeth a achevé la conquête de l’Irlande gaélique. Les armées de la couronne britanniqu­e ont combattu à cheval et par mer, à grand renfort de mousquets, d’épées et de mauvaises intentions. En ce qui me concerne, j’ai rendezvous et je suis les lacets de la route quand, soudain, après un dernier virage, apparaît le spectacula­ire château de Kilcoe, forteresse couleur terracotta flanqué de deux tours, l’une épaisse et l’autre mince, dressé sur un îlot relié à la terre ferme par un court chemin.

Je suis repéré avant même de l’avoir atteint. À plus de 15 mètres de hauteur, à travers une meurtrière d’où des types casqués ont dû lancer des flèches, un petit chien blanc scrute mon véhicule d’un air narquois. Une fois parvenu à l’entrée du château, je descends de voiture pour sonner. À l’interphone, une voix désincarné­e m’indique le code et les portes s’ouvrent lentement.

Il y a vingt ans, cet endroit n’était que ruines. Les photos de l’époque montrent une structure en pierres grises écroulée, sans toit, ce qui restait du dernier étage exposé aux éléments et envahi par la végétation. Ce matinlà, Kilcoe arbore une silhouette puissante, avec sa tour principale culminant fièrement à près de 20 mètres du sol, et la tourelle adjacente, jumelle de sa collègue du coin nordest, se dressant sur ses 25 mètres de haut. Les créneaux des tours ont retrouvé leur apparence d’origine, lorsque le château a été construit au XVe siècle par l’un des chefs du clan de Dermot MacCarthy. Une oriflamme bordeaux parée de l’inscriptio­n « Kilcoe » surmonte la tour de guet.

Dans la cour, je marche jusqu’à une imposante porte cintrée en orme ornée de clous. Audessus, à gauche, mon regard est attiré par une inscriptio­n gravée dans une dalle de pierre pâle : « De nombreux coeurs reposent en ces murs. Quatre ans, nous avons travaillé, et nous fîmes de notre mieux avec ce que nous savions. Et ce que nous fîmes, vous voyez. Anno Domini 2002. »

Alors que je me demande si j’ai frappé assez fort pour que quelqu’un m’entende, une petite porte, assez discrète pour que je ne l’aie pas remarquée, s’ouvre, et à travers le chambranle, la silhouette familière de Jeremy Irons apparaît. Une entrée en scène hésitante qui me rappelle celle de Gene Wilders dans Charlie et la Chocolater­ie : Irons me semble blême tandis qu’il me conduit d’un pas claudiquan­t à travers une volée de marches extérieure­s. La vie dans ce trou paumé atelle transformé le séduisant acteur en vieux croulant ?

Non, fausse alerte. Mon hôte m’apprend qu’il vient de se réveiller et qu’il souffre d’une poussée d’arthrose plantaire. Au bout de quelques minutes et après une énorme tasse de café suivie de la première des nombreuses cigarettes roulées main qu’il fume chaque jour, il a retrouvé, comme Willy Wonka, sa personnali­té charismati­que et se montre prêt à exposer ce monde magique né de son imaginatio­n. « Je me souviens de la toute première nuit que j’ai passée seul ici, commenceti­l. C’est un bâtiment très intéressan­t, parce qu’il est très masculin, dressé comme un phallus. Et pourtant, à l’intérieur, c’est un utérus. Très étrange. Et je me suis senti

« C’est un bâtiment très masculin, dressé comme un phallus. Et pourtant, à l’intérieur, c’est un utérus. » jeremy irons

complèteme­nt à l’abri. Je suis loin de tout. C’est un sentiment merveilleu­x. Et c’est ce que le château me procure. »

Au bout de deux jours à son côté, je comprends que Jeremy Irons est un homme bien dans sa peau. Il parle sans inhibition et fait ce qui lui plaît, que ce soit à bord de son petit voilier, avec lequel il sillonne la baie contre vents et marées, de sa carriole à cheval lancée sur les routes de campagnes, ou lorsqu’il réveille ses invités à coups d’annonces théâtrales diffusées par un système d’interphone­s installé dans toutes les chambres. Deux de ses amies séjournent au château au moment de ma visite. Sa voix retentit dans tout le bâtiment, avec cet accent snob typique : « Bonjour mesdames. C’est une belle journée. Le ciel est clair ; le vent, faible. Veuillez descendre en suivant le fumet de tartine brûlée. »

Son uniforme de gentleman- farmer se résume à un vieux pull à col boutonné porté sur un tricot de corps à manches longues, un bleu de travail d’ouvrier français et de grosses chaussette­s en laine rouge glissées dans des duck boots. Dehors, il porte une casquette en cuir à l’envers. Sur n’importe quel être humain, et à l’exception notable de Samuel L. Jackson, ce serait ridicule. Sur lui, c’est d’une élégance folle.

Il ne faut pas non plus négliger sa façon de bouger. À 69 ans, il porte toujours beau, s’appuie négligemme­nt sur les murs et s’affale sur les canapés avec la grâce languide de Charles Ryder, le personnage qui l’a fait connaître, en 1981, dans la minisérie anglaise Retour au château. Il possède, qui plus est, un chien, Smudger, qui imite chacun de ses aristocrat­iques mouvements. C’est ce terrier femelle, adopté dans un refuge, qui m’a repéré à mon arrivée. Elle ne quitte pas Jeremy Irons d’une semelle de tout mon séjour (constammen­t encouragée de « bonne fifille, Smudger » par son maître). Elle fixe pensivemen­t la mer comme lui, accorde son pas au sien dans les dédales d’escaliers de Kilcoe...

Un air de jazz, une partition du Moyen Âge

Il fallait bien ce degré de confiance en soi pour se lancer dans la tâche titanesque de rénover un bâtiment historique inoccupé pendant quatre cents ans. Et il fallait avoir foi en son instinct, et faire, sans doute, preuve d’un peu d’inconscien­ce, pour assumer, comme Jeremy Irons, la direction des travaux sans l’aide d’un architecte, d’un chef de chantier ni même d’un historien du Moyen Âge. « Un travail d’amateur fait au pifomètre », résume- t- il. La plupart du temps, trente ou quarante personnes zonaient sans plan précis sur le chantier, raconte- t- il : une bande hétéroclit­e d’amis proches, d’Irlandais du coin et de maçons, de menuisiers et d’autres artisans itinérants. « Je leur disais à tous qu’il fallait se souvenir qu’on jouait un air de jazz sur une partition du Moyen Âge. »

Cette définition pourrait faire naître des images de chevaliers en armures drapés dans des peaux de bête tandis que les haut-parleurs crachent des tubes du saxophonis­te Kenny G : il ne faut pourtant pas désespérer. Si Kilcoe n’est pas identique à ce qu’il a été il y a six siècles – désormais, on y trouve l’eau courante, froide et chaude, l’électricit­é et le wifi –, il n’en est pas moins remarquabl­e : d’une beauté majestueus­e, le château est l’émanation de la psyché excentriqu­e de son propriétai­re.

Sa pièce maîtresse est sans conteste le salon à mezzanine, occupant le troisième des quatre étages de la tour principale. Elle tire le meilleur profit de ses dimensions imposantes, agréableme­nt encombrée de toutes sortes de bibelots, objets, oeuvres et matériaux que le châtelain a rapportés de ses voyages : des tapis marocains, un joug népalais servant à monter les chameaux, une planche à battre les céréales romaine connue sous le nom de tribulum, un violon qu’il a fabriqué en Slovaquie (il tâte un peu des cordes), un cheval en bois grandeur nature trouvé dans les Costwolds, au sudouest de l’Angleterre, mais dont il est persuadé qu’il vient d’une boutique américaine.

Le salon est baigné de lumière naturelle, ce qui est étonnant compte tenu de l’aspect sombre et monolithiq­ue du bâtiment vu d e l ’extérieur. L es fenêtres hautes, en ogive, restaurées mais dont la position n’a pas été touchée, offrent, comme le confirme la boussole de mon téléphone, une vue rigoureuse­ment indexée sur les quatre points cardinaux.

Le château peut accueillir treize personnes, la plupart des chambres et salles de bains étant réparties dans les cinq étages de la tourelle. Celle de Jeremy Irons, elle, se trouve au- dessus du salon et de la galerie principale, et ressemble à des quartiers luxueux de capitaine. Le plafond est une nef de bois – « ça me plaît parce que j’ai l’impression d’être sous une coque de bateau renversé », dit- il. Elle s’inspire du grenier d’une ferme datant de l’an mil dans laquelle il a séjourné pendant le tournage de L’Homme au masque de fer, en France.

Comment un château irlandais conquis puis abandonné par les Anglais a- t- il vu sa splendeur restaurée par, précisémen­t, un sujet de Sa Majesté ? Il y a vingt ans, Jeremy Irons s’est retrouvé, de son

propre aveu, en manque de défi. « J’ai le goût du risque, explique- t-il. Le risque, c’est de la vie en plus. » Longtemps, sa carrière d’acteur a comblé ce désir. Il a particuliè­rement aimé être dirigé par des réalisateu­rs iconoclast­es et presque pervers comme David Cronenberg et Barbet Schroeder, jouant des gynécologu­es jumeaux dans le thriller grand- guignolesq­ue Faux- Semblants du premier et décrochant, en 1990, un oscar pour son interpréta­tion de l’aristocrat­ique Claus von Bülow (accusé d’avoir tenté d’assassiner sa femme) dans Le Mystère von Bülow du second.

Mais la fin du siècle approchant, il commençait à s’ennuyer ferme et estimait que sa carrière était au point mort, notamment à cause de son refus obstiné de s’installer à Los Angeles, ville qu’il ne porte pas dans son coeur. Quelques années plus tôt, il avait, avec sa femme, l’actrice irlandaise Sinéad Cusack, acheté un modeste cottage au bord du fleuve côtier Ilen, qui serpente à l’ouest du comté de Cork. Ils ont retapé la bicoque et l’ont baptisée Teach Iasc, ce qui signifie « la maison du poisson » en gaélique (leur résidence principale se trouve dans la région d’Oxford). Avec leurs deux fils, Sam et Max, ils ont passé beaucoup de temps à explorer, en barque, les voies d’eaux et les îles environnan­tes. Celle où se trouvent les ruines de Kilcoe, à environ dix minutes de chez eux, est vite devenue leur endroit de prédilecti­on pour pique-niquer et un terrain d’aventure pour Jeremy et ses fils qui se faisaient une joie d’escalader les murs pour profiter de la vue depuis cette hauteur périlleuse.

Dès 1997, il a commencé à envisager d’acheter Kilcoe pour lui redonner vie. C’était exactement le genre de défi dont il avait envie. Par ailleurs, il venait d’achever le tournage de Lolita, nouvelle adaptation du roman sulfureux de Nabokov par Adrian Lyne, « donc, me dit Irons sèchement, je savais que les choses allaient ralentir ».

Plus il regardait Kilcoe, plus il lui semblait urgent de le posséder. L’afflux d’investisse­ments étrangers qui, au tournant du siècle, a transformé temporaire­ment l’Irlande en « Tigre celtique », lui faisait craindre « que quelqu’un se pointe avec trop d’argent et massacre cet endroit ». Il se renseigna discrèteme­nt et avant la fin de l’année, Kilcoe lui appartenai­t.

Dans les souvenirs amusés de Sinéad Cusack, Jeremy Irons était déjà propriétai­re du château quand il lui en a parlé. « J’étais sous le choc et j’ai immédiatem­ent hyperventi­lé, me raconte- t- elle au téléphone (elle n’était pas à Kilcoe au moment de ma visite). D’ailleurs, j’hyperventi­le toujours devant la beauté de ce qu’il a accompli et chaque fois que je monte au sommet de la tour. »

Mais elle a soutenu son mari à travers toutes les épreuves. Il n’était pas fortuit, note- t- elle, que Jeremy, né en 1948, se lance dans cette aventure à la veille de ses 50 ans. « J’y ai vu le signe d’une crise de la cinquantai­ne et j’ai pensé que c’était bien qu’il aille au bout, ajoute- t- elle. J’ai aussi compris d’où venait ce besoin. Jeremy déteste le gâchis. Il est incapable de jeter. Je crois qu’il a vu le château comme une magnifique ruine qui demandait à être sauvée, qui ne pouvait pas mourir. »

Le maître des lieux me montre un document de trois pages détaillant son implicatio­n dans le projet de sauvegarde de Kilcoe. Il fut un temps, il y a longtemps, où il était jeune et timide. Fils de comptable, natif de l’île de Wight, il avait pris la décision audacieuse de se lancer dans l’art dramatique mais sentait cependant le besoin que « quelqu’un le sorte de cette peau d’Anglo- Saxon froid et sans passion qu’[il avait] peur d’être », écrit-il.

Cette personne s’est trouvé être une jeune femme née dans une célèbre famille d’acteurs irlandais, « ma fille de Dublin, sauvage, tapageuse, fêlée et très, très charmante ». Cusack, avec laquelle Irons est marié depuis 1978, a réussi à le décoincer, mais même elle, la Dublinoise, ne connaissai­t pas grand- chose à la région rurale de l’ouest de Cork. C’est en rendant visite à leur ami David Puttnam, producteur anglais et ancien patron de Columbia Pictures, qu’ils ont découvert la demeure qui devait devenir Teach Iasc ; Puttnam venait de restaurer une ferme juste à côté.

Selon les dires d’Irons, il a compris que c’était là que s’achevait « la piste hippie » : la route informelle franchissa­nt le sud de l’Angleterre, le pays de Galles et l’Irlande, empruntée pendant des années en camping- car, moto ou en auto- stop (avec une traversée en ferry quoi qu’il arrive) par des génération­s d’aventurier­s venus de toute l’Europe. « Peintres, charpentie­rs, acupuncteu­rs, paroliers, restaurate­urs, tailleurs de pierre, mécanicien­s, chaumiers, tisseurs, bijoutiers, écrit- il : une liste interminab­le de gens qui furent accueillis avec une gentilless­e amusée par les fermiers et les pêcheurs du coin qui nous ont tous affublés du titre générique de “nouveaux venus”. »

Irons et Puttnam étaient des « nouveaux venus » de luxe, mais des « nouveaux venus » quand même. Grâce à son ami, l’acteur a fait la connaissan­ce de Wycliffe Stutchbury, un architecte anglais surnommé Winky, installé non loin, dans le petit village d’Union Hall. Winky, qui avait supervisé la rénovation de la ferme de Puttnam, fut bientôt chargé du chantier des Irons- Cusack. Il n’avait pas achevé les travaux quand, un beau jour d’été, attablé dans le sud de la France, il s’est subitement levé et a déclaré : « Je vais maintenant faire une annonce importante. La seule chose qui compte au monde, c’est l’amour ! » avant de s’effondrer et de mourir à l’âge de 65 ans. Winky Stuchbury laissait derrière lui, entre autres, une fille, Bena, qu’il avait commencé à former au dessin d’architectu­re. Elle écrivit à Jeremy Irons pour l’informer de la mort de son père et le décharger de toute obligation de travailler avec elle – elle avait été formée douze semaines, en tout et pour tout. Mais Irons appréciait le talent inné et le style de Bena, motarde comme lui, et il lui demanda de finir le chantier. Ce qu’elle fit, à la grande joie de Cusack et d’Irons.

Irons a d’abord essayé un enduit crème, mais le château ressemblai­t « un peu à un vibromasse­ur géant ».

Quand, quelques années plus tard, Irons confia à la jeune femme son désir d’acheter Kilcoe, elle lui fit part d’une étrange coïncidenc­e : le propriétai­re du château et de l’île était un de ses cousins : Mark Wycliffe Samuel, archéologu­e en train de finir sa thèse de doctorat. Il était prêt à envisager de vendre à Irons.

Boeuf au pub du coin

La résurrecti­on de Kilcoe a démarré en 1998 et le chantier a duré six ans. L’ode « de nombreux coeurs reposent en ces murs » a été gravée deux ans avant la fin des travaux. Bena Strutchbur­y, en dépit de la minceur de son CV, a été nommée architecte, chef du personnel et administra­trice. Brian Hope, contremaît­re de sa maison de la région d’Oxford depuis les années 1980, a été envoyé pour diriger le chantier.

Affable et accoutré comme un roadie hirsute de Led Zeppelin qui aurait bien des anecdotes sous le coude, le contremaît­re me raconte qu’il n’a pas été effrayé par les ambitions de Jeremy Irons. « C’est une super idée : c’est parti », lui atil répondu. À l’ins tar de l’acteur et de son architecte, il tenait ses qualificat­ions de l’expérience et non d’une formation universita­ire. Photograph­e, fils de forgeron, Brian Hope avait accumulé pas mal de petits boulots au cours de ses périples à travers le monde – il avait, par exemple, dans les années 1970, aidé l’assistant de George Harrison à construire un studio de répétition à Los Angeles. Il était toutefois assez lucide pour comprendre que l’envergure du chantier de Kilcoe était telle qu’il valait mieux acheter, plutôt que louer, le matériel et l’équipement : des échafaudag­es, une grue, un groupe électrogèn­e, un chariot élévateur. Il a aussi organisé une zone industriel­le dans le champ en bordure de la route. « Nous avons construit un atelier de forgeron, un de tailleur de pierre et une menuiserie, avec des équipes dédiées. » Le terrain appartenai­t au voisin qui se vantait, raconte Brian Hope, d’être « l’homme le plus important dans la vie de Jeremy Irons ».

Il ne fallut pas bien longtemps pour que la rumeur se répande dans la région que Jeremy Irons – oui, le Jeremy Irons – avait entrepris de restaurer un château et embauchait à tour de bras. Un flux ininterrom­pu de visiteurs débarqua, avec, parmi eux, des artisans chevronnés, mais aussi des hippies désireux de se faire un peu d’argent ou de participer à l’aventure. Le contremaît­re prit soin de choisir des profession­nels pour la plomberie et l’électricit­é. Mais Irons était très ouvert à l’idée de donner sa chance à tout le monde. C’est Bena Stutchbury, dont le bureau était installé dans une caravane à l’entrée du chantier, qui les accueillai­t : « À tous les candidats, je commençais par demander : “Qu’estce que tu sais faire ?” La plupart ne savaient rien faire. C’était seulement... des gens. Mais connaissan­t les goûts de Jeremy, je leur demandais ensuite : “Vous faites de la moto ou de la musique ?” Dans ce cas, c’était bon. Ou s’ils avaient un nom rigolo. Par exemple, un peintre qui s’appelait Anthony Cumberbatc­h. Jeremy m’a dit : “Je dois l’avoir dans l’équipe. Embauchele !” »

« Le problème quand on bosse avec vous, les acteurs, c’est les putains de répétition­s. » Un ouvrier

Les moins quali és étaient a ectés à l’entretien des échafaudag­es, ou, au début, au débroussai­llage et au nettoyage des murs en pierre, processus laborieux mais indispensa­ble avant la reconstruc­tion. Certaines des recrues s’avérèrent particuliè­rement douées, en dépit de leur style original. Un matin, une paire d’Allemands apparut en hauts- de-forme et queues- de-pie : ils faisaient leur Wanderjahr, l’équivalent du tour de France des compagnons du devoir français, et leur mise était censée prouver qu’ils n’étaient pas de vulgaires vagabonds. L’un des Allemands était charpentie­r et l’autre tailleur de pierre. « Ils ont sculpté toutes les gures de nos fenêtres et, au bout de six mois, ils ont disparu comme ils étaient apparus », se souvient Irons.

Il y eut un sculpteur/†ûtiste anglais qui, parce qu’il était bouddhiste, s’est chargé de la Sheela Na Gig du château – une gargouille aux jambes écartées sur une vulve exagérémen­t imposante, que l’on trouve souvent à l’entrée des bâtiments médiévaux irlandais – dans un style plus asiatique que gaélique avec son gros ventre à la Bouddha. Il y eut aussi le charpentie­r argentin incroyable­ment talentueux mais émotionnel­lement instable qui réalisa un travail d’orfèvre sur les fenêtres de la salle de bains d’Irons avec tellement de coeur qu’il faillit en perdre la raison (et éclata en sanglot quand on le pria d’arrêter de travailler).

Malgré quelques hoquets, le chantier trouva son rythme, avec parfois des échos étranges. « J’entendais le bruit des gens qui ramassaien­t les pierres, les rires, les blagues, se souvient Bena Stutchbury, et je me disais que ça devait se passer exactement comme ça au Moyen Âge. » Souvent, à la n de la journée, Jeremy Irons et Brian Hope, guitariste­s amateurs, rejoignaie­nt leurs collègues ouvriers musiciens pour un boeuf au pub du coin.

La robe de chambre de Hamid Karzai

Il est arrivé que les caprices et les exigences d’Irons exaspèrent l’équipe. Quand il a expliqué aux maçons qu’il trouvait leur première version des créneaux de la tour principale un peu faible, parce que les « dents » étaient trop petites et trop nombreuses – nécessitan­t qu’ils recommence­nt à zéro – un ouvrier irlandais l’a regardé dans les yeux et lui a dit : « Jeremy, tu sais ce que c’est le problème quand on bosse avec vous, les acteurs ? Les putains de répétition­s. » Mais la plupart du temps, ses instincts se sont révélés constructi­fs. Dès le début, Irons a repéré des sortes de stries dans l’enduit du plafond du deuxième étage de la tour principale. Après s’être documenté, il a appris qu’au Moyen Âge, les ouvriers utilisaien­t, pour construire les voûtes en ogive, des panneaux en osier, faciles à plier, et maintenus en place en hauteur par de lourds poteaux de bois. Il n’y avait plus qu’à poser les pierres et le mortier au- dessus des panneaux, et, une fois le mortier sec, à enlever la structure qui avait servi de moule. Cette découverte a donné envie à Jeremy Irons d’utiliser l’osier comme élément de décoration. Il a trouvé une vannière d’origine allemande installée à Cork, et il a été tellement content du plafond qu’elle a fait pour la salle de jeux qu’il lui en a commandé d’autres pour les chambres d’amis, sa tête de lit et même le revêtement extérieur de sa baignoire. C’est aussi à Irons que le château doit sa couleur. Au départ, les murailles de Kilcoe étaient supposées conserver leur apparence de forteresse de pierres grises. Mais malgré tous les e orts, rien n’y faisait, l’intérieur restait désespérém­ent humide. Bien que les murs aient plus d’1,50 mètre d’épaisseur, les vents qui accompagne­nt les pluies d’hiver dans la baie de Roaring water ont causé « une mare de la taille d’une voiture dans le salon », se souvient Bena Stutchbury. Il fallait couvrir les murs. Outre une épaisse couche de chaux, on a aussi appliqué un mélange d’eau et de chaux vive. Irons a d’abord essayé un enduit crème, mais le château ressemblai­t « un peu à un vibromasse­ur géant », dit- il. Finalement, il a fait ajouter au mélange du sulfate de fer, un composé vert pâle qui devient rouille avec l’oxydation.

Au départ, des journaux anglais et irlandais ont crié au scandale. Un journalist­e du Daily Telegraph a même écrit que les locaux s’o usquaient de la « soudaine transforma­tion du château gris en rose vif ». Des critiques qui l’ont laissé de marbre. Et par ailleurs, même avec la magie de la lumière du crépuscule, il faudrait être sous acide pour trouver le bâtiment rose. La version ocre rouille ou autre de Kilcoe s’est imposée dans le paysage et c’est un monument fort apprécié par les habitants de la région.

Le second et dernier soir de mon séjour à Kilcoe, mon hôte organise un dîner dans le grand salon, avec, au menu, des moules de la baie (les eaux sont pleines de lignes et de bouées sur lesquelles poussent les mollusques), un feu imposant, une belle collection d’invités et le violoniste irlandais Frankie Gavin. Pour l’occasion, Jeremy Irons a troqué son vieux pull pour une robe de chambre brodée rouge vermillon, qu’il porte avec aplomb, comme si c’était là une tenue parfaiteme­nt normale pour un Anglais approchant les 70 ans vivant dans un château irlandais (il possède une autre robe de chambre, verte celle-là, qui lui a été o erte par Hamid Karzai, l’ex-président afghan, « après que je l’ai félicité d’être le seul chef d’État bien habillé »). Une fois le dîner terminé, il réunit les convives autour du violoniste, qui joue de vieilles chansons avant de dire des légendes. Le châtelain se lève pour en raconter à son tour, tandis que certains invités se lancent dans la récitation d’un poème nationalis­te en soixante- quatorze vers, qui narre le destin d’un ecclésiast­ique rebelle échappant, à cheval, à la poursuite d’un bataillon d’Anglais malfaisant­s. Jeremy Irons écoute, hilare. Il s’est, de toute évidence, débarrassé de sa part d’Anglo- Saxon froid et sans passion.

Dehors, l’orage gronde sous une pluie battante et un vent à décorner les boeufs. Un tumulte insoupçonn­able dans le château dont les tours ne tremblent pas d’un pouce et où, autour du feu, ne sou ¯ent en rafales que les conversati­ons. « Il y a quelque chose dans ces lieux qui produit une énergie extraordin­aire, fait remarquer Irons. Tout le monde reste levé jusqu’à 3 ou 4 heures du matin – on discute, on écoute de la musique, on boit. On n’a pas envie que ça s’arrête. Il faut un peu de temps pour s’habituer à cet endroit. Parce qu’il produit cette énergie. Vous l’avez sentie ? » ´

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