UN PLAN stupéfiant
Le premier était le grand patron des stups ; le second, un baron du cannabis. Six années durant, François Thierry et Sofiane Hambli ont travaillé ensemble dans le plus grand secret. Ils se voyaient, se respectaient, se manipulaient aussi. OLIVIER BOUCHARA a remonté le fil d’une relation toxique qui a fini par les faire plonger.
Ça commence par des images étranges, presque irréelles. Ce dimanche soir d’octobre 2015, François Hollande apparaît en direct sur les chaînes d’information devant des dizaines de ballots de cannabis. Le président rajuste sa cravate, traverse un entrepôt mal éclairé, félicite de grands gaillards cagoulés devant les caméras : « Bravo pour votre courage, bravo ! » La veille, ces agents des douanes ont saisi sept tonnes de haschich dissimulées dans trois camionnettes garées boulevard Exelmans, aux conns du XVIe arrondissement de Paris. « La plus grande prise depuis longtemps », souligne le chef de l’État avec erté, vantant une opération menée « sans mettre en danger la population du quartier, et alors que l’on savait qu’une organisation criminelle pouvait intervenir à tout moment ». Le visage fermé, il évoque même des liens avec des groupes « terroristes ». Avant de conclure, solennel : « Cette saisie, je l’espère, va leur porter un coup fatal. » À cet instant devant la télévision de son bureau, seul François Thierry, le grand patron des stups, sait à quel point le président raconte n’importe quoi. Mais il est encore loin d’imaginer que le « coup fatal » sera porté contre lui.
Une semaine plus tard, Le Parisien révèle l’imposture : l’opération saluée par l’Élysée était bidon. Zéro danger dans les parages, aucune organisation criminelle à proximité, encore moins de cellule terroriste. La drogue se trouvait en réalité sous le contrôle d’un sulfureux informateur de police, plus précisément des « stups », le service rival des douanes. L’indic ? « Un homme de 39 ans, originaire de Mulhouse, condamné à treize ans de prison en 2011 », précise l’article. Son identité n’est pas divulguée, mais les initiés ont reconnu Soane Hambli, alias « la chimère », une légende du trac de shit en Europe. Un garçon aussi rusé que violent, dont la fortune est estimée à plusieurs centaines de millions d’euros. « Tout simplement le numéro 1 », écrit Jérôme Pierrat, spécialiste du grand banditisme et auteur de Parrains de cités (éditions La Manufacture de livres, 2014), le Who’s Who des gros bonnets.
Le vendredi suivant, le journaliste du Parisien qui a sorti le scoop déjeune avec un vieil ami pénaliste, Joseph Cohen-Sabban, dans une brasserie de la place Dauphine. L’avocat revient d’un séjour à Bali et il a raté cette incroyable histoire de saisie en plein Paris. Il hallucine : ainsi donc, un caïd travaillait en douce pour la police...
« Mais t’es dingue d’avoir écrit un truc pareil sur ce mec, s’exclame-t-il. Tu lui as mis une cible dans le dos ! Il va se faire fumer.
– Mais non, t’inquiète, tous les voyous s’en doutaient.
– Peut- être, mais maintenant que c’est dans le journal, ils savent que c’est vrai. »
À la n du repas, l’avocat consulte son Iphone. Message d’un collaborateur : « Jo, reviens vite au cabinet ! Y a du lourd dans la salle d’attente. »
Soane Hambli a débarqué quelques minutes plus tôt, ªanqué d’un homme de main. 1 mètre 75, crâne rasé, tout en muscles et en tension. Il est visiblement nerveux, peine à tenir en place. Ses trois téléphones vibrent sans arrêt. Depuis la parution de l’article révélant son double jeu, il ne cesse de recevoir des menaces. Il doit rapidement se mettre à l’abri à l’étranger avec sa famille. En attendant, il a besoin d’un avocat. Cohen-Sabban est ªatté, mais il hésite. À 61 ans, il a défendu les plus beaux gangsters, braqueurs, parrains marseillais, narcos colombiens, maeux italiens... mais jamais de « balances ». Il en va de la réputation de son cabinet, un petit bijou situé à deux pas de la place de l’Étoile. Si ses clients venaient à l’apprendre, ils pourraient se sentir trahis. En plus, Hambli ne relait pas exactement des tuyaux aux agents des stups : il était devenu l’informateur préféré du plus puissant d’entre eux, François Thierry. « Pourquoi moi ? nit par demander le ténor du barreau.
– Parce que vous êtes le meilleur et que vous allez me sortir de ce piège. »
Le seigneur du cannabis et l’empereur de la lutte antistups. Deux cerveaux, deux caractères, deux accros à l’adrénaline et au succès. Durant des années, ces deux surdoués que tout opposait ont travaillé ensemble dans le plus grand secret. Ils se voyaient, se respectaient, se manipulaient aussi, dans un clair- obscur où les frontières entre le juste et le légal nissaient par s’estomper. Ils s’étaient associés autour d’intérêts réciproques. Ils allaient tomber ensemble après avoir monté des dizaines d’opérations, au terme d’une aventure devenue dangereuse et incontrôlable.
« Vous avez Signal ? m’a-t- on demandé dès le début de cette enquête. Ce serait mieux pour communiquer. » Signal : une messagerie chi°rée où les écrits s’e°acent au bout de quelques secondes. Tous me posaient la même question : anciens voyous, policiers, sources proches du dossier, comme on dit pudiquement. Ils étaient d’accord pour me rencontrer, raconter ce qu’ils avaient vu ou vécu, mais sans apparaître à visage découvert. Il m’incomberait ensuite de recouper avec les pièces et témoignages dont je disposais. J’ai installé Signal sur mon téléphone et ce récit a commencé.
ÀAudiard après la khâgne
l’automne 2009, François Thierry apprend que Soane Hambli déprime sec dans sa prison de Séville. « Celui-là est mûr. Tu peux le retourner », lui a glissé un informateur. Hambli l’insaisissable, un enfant d’immigrés algériens devenu la star des dealers, un trompe-la-mort qui s’est jadis évadé en sautant sur une moto lors d’un transfert à l’hôpital, un intrépide prêt à tout pour ne pas retourner au trou, y compris tirer sur la police espagnole, cet Hambli-là est sur le
point de craquer. Il a été interpellé six mois plus tôt dans une marina de la Costa del Sol au moment où il bouclait l’achat d’un yacht de trente- sept mètres. La fête est nie. À 34 ans, il n’est pas près de revoir les nuits de Marbella, ses villas avec piscine, ce coupé Mercedes immatriculé en son honneur « Rise Man » . Il s’apprête à purger une peine de dix-huit années de prison et, vu son pedigree, il aura du mal à obtenir une permission, ne serait- ce que pour embrasser son petit garçon.
François Thierry a fait le chemin jusqu’en Andalousie pour le rencontrer. À 41 ans, le policier dirige le prestigieux service des inltrés, en attendant de prendre la tête de l’Oce central pour la répression du trac illicite de stupéants (Ocrtis). Il a une dégaine d’acteur qui renforce sa réputation de séducteur : des yeux bleu azur, un bon mètre quatre-vingt- dix, une gouaille à la Audiard servie par une culture d’ancien khâgneux. Il les tombe toutes, avocates, magistrates, et même cette actrice qui le poursuit quand il est en lature. Derrière la vitre sécurisée du parloir, il présente son plan au détenu : ce qui l’intéresse, c’est le fonctionnement du marché. Qui paie qui ? Par quels circuits occultes transite l’argent ? Comment la marchandise s’implantet- elle dans les cités ? « Si tu bosses pour moi, je saurai ne pas être ingrat. » Hambli esquisse un sourire : « OK, je vais rééchir à ta proposition. » Il n’ignore rien du système et, pour le prouver, il cite les noms de deux indics parmi les traquants de premier rang: « Je sais que vous avez bossé avec eux et que ça s’est plutôt bien passé... »
Le deuxième entretien a lieu peu de temps après. Thierry veut tester le détenu. Il a préparé une liste de questions dont il connaît les réponses. L’autre réplique sur le ton de l’évidence, l’air de dire : « On va jouer aux cons encore longtemps ? » Le commissaire aborde alors une a£aire de blanchiment sur laquelle il planche depuis des mois. Soudain, le déluge, une digue a lâché. Hambli parle vite, sans ltre, ça fuse danstousles sens. Thierry remplit ses petits carnets noirs. Il relance, demande des précisions, des noms. À la n de la discussion, il marche sur l’eau.
Si tout ce que dit ce garçon est vrai, le commissaire vient de dénicher la perle rare. Pas comme ces informateurs habituels, une cohorte de patrons de boîtes interlopes, de concierges étriqués et d’agents immobiliers crapoteux. Sans parler « des mythomanes qui regardent deux documentaires sur Verdun et vous font croire qu’ils étaient dans les tranchées », aime raconter Thierry. Lui, il faudra le traiter avec égards. D’ailleurs, quand Hambli a demandé un avocat discret en France pour suivre la procédure d’extradition, le policier a aussitôt transmis une liste de troisquatre noms, dont celui d’une jeune spécialiste en droit immobilier. « Je ne voulais pas d’un grand pénaliste qui risquait de parler à ses clients », dira le traquant aux juges. Thierry-les-yeux-bleus, lui, a juste « omis » de préciser qu’il avait eu une histoire avec l’avocate choisie. Et qu’il continuait à la voir de temps à autre...
Début 2010, les premiers résultats sont encourageants. Grâce à son informateur secret en Espagne, les stups parviennent à démanteler plusieurs réseaux. Pas des pointures mais des prols intéressants. L’oce, qui ronronnait depuis des années, retrouve le goût de l’action. Le nouveau patron a tant d’énergie. Il a jadis mené des opérations d’inltration dans la jungle colombienne, arraisonné des voiliers remplis de cocaïne aux Antilles, négocié des rançons avec des chefs de gangs dominicains. Ses discours galvanisent la soixantaine d’agents. « Il faut taper plus haut, viser les têtes de réseau », martèle- t-il. Dans son esprit, les stups doivent se démarquer des douaniers en cessant d’être obsédés par les saisies. Interpeller un chau£eur polonais de poids lourd avec deux, trois ou cinq tonnes de résine, c’est bon pour les statistiques, mais ça ne change rien au fond du problème : selon les études du ministère de la santé, il s’écoule au moins quatre cent cinquante tonnes de cannabis en France par an, des centaines de milliers d’accros en consomment chaque jour, des millions une fois par semaine. « Qu’on le veuille ou non, la marchandise continuera à passer », répète Thierry à ses équipes. La seule manière de mettre un coup d’arrêt au trac, c’est de faire tomber les cerveaux. Et pour ça, il a un plan.
L’Iliade et le cannabis
Nom de code : « Myrmidon ». Il a eu cette idée en songeant à l’unité de fantassins de l’armée athénienne qui, dans L’Iliade, pouvait à elle seule renverser le cours d’une bataille. Le principe ? On identie les camions remplis de cannabis au départ du Maroc, on les laisse tranquillement traverser les frontières, puis on surveille de près le déchargement. Une fois les grossistes identiés, on leur tombe dessus au petit matin. Pas d’intervention en agrant délit, donc. Mais une stratégie de long terme destinée à remonter au sommet des lières. Si les caïds ont l’impression d’acheminer leur came sans encombre, tant mieux : ils niront par relâcher leur attention. « On ne construit pas seulement un cheval de Troie, détaille François Thierry à ses troupes. On donne à nos ennemis l’envie de le faire entrer dans la ville. »
Durant des mois, le commissaire va exposer cette nouvelle stratégie aux autorités judiciaires. Les magistrats ne comprennent pas toujours le sens des références à la Grèce antique pour parler haschisch, mais ce policier a la foi. À la chancellerie, au parquet de Paris, au ministère de l’intérieur, partout il déroule l’histoire des Myrmidons selon Homère, parle de cette guerre qu’il faut mener pour la jeunesse, de ces cités gangrenées par le trac et les règlements de comptes. Il est temps de s’attaquer à la racine du problème, bouillonne- t-il. Certains juges, piqués au vif, lui demandent comment il compte bien s’y prendre pour repérer les fourgons au départ de Tanger, vu la faible coopération des policiers marocains. « Vous avez raison, répond-il. Il faut un informateur béton chez les traquants. Et nous en avons un. »
En janvier 2011, Sofiane Hambli est extradé d’Espagne pour purger sa peine en France. Le voilà placé à la prison de
Nancy-Maxéville, dans la région où il a grandi. Ici, il se sent comme chez lui. Quand il était incarcéré pour tra c de stupé ants près de Metz en 2002, il continuait à mener ses aaires de sa cellule à la manière d’un trader. Il achetait, vendait, prenait des positions sur le cours du cannabis dans le Rif en utilisant jusqu’à quatorze lignes téléphoniques. La seule chose qu’il ignorait, c’est qu’elles étaient toutes sur écoute. Un jour, il s’inquiétait de la qualité auprès d’un fournisseur marocain ; un autre, il menaçait un rival d’aller lui « trouer les genoux à coups de perceuse », puis de le découper lui-même avec ses mains dès sa sortie de prison. Le lendemain, il conseillait à son lieutenant d’arrêter de parler de « ces choses » au téléphone, « on risque de se brûler ».
Le temps a passé et désormais, il se tient à carreau. C’est un détenu modèle qui fait des pompes et regarde des séries. Les gardiens sont étonnés de le voir régulièrement au parloir en compagnie du grand patron des stups venu de Paris, mais personne ne moufte. Thierry annonce qu’il a rendez-vous avec « Pépère » ou « l’autre pensionnaire », et chacun comprend. Ensemble, ils passent de longues après-midi à faire et refaire le panorama du marché, des dernières trahisons aux rumeurs de livraisons. « On dit que ces mecs-là ont réussi à faire rentrer un camion, tu con rmes ? » Il lui demande aussi de sous- titrer les conversations sibyllines entre dealers que ses équipes ont interceptées. Hambli donne des réponses. Il lui arrive aussi de faire mine de ne pas savoir. Ou de tester le policier : « Je te dis un truc, mais si tu tapes maintenant, ça me grille. Pour apaiser ses inquiétudes, il se dit que sa compagne défendra Hambli jusqu’à sa sortie de prison puis qu’elle arrêtera le pénal. Elle reviendra alors au droit immobilier ni vue ni connue. Du moins, c’est le plan... partir de 2012, la relation entre le ic et l’indic s’intensi e. Thierry place la barre de plus en plus haut. Il lui demande maintenant de balancer ses anciens associés, des amis d’enfance. Hambli réclame « un peu de temps ». « C’est toi qui décides, je ne te mets pas le couteau sous la gorge », répète le policier. Pour patienter, il a une idée : l’indic va l’aider à surveiller une livraison sur la Costa del Sol en passant des coups de l auprès de ses contacts marocains. Mais comment téléphoner jour et nuit d’une cellule sans éveiller l’attention ? Là encore, Thierry a pensé à tout : il s’est arrangé avec le parquet pour sortir Hambli le temps d’une fausse garde à vue, comme s’il allait être interrogé dans le cadre d’une vraie aaire. Le 3 avril, voici donc le détenu menotté à l’arrière d’un véhicule de police en route pour Nanterre, à deux pas de l’Ocrtis. Une chambre a été réservée au Mercure. Il a trois jours et trois nuits pour accomplir sa mission. Au départ, tout se passe comme prévu. Mais au bout de quarante-huit heures, pour respecter un minimum la procédure, il faut le présenter à un juge des libertés et de la détention (JLD) a n de