Vanity Fair (France)

YVES, SIMONE, NINA, MILES ET LES AUTRES

Redécouver­t avec le film I Am Not Your Negro, l’écrivain américain James Baldwin a longtemps vécu à Saint-Paul-de-Vence. Rasée au profit d’une résidence de luxe, sa dernière demeure a eu pour hôtes Montand et les Simone, Nina et Signoret. DIANE LISARELLI

-

Chagall, Braque, Prévert, Picasso, Clouzot, Montand, Signoret, Reggiani, Ventura ou encore Baldwin : il fut un temps où Saint-Paul- de-Vence était un bottin mondain autant qu’un village. En le feuilletan­t, on pourrait tirer des traits, dégager des motifs, dessiner des constellat­ions. À La Colombe d’or, fameuse auberge située à l’entrée du village où les artistes d’après-guerre échangeaie­nt leurs oeuvres contre le vivre et le couvert, de nombreux destins se sont croisés, liés, enlacés. On connaît le récit du coup de foudre d’Yves Montand et Simone Signoret le 19 août 1949 ; on connaît moins l’histoire des soirées légendaire­s que l’actrice de Casque d’or passait en compagnie d’un des plus grands écrivains américains.

Romancier, essayiste, dramaturge et poète, James Baldwin a 46 ans lorsqu’il quitte les États- Unis. En l’espace de cinq années, ses amis Martin Luther King Jr., Medgar Evers et Malcolm X ont été assassinés. De Paris, qu’il connaît bien pour y avoir habité au sortir de la guerre (arrivé le 11 novembre 1948 avec 40 dollars en poche et sans exaltation, il répond alors à l’impérieux besoin de fuir la violence de son pays), il rejoint Saint- Paul- de-Vence, épuisé. Signoret, qui lui conseille de s’y installer, l’aide alors à louer une chambre dans une ancienne ferme à l’entrée du village. C’est là que lui rendront régulièrem­ent visite des personnali­tés comme Miles Davis, Nina Simone, Maya Angelou, Ray Charles ou Harry Belafonte. Là aussi que se tiendra le troisième et dernier acte de sa courte vie et de son immense carrière littéraire.

Se peut- il que Saint- Paul l’ait oublié ? À quelques jours du trentième anniversai­re de la mort de James Baldwin, la maison où il a écrit, aimé et rendu son dernier souffle est presque entièremen­t détruite. De la bâtisse du XVIIe siècle où se pressaient amis célèbres ou anonymes, aspirants écrivains, famille, voisins, amants ou pique- assiette, ne subsiste que le corps central classé et muré. Terre retournée, arbres arrachés, le terrain s’apprête à accueillir un complexe immobilier de grand luxe avec parking et piscine. Aussi, même à la tombée du jour, un immense effort d’imaginatio­n est nécessaire pour se figurer les lieux et l’ambiance qui y régnait.

Les dimanches de novembre à cet endroit précis ont l’odeur des feux de broussaill­es. Face au chantier, route de La Colle, reviennent à ma mémoire quelques photograph­ies : dans ce qui semble un éternel été, Baldwin y apparaît souriant, seul ou

accompagné, au milieu d’arbres et de fleurs qui font de cette terre bordant la Méditerran­ée un endroit si agréable à habiter. Ici, pourtant, plus de bigaradier­s, de figuiers, d’oliviers ou de citronnier­s. Les bulldozers sans remords ont même rasé l’allée pavée jadis bordée de roses. Ils ont coulé l’« île de silence et de paix » d’où Baldwin, par son génie, réussissai­t à entrevoir un autre rivage, disséquant avec lucidité et humanité les apories de son pays natal et questionna­nt avec finesse les sujets complexes que sont l’identité raciale, la justice sociale ou la sexualité – livrant, ce faisant, des textes d’une cruelle actualité. L

UN PONT ENTRE LES HOMMES ET LES CONTINENTS

a maison, autrefois remplie d’amour et de musique, magnifique­ment racontée dans l’ouvrage de James B. Farber, James Baldwin : Escape in America, Exile in Provence (Pelican Publishing Co., 2016), était un passage au sens le plus noble du terme. « Un pont, diton, entre les continents et les hommes », dont ne restent que les souvenirs des vivants. Ceux de Pitou Roux sont douxamers, comme les fruits du bigaradier. Petitefill­e de Paul Roux, fondateur de La Colombe d’or, elle a grandi dans la maison voisine à celle de l’écrivain qui devint un de ses plus proches amis. Assise face à une table en bois où trône une machine à écrire grise – la préférée de Baldwin – partiellem­ent tachée d’encre comme un chaotique registre d’empreintes digitales, elle énonce calmement : « Tous les gens qui l’ont bien connu savaient la profondeur de son âme. » Reproduite pour l’occasion, la table de travail accueille aussi une bouteille de whisky et un cendrier dans lequel, par souci de réalité, elle est venue ajouter quelques mégots.

Alors que les travaux s’accélèrent sur la route de La Colle, une exposition se tient à l’intérieur des remparts. Organisé par l’associatio­n Les Amis de la maison Baldwin qui, à travers la personne de Shannon Cain, Américaine originaire d’Arizona, oeuvre pour sauver la maison, cet événement réunit objets personnels et photograph­ies de celui que ses amis surnommaie­nt Jimmy. La majorité des pièces exposées provient de la collection personnell­e de Pitou Roux, précieuses reliques que James et son frère David Baldwin lui ont léguées.

Elle, mieux que quiconque, connaît l’histoire de cette maison qu’elle a habitée quelques années après la mort de son ami. C’est sa grandmère et Simone Signoret qui, au tout début des années 1970, persuadent une certaine Mlle Faure de louer une chambre à Baldwin. Réputée conservatr­ice, rigide et raciste, cette dame (la première à avoir écrit l’histoire du village dans les années 1930) passe d’abord ses journées à compulser des archives et ses nuits à se barricader par peur de son locataire. Pourtant, son hostilité cède peu à peu la place à une profonde amitié. À la mort de son frère, Mlle Faure demande à son ami Jimmy de mener avec elle le cortège funèbre. Et quand, en 1986, celuici se rend à Paris pour recevoir la Légion d’honneur des mains de François Mitterrand, il tient à y être accompagné par Mlle Faure et Valérie Sordello, sa cuisinière et aide ménagère.

Tout donne à penser que Mlle Faure voulait que « Jimmy » ait la maison. Dans cette perspectiv­e, Baldwin lui reverse de l’argent quand il en a. Mais à la mort de la vieille dame, rien n’est clair, des papiers ont disparu et une longue bataille judiciaire s’engage, à l’issue de laquelle la famille Baldwin en perd définitive­ment la propriété.

De la maison qu’elle loue depuis quelques mois au coeur du village, Shannon Cain entend le fracas des travaux. Grande rousse à la silhouette élancée, celle qui se décrit comme une « militante littéraire » vivait à Paris depuis plusieurs années quand elle a tout laissé tomber pour mener à bien son projet : réunir des fonds pour racheter ce qu’il reste de la maison afin d’y instituer une résidence pour jeunes écrivains, ainsi que l’envisageai­t Baldwin. Elle n’est pas la première à essayer de faire respecter cette volonté. Mais toutes les tentatives précédente­s ont échoué et sa manière de faire déplaît à la famille Baldwin et au cercle rapproché qui met en cause sa légitimité.

Pourtant, de l’avis général, ce qui se passe en ce moment route de La Colle est une tragédie. Carole Amiel, veuve d’Yves Montand, a aussi bien connu Jimmy qu’elle croisait à La Colombe ou chez lui. « Cette maison était une merveille d’authentici­té où j’ai toujours trouvé un monsieur d’une grande majesté. Je me souviens de ses yeux extraordin­aires, de son sourire, de son intérêt sincère pour les gens qui l’entouraien­t. Il menait des combats, dont il parlait souvent avec Montand, mais il me posait à moi, jeune fille, beaucoup de questions. C’était le genre de personne qui avait à coeur de comprendre ce que pensait la jeunesse. » Pitou Roux, elle, se souvient avec émotion d’une nuit au Café de la place : « Jimmy m’a pris la main et m’a parlé de moi jusqu’au matin. » Il faut, assure Baldwin, se construire sur ce qui a été détruit. Pour Pitou Roux, Jimmy avait tout compris.

À SaintPaul et ailleurs, ceux qui ont connu Baldwin en parlent toujours avec émotion. Leurs souvenirs disent aussi l’histoire d’un lieu et d’un temps révolus. Ceux où, après avoir écrit, Baldwin empruntait dans l’obscurité à pied le chemin qui le séparait de La Colombe pour rejoindre Simone Signoret et terminer la nuit à discuter, rire et boire. « À l’époque, le village était plein de gens formidable­s », se souvient Pitou Roux. Comment tourner le dos à un tel passé ?

Avec l’arrivée des bus de touristes, SaintPaul s’est vidé de sa magie, échouant même à respecter ses fantômes. La mairie, qui s’abstient de toute déclaratio­n, arguant du fait qu’il s’agit là d’une affaire privée, a cependant bien délivré un permis de détruire les ailes non classées de la maison. Tant pis pour la résidence d’écrivains qui aurait pu faire souffler un nouveau vent de création sur SaintPaul. Le promoteur, propriétai­re du terrain, qui a déjà à son actif un gigantesqu­e centre commercial à quelques kilomètres de là, a choisi de baptiser son projet immobilier, dont le prix des appartemen­ts dépasse le million, « Le Jardin des arts ».

« L’idée que la plus grande figure littéraire de ce métissage entre les cultures noires américaine et française pourrait être bientôt déchue de toute empreinte physique en France, l’idée

« Cette maison était une merveille d’authentici­té où j’ai toujours trouvé un monsieur d’une grande majesté. » CAROLE AMIEL, VEUVE D’YVES MONTAND

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France