Vanity Fair (France)

Enquête RÉVÉLATION­S sur l’a aire Tariq Ramadan

À l’automne 2017, dans la foulée du mouvement #BalanceTon­Porc, deux femmes portaient plainte pour viol contre Tariq Ramadan, l’homme qui fascina une partie de la gauche et de la communauté musulmane françaises. Elles sont conspuées et menacées par les fid

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Maître à penser de l’islam en France, éminent professeur à Oxford, le prédicateu­r est sous le coup de deux accusation­s de viol. Les plaignante­s parlent.

Elle avait l’air d’une folle. La capuche de son manteau noir rabattue sur la tête, les yeux flous, habillée n’importe comment avec un pull informe qu’elle n’enlevait plus la nuit et un pantalon de survêtemen­t qui aurait pu être un pyjama. Elle ne se lavait plus, ne se coiffait plus, ne se regardait plus dans la glace. Un après-midi du mois de novembre 2009, elle arrive avec sa béquille devant un commissari­at de Lyon, près de chez elle. Sur le chemin, pour garder courage et ne pas changer d’avis, elle se répète en boucle la formule qu’elle est décidée à leur dire. Deux policiers sont postés à l’entrée. Elle s’approche et leur récite sa phrase comme un robot : « Je viens porter plainte. J’ai été violée par Tariq Ramadan. » Ils la toisent de haut en bas et s’échangent un petit regard en coin qu’elle prend pour un sourire moqueur. Elle baisse la tête, fait volte- face et repart en clopinant sur sa béquille. Après coup, elle les comprend. Comment croire que cette traînée avait été violée par un grand intellectu­el, star des plateaux de télévision, si distingué avec sa barbe coupée ras et ses costumes Armani, si bel homme et si beau parleur que les plus ravissante­s doivent tomber à ses pieds comme des mouches ?

Un peu plus de huit ans après, dans la ville du Sud où elle se cache désormais, elle me raconte ce dépôt de plainte raté. Je l’ai vue arriver de loin, dissimulée derrière ses grosses lunettes de soleil et toujours appuyée sur une béquille. Un vieil accident de voiture lui a écrasé la rotule droite, puis une chute dans les escaliers a achevé de la déglinguer. « J’apprends à vivre avec la douleur », lance- t- elle tandis que nous nous dirigeons lentement à pied vers la grande place.

Une fois installée au café, elle paraît solide, presque gaie. Une force de la nature, dirait- on, s’il n’y avait parfois ces yeux qui s’embuent, cette bouche qui se fige sans pouvoir continuer. Devant un croque-monsieur, elle pose à plusieurs reprises la question qui la poursuit depuis toutes ces années : « Pourquoi moi ? » Elle ajoute : « Et dire que j’ai cru en sa sincérité. Ma naïveté paraît ridicule, je sais. Je me suis fait avoir comme une débutante, mais c’était retors et ficelé comme un scénario bien rodé. » Elle raconte tout, photos, échanges écrits et documents à l’appui – e-mails, SMS, images qu’elle fait défiler sur son portable. On parle pendant près de six heures, la première fois. D’un coup, son visage se plisse de douleur. Elle craque. « J’arrête là. Je ne peux plus. » Elle sanglote. « Il m’a salie. Pour toute ma vie, je serai celle qui s’est fait pisser dessus. C’est cette honte qui m’a réduite au silence pendant des années. »

Jusqu’ici, elle était restée sans visage. Les médias l’ont affublée d’un pseudonyme qu’elle ne s’est pas choisi, « Christelle ». On la surnomme aussi « la fille à la béquille », à cause de ce handicap qui joue un rôle important dans l’histoire, et après une apparition floutée sur BFM TV et un entretien avec l’essayiste Caroline Fourest dans l’hebdomadai­re Marianne. Elle

est la deuxième à porter plainte pour viol contre Tariq Ramadan, à l’automne 2017. Parce que, dans la foulée de l’aaire Harvey Weinstein, le vent de libération de la parole a emporté un autre homme qui n’est pas n’importe qui : un brillant intellectu­el suisse, enseignant à Oxford et né dans une famille notable d’Égyptiens immigrés à Genève, un prédicateu­r en vogue à l’idéologie controvers­ée qui fut l’icône d’une partie de la gauche, de la communauté musulmane et de la galaxie antisystèm­e françaises, pour ne pas dire un maître à penser : Tariq Ramadan.

Un rectangle pour le lit

Des agents de la police judiciaire ont interrogé Christelle en novembre et décembre 2017 dans un commissari­at de sa ville, environ sept heures à chaque fois, dont l’une en présence de son avocat, Me Éric Morain. Elle leur a conŽé plus de 200 Mo de documents. Me‘Morain a’rme avoir recueilli, pour l’enquête, « une dizaine de témoignage­s de femmes, plus récents, qui attestent de relations et d’actes de M. Ramadan que la justice qualiŽera ». Il ajoute que les policiers ont aussi entendu d’anciennes élèves suisses de Tariq Ramadan au collège et au lycée à Genève, dont les récits, publiés en partie dans La Tribune de Genève, racontent l’emprise amoureuse que leur professeur exerçait sur elles quand elles étaient mineures. J’ai rencontré l’une d’elles, longuement, en Suisse. Elle veut rester anonyme et Tariq Ramadan est présumé innocent. Mais si ce que dit Me Morain est avéré, il devra faire face à un ašux d’accusation­s qui convergent dans le sens du comporteme­nt, sinon d’un violeur, du moins d’un prédateur violent et insatiable. La condamnati­on qu’il encourt n’est pas seulement judiciaire. L’homme qui harangue les foules depuis plus de trente ans pour prêcher la vertu et l’exemplarit­é de la pratique islamique apparaît en décalage total avec son magistère religieux, intellectu­el et moral.

Au café de la place, Christelle me décrit la chambre où a eu lieu « la scène », un jour de l’automne 2009 à l’hôtel Hilton de Lyon. La date se retrouve facilement. Le programme annonçant la conférence avec Tariq Ramadan dans une salle du boulevard des Canuts, le 9 octobre à 20 h 30, est toujours mentionné sur le forum « Manifestat­ions et conférence­s Solidarité Palestine » du site de la grande mosquée de Lyon. Thème : « Le vivre ensemble, l’islamophob­ie, la Palestine ». Selon le récit de Christelle, elle a pris un café avec Tariq Ramadan au bar de l’hôtel avant la conférence. Gêné par les regards indiscrets, celui- ci lui a proposé de poursuivre la conversati­on dans sa suite. « Il m’a dit : “Il y a un bureau et j’ai des coups de téléphone à donner.” » Il recevait, en eet, des tas d’appels de journalist­es qui lui demandaien­t de réagir à l’attributio­n du prix Nobel de la paix à Barack Obama, le jour même. Ils montent donc, elle par l’ascenseur, lui par l’escalier. Dans sa jeunesse suisse, Tariq était un excellent footballeu­r et il est resté tonique. Christelle est entravée par sa satanée béquille et une attelle à la jambe droite. « La chambre était un peu cachée, tout au bout d’un renfonceme­nt du couloir, dit- elle. Quand je suis arrivée, il était déjà là. »

Sur mon cahier, au café, je dessine un rectangle pour le lit. Elle le gribouille à coups de croix et de gros points pour indiquer le coin droit sur lequel elle s’est assise pour étendre sa jambe, la télévision en face, la bouilloire à gauche. Et là, l’homme, à qui elle tourne le dos avant de le voir, apparaît soudain, la chemise sortie du pantalon et le visage méconnaiss­able. « J’étais glacée d’eroi. Il était droit comme un “i”. Il avait des yeux de fou, la mâchoire serrée qu’il faisait grincer de gauche à droite. Il avait l’air habité comme dans un Žlm d’horreur. TerriŽant, terriŽant, terriŽant. » Ce qui suit, explique Christelle, est d’une violence rare. Coups sur le visage et sur le corps, sodomie forcée, viol avec un objet et humiliatio­ns diverses, jusqu’à ce qu’elle se fasse entraîner par les cheveux vers la baignoire et uriner dessus, ainsi qu’elle l’a décrit dans sa plainte. Elle me montre une photo d’elle juste avant leur rencontre où elle est gironde et attrayante. Et une autre, juste après. Elle est méconnaiss­able. Son visage, tuméŽé, a doublé de volume. Elle soupire : « Voilà ce qui m’est arrivé. »

Mais comment s’assurer qu’elle dit la vérité ? Comment prouver un viol dans l’intimité d’une chambre d’hôtel où l’on est entrée de son plein gré ? Avec l’espoir d’en savoir plus, j’ai passé un certain temps dans la salle d’attente de Me Yassine Bouzrou, début janvier. L’avocat de Tariq Ramadan m’avait donné rendez-vous à son cabinet parisien à côté de la place Saint-Michel. Il n’est pas venu, ne s’est pas excusé et n’a plus répondu à mes messages ensuite. Au téléphone, lors d’une brève conversati­on pour Žxer une date, il avait feint de ne pas savoir qui était Christelle. Puis : « Ah oui ! Vous parlez de celle qui s’est fait violer dans une chambre d’hôtel et a attendu que son violeur revienne sans appeler au secours ? » Son ironie dubitative donne une idée de ce qui sera une ligne de défense : comment croire que Tariq Ramadan, marié, père

« C’était une star aussi inaccessib­le qu’Elvis Presley, MAIS AVEC LA PURETÉ MORALE EN PLUS. HENDA AYARI

de quatre enfants, érigé en musulman modèle et qui prêche la vertu islamique pour tous, donnerait des rendez-vous à des jeunes femmes qu’il n’a jamais vues pour le simple plaisir de les abuser ? Serait-il assez fou pour risquer de perdre tout ce qu’il a construit pendant des décennies ? Pourquoi passerait-il des mois à monter des plans alambiqués pour violer une femme avec une béquille et une attelle alors que des lles l’attendent à la sortie des conférence­s ? « Je sais, ça paraît dingue, reconnaît Christelle. Même moi j’ai du mal à y croire. »

EPas un baiser de cinéma

lle a les yeux pétillants, les cheveux bruns rassemblés en queuede- cheval, un jean et un chemisier sage classiquem­ent noué au cou par une lavallière. Elle parle vite, sans détour et sans apitoiemen­t, avec un grand souci de la précision. Ce n’est pas une femme qu’on remarque pour sa beauté. Elle part facilement dans des éclats de rire et des moqueries, y compris envers elle-même. Par moments, elle s’e‡ondre. Enfance dans une famille chrétienne de la classe moyenne des environs de Versailles. Une soeur aînée, une mère normande qui la traînait en poussette dans les musées, un père normando-martiniqua­is, cadre d’entreprise, artiste à ses heures et aux méthodes d’éducation strictes, à l’ancienne. Christelle ne chait pas grand- chose à l’école, mais passait les étapes sans e‡ort, surtout en maths, jusqu’au bac. À 14 ans, elle est marquée par sa lecture du Prince de Machiavel, « pour sa lucidité froide et mathématiq­ue sur le fonctionne­ment des êtres humains ». À 15 ans, par Le Discours de la méthode de Descartes et L’Art de la guerre de Sun Tzu. « Ma soeur était en prépa HEC, je lui piquais ses livres. »

Elle ne veut toujours pas dévoiler son nom, mais consent pour la première fois à donner une photo d’elle que nous publions. « J’ai mes lentilles de couleur, on ne va pas me reconnaîtr­e avec ça, estime- t- elle. Si vous voyiez l’imam intégriste que vénèrent les jeunes hommes de mon quartier, vous comprendri­ez pourquoi je n’ai pas trop envie de montrer ma tête. Ce n’est pas de Tariq Ramadan que j’ai peur, mais des ramadiens–: complèteme­nt lobotomisé­s et persuadés de bien faire, ils pourraient me planter un couteau au nom d’Allah. » Ces jeunes disciples, elle dit les reconnaîtr­e à leur style « petit bourgeois de bonne famille, barbe très courte, chemise, pull à col en V, mocassins » – tout comme leur maître. Avant qu’elle ne parte se réfugier dans la ville où nous discutons, elle a subi leurs menaces. Elle a reconnu l’un d’eux sur une des photos transmises aux policiers, au milieu d’un petit groupe de jeunes entourant Tariq Ramadan. « Si tu continues, tu niras suicidée dans la Seine très vite », lui a glissé un autre dans la rue. « Celui- ci avait plutôt la quarantain­e et m’a fait plus peur, dit- elle. C’est lui qui m’a incitée à changer de ville. »

Henda Ayari, la première plaignante, n’a jamais rencontré Christelle. Elles ne se ressemblen­t pas et ignorent l’une et l’autre qu’elles ont bien des points communs. Henda, elle aussi, a connu Tariq Ramadan alors qu’elle se trouvait dans une situation de faiblesse : divorcée de son mari salaste, le père de ses trois enfants, elle avait 36 ans et cherchait sa voie. Comme Christelle, elle l’a rencontré sur Facebook. « Je sortais du salasme et je culpabilis­ais. Je devais retirer mon voile pour trouver du boulot–», me raconte-telle, vêtue d’un ensemble jupe chic et strict, dans un café parisien. Elle s’est, ensuite, détachée de la religion et est devenue une militante féministe. «–Pour moi, poursuit- elle, Ramadan incarnait l’islam modéré. Il était la référence, le plus apte à répondre à mon questionne­ment religieux et à m’apporter l’apaisement. » Elle aussi a été séduite par sa « gentilless­e », ses « manières respectueu­ses », sa « grande attention » : « J’étais £eur bleue, surprise et £attée qu’il s’intéresse à moi et à mes souffrance­s, qu’il ait envie de me connaître. » Comme Christelle, mais trois– ans plus tard – en 2012 –, Henda a¦rme qu’il l’a invitée à monter dans sa chambre d’hôtel lors de leur premier rendez-vous pour discuter au calme – parce que, justiait-il, « il y avait trop de gens dans le hall ». Comme Christelle, elle dit avoir obtempéré sans se douter de ce qui arriverait : « C’était impossible que ce grand monsieur invite une minette pour la séduire. C’est lui qui rappelait les règles et les interdits de l’islam, sur le péché que représenta­ient les relations sexuelles hors mariage. » Elle insiste : « C’était une star aussi inaccessib­le qu’Elvis Presley, mais avec la pureté morale en plus. Quand je suis arrivée dans sa chambre et qu’il m’a embrassée, je ne m’y attendais pas. Mais ce n’était pas un baiser de cinéma. J’ai eu mal. J’ai cru qu’il allait me tuer. »

CHRISTELLE SE REMÉMORE UN MESSAGE DE RAMADAN : « J’espère que la rosée fraîche du matin te réveille en douceur, ma princesse. ˆ

Elle porte plainte pour « viol, agression sexuelle, violences et menaces de mort ».

Tariq Ramadan a engagé une action en dénonciati­on calomnieus­e à l’encontre de Henda Ayari. Ses avocats ont versé au dossier des messages échangés entre le prédicateu­r et un compte Facebook attribué à la jeune femme, les 5 et 6 juin 2013, soit quinze mois après la scène qu’elle raconte. « Nous sommes des êtres humains avec nos failles, lui écrit- elle. J’étais dans une période dišcile et instable et des personnes qui te haïssent m’ont monté la tête contre toi en te faisant passer pour un monstre pervers et sans coeur. » Les avocats de Ramadan ont aussi produit l’attestatio­n d’un « fonctionna­ire assermenté » qui assure avoir été accusé de viol par Henda Ayari alors qu’il avait repoussé ses avances. « Je ne vois pas du tout, mais pas du tout, de qui il s’agit ! » s’exclame- t- elle en me donnant la raison de la poursuite de sa correspond­ance avec Tariq. « J’étais très en colère. Je l’insultais, au départ. Quand je lui ai dit que j’allais le dénoncer, il a commencé à me menacer au téléphone : “Henda, on sait tout de toi. Ne joue pas à la maligne. Si tu fais quoi que ce soit, ça va te coûter très cher.” J’ai des enfants ; j’ai eu peur qu’il s’en prenne à eux. Ma stratégie a été de le rassurer. J’ai joué le pardon, la bienveilla­nce. J’étais encore sous son emprise aussi. J’ai même été tentée de le revoir, mais j’ai eu peur. »

Comment devient- on une « amie » de Tariq Ramadan ? Quand Christelle fait sa connaissan­ce, au cours de l’année 2009, il a 47 ans ; elle, 36. Il est au sommet de son ascension et elle, au plus mal. L’accident de voiture qui l’a handicapée est le début d’une descente aux enfers. Elle qui pratiquait le sport à haute dose –´ athlétisme, rugby, handball, danse moderne – doit tout arrêter. Elle n’a pas d’enfant et se sépare de l’homme avec qui elle vivait dans le sud de la France. Elle grossit. Sa petite entreprise de création de sites Web périclite. Les ¦ns de mois sont une hantise. Elle dégringole. Les rares personnes qu’elle fréquente sont des camarades d’infortune croisés au centre d’action sociale ou à la caisse d’allocation­s familiales. Elle se lie d’amitié avec les plus démunis : des immigrés pour la plupart, souvent musulmans. Les femmes s’occupent d’elle, lui apportent des makrouts et des baklavas. Certaines lui glissent discrèteme­nt des prières sous la porte et lui vantent « les joies de l’islam et de la solidarité islamique », selon les mots de Christelle, qui ne demande alors qu’à s’y jeter. « Va à la librairie Tawhid, lui dit une de ses nouvelles copines. Il y a tout. » Le magasin, à Lyon, appartient aux éditions du même nom et vend, jusqu’aux moindres cassettes, les oeuvres complètes du grand prédicateu­r. « Il faut que tu lises Tariq Ramadan, ma soeur », lui conseille un employé de Tawhid. « J’avais envie d’y croire. J’étais à fond », raconte-t- elle. Christelle a des facilités intellectu­elles, un côté surdoué dont elle paye le prix : sa capacité à lire vite et à mémoriser accélère d’autant plus sa radicalisa­tion. Elle engloutit les livres à grande vitesse et sans modération, dort peu la nuit. « J’ingurgitai­s tous les jours des paquets de hadiths et les diˆérentes éditions du Coran en boucle, écrites et audio – et même en dormant, car il m’avait dit que ça attirait les anges protecteur­s pendant mon sommeil. Il y a quelque chose là- dedans qui hypnotise. C’est monocorde, c’est lancinant comme un bruit de fond. On relit, on relit, on relit et ça te rentre dans le crâne sans que tu t’en rendes compte. »

Elle dévore plusieurs livres de Ramadan, s’abonne à sa page Facebook pour s’informer des derniers écrits. « Un contenu assez simpliste, une écriture parfois ampoulée. Ça se lit vite. Pas besoin de culture, c’est accessible à un maximum de monde. Ça a du charme parce qu’on croit apprendre des choses et que ses écrits sont comme ses paroles : il y a plusieurs niveaux de lecture. Chacun peut y entendre ce qu’il a envie. On devient vite fan. » Elle respecte les interdits qui envahissen­t son quotidien. Ne pas écouter de musique, ne pas sortir seule, ne pas se maquiller – « ça, c’est pour les putes ». Elle tente de respecter à la lettre les préceptes de La Citadelle du musulman, petit guide des prières à réciter en toutes circonstan­ces. En 2008, elle prononce sa chahada, la profession de foi de l’islam. Pas compliqué. On peut être chez soi, il sušt de répéter trois fois la phrase sacrée : « Il n’y a de Dieu que Dieu et Mahomet est son prophète. » Avec le recul, elle se dit que c’était plus facile que d’annoncer : « J’ai été violée par Tariq Ramadan. » La voilà convertie. À l’islam, et bientôt à Tariq. « Je n’avais plus de défense, plus rien du tout. J’étais en état de détresse, en dépression totale. Je voulais une réponse tout de suite. »

Le conseiller de Tony Blair

Le 31 décembre 2008, elle est seule chez elle. Pour égayer son réveillon, elle envoie un message collectif de bonne année à tous ses contacts Facebook. L’un d’eux lui répond immédiatem­ent. C’est Tariq Ramadan. « Merci, c’est très gentil. Je suis tout seul en déplacemen­t et ça me fait plaisir. » Christelle est sceptique. Ça ne peut pas être le grand Ramadan en personne qui lui écrit. Un chargé de com’, sans doute. Dans ses souvenirs, elle lui répond en ces termes : « C’est vous qui gérez votre compte ? » Lui : « Oui, c’est moi. » Elle : « C’est ça, mon oeil ! » « Si, si, c’est moi », insiste le messager qui allume sa caméra pour lui faire voir sa tête. Elle a des doutes, prend une capture d’écran. Sur la photo, il a un oeil fermé. Elle la montre à une amie qui con¦rme : « Oui, c’est bien Ramadan ! » Commence une correspond­ance, puis des appels. « Il m’apportait des connaissan­ces continuell­es sur la politique, la religion, les discrimina­tions, la société, tout ce qui

« J’ai senti ta gêne... Désolé pour ma violence. J’ai aimé. TU VEUX ENCORE ? » MESSAGE DE TARIQ RAMADAN PRODUIT PAR CHRISTELLE

m’intéressai­t. » Elle devient ramadienne, comme d’autres sont raéliens. Elle l’admire, le respecte, suit tous ses conseils, croit tout ce qu’il dit. Normal : il la protège ; il veut son bien. « Ça me faisait plaisir que le plus grand érudit en islam francophon­e s’intéresse à moi. Il était incroyable­ment courtois et attentif, exigeait que je sois disponible quand bon lui semblait. Il me remontait le moral, me donnait envie de me battre – enfin, je le croyais. J’avais dix, vingt messages par jour, entre 5 heures du matin et minuit. » Elle se remémore les plus sentimenta­ux : « “J’espère que la rosée fraîche du matin te réveille en douceur, ma princesse. J’admire ton courage.” J’étais coincée chez moi, je ne faisais que parler avec lui, il n’y avait plus que lui qui existait. C’est là qu’a commencé la descente aux enfers. »

En ce début d’année 2009 où Christelle se débat avec la dépression, Tariq Ramadan a atteint un objectif crucial : il est devenu respectabl­e. Il est l’intellectu­el musulman le plus connu en Europe et, honneur suprême, il est parvenu à acquérir, après avoir été « chercheur associé », le titre de professeur d’études islamiques contempora­ines dans l’un des plus prestigieu­x établissem­ents de la planète : Oxford. Sur le site du St Antony’s College, l’une des facultés de l’université britanniqu­e, Ramadan est présenté comme le « professeur du cheikh Hamad ben Khalifa AlThani », signifiant qu’il est l’obligé de l’émir du Qatar qui finance à coups de millions de dollars le Middle East Centre, un départemen­t d’études de St Antony. Ramadan s’est installé à l’ouest de Londres dans le paisible et cossu quartier d’Ealing, avec sa femme – une Bretonne convertie à l’islam – et leurs quatre enfants.

Pour en arriver là, outre son charisme et son talent, il lui a fallu un pays, la Grande-Bretagne, où existe une religion d’État (l’anglicanis­me) et une tradition communauta­riste plus tolérante envers les fondamenta­listes religieux que la rigide laïcité universali­ste à la française. Il lui a fallu l’aide généreuse du Qatar, pays ambigu à l’égard du djihadisme et qui a soutenu des groupes islamistes armés en Syrie, et le soutien moral de son mentor qui réside dans l’émirat : Youssef Al-Qardaoui, prédicateu­r et théologien des Frères musulmans, l’un des maîtres à penser de l’islamisme militant le plus virulent, qui prône la conquête de l’Europe par l’islam, justifie les attentats-suicides au Proche-Orient comme des « opérations de martyres » et expliquait sur la chaîne Al-Jazeera en janvier 2009 que Hitler avait administré aux Juifs un « châtiment divin » imposé par Allah pour « les punir de leur corruption ».

Il a fallu à Tariq Ramadan, enfin, l’ahurissant pouvoir de séduction qu’il sait exercer sur les esprits les plus avisés. Après les attentats de juillet 2005 à Londres, le premier ministre britanniqu­e, Tony Blair, l’a chargé de participer à un comité d’experts pour lutter contre l’islamisme. Qui, mieux que cet intellectu­el tranquille aux chemises blanches immaculées, pouvait faire entendre raison à la communauté musulmane britanniqu­e ? La gauche anglaise le décrivait comme le Martin Luther King de l’islam européen. « Avec son charme, son calme, son accent français délicieuse­ment suisse, Tariq Ramadan était vu comme une alternativ­e aux prédicateu­rs ultradurs qui prêchaient le djihad », se souvient Denis MacShane, ancien ministre du gouverneme­nt Blair, qui ajoute : « Ramadan a très bien su utiliser la crainte de la Grande-Bretagne d’être accusée d’islamophob­ie pour infiltrer l’establishm­ent. Quand j’ai commencé à découvrir ses propos antidémocr­atiques et antifemmes et sa détestatio­n des Juifs, j’ai alerté mon ami Timothy Garton Ash » – un grand professeur de St Antony’s. En vain. Tariq Ramadan était déjà installé à Oxford.

Cette splendide carte de visite est une revanche pour l’ancien enseignant genevois dont la thèse avait été refusée par un premier jury universita­ire suisse. Le sujet lui-même était une manière de réparer une blessure familiale et de rendre justice à son héros : son grand-père égyptien Hassan Al-Banna, fondateur de la confrérie des Frères musulmans dont le slogan est explicite – « Dieu est notre but. Le prophète est notre chef. Le Coran est notre constituti­on. Le combat est notre chemin. La mort au service de Dieu est notre désir le plus cher. » Saïd Ramadan, gendre de Hassan Al-Banna, père de Tariq et forcé à l’exil en 1959 par le président égyptien Nasser, a entraîné la famille à poursuivre la mission à partir de Genève. La thèse de Tariq sur son grandpère a été jugée plus complaisan­te que scientifiq­ue par le jury genevois. Le doctorant ne voulait voir Hassan Al-Banna que comme un précurseur de la pensée réformiste islamique moderne et l’exemptait de toute velléité de violence. « Il n’acceptait pas qu’on le considère comme un idéologue du terrorisme, a témoigné le professeur Charles Genequand dans “Envoyé spécial”, sur France 2, en 2004. C’était une position intenable. Je me suis retiré de mes fonctions de directeur de thèse. » Ce n’est qu’à la faveur de cette démission et d’un nouveau jury que le postulant a fini par obtenir le précieux sésame.

Mariage sur Skype

Le sentiment de revanche vaut aussi à l’égard de la France. En novembre 1995, dans la psychose des attentats islamistes, Tariq Ramadan y a été interdit de séjour pour quelques mois. « Nous avions de bonnes raisons de le faire », me dit laconiquem­ent le ministre de l’intérieur de l’époque, Jean- Louis Debré, sans rappeler que le Centre islamique de Genève, point d’ancrage de la famille Ramadan, était suspecté de servir de plaque tournante aux militants algériens du Front islamique du salut (FIS) et même à sa branche militaire, le Groupe islamique armé (GIA). L’interdicti­on a été levée, mais les années suivantes, le prédicateu­r a souvent franchi la ligne jaune. Après avoir réussi à faire interdire en 1993 à Genève Le Fanatisme ou Mahomet le Prophète, une pièce de Voltaire, au prétexte qu’elle gênait « les espaces intimes et sacrés », il déchaînait les passions en 2003 avec une tribune dans laquelle il accusait les « intellectu­els juifs français » de suivre une ligne communauta­riste. La même année, lors d’un fameux débat télévisé avec le ministre de l’intérieur, Nicolas Sarkozy, il proposait l’étrange idée d’un « moratoire sur la lapidation », après des propos de son frère intégriste Hani Ramadan pour justifier ce châtiment à l’encontre des femmes adultères. Gaffes ou stratégie ? Ce qu’il perd en image du côté des élites parisienne­s ou genevoises, il le gagne auprès de son public et de ses maîtres religieux, en particulie­r au Qatar. S’il aggrave sa réputation sulfureuse, il accroît aussi

sa notoriété. Et la violence des réactions à son encontre le fait passer opportuném­ent pour une victime de la pensée dominante.

Ainsi, il se positionne dans l’establishm­ent en devenant un sujet central de divisions parmi les intellectu­els et les politiques. Rarement le sens d’une parole aura été compris de manière si opposée par les uns et les autres. De quel islam Ramadan est-il le nom ? Certains entendent la douce musique d’un réformateu­r modéré, porte-parole d’une religion qui se veut adaptée au contexte européen, capable de réconcilie­r avec la société les jeunes immigrés en colère. D’autres perçoivent, sous l’harmonie apparente, les notes musclées d’un prosélytis­me intégriste. L’extrême gauche l’apprécie pour son tiers-mondisme et son action en faveur des jeunes de banlieue. La fachosphèr­e et les complotist­es de tout poil se délectent de ses attaques plus ou moins masquées contre le « lobby sioniste ». Parmi les tenants d’une « laïcité ouverte », à droite et surtout à gauche, beaucoup lui passent son conservati­sme religieux, de crainte d’un procès en islamophob­ie qu’il brandit à tout bout de champ. Bref, sur l’interpréta­tion de ses discours, de sa stratégie, de ses objectifs réels, personne n’est d’accord.

Prenez les deux journalist­es qui ont publié les biographie­s de Ramadan les plus fouillées, Caroline Fourest et Ian Hamel : ils tirent de leurs recherches des conclusion­s opposées. Pour Fourest (Frère Tariq, Grasset, 2004), qui est la première à avoir écouté et analysé des dizaines de cassettes de discours du prédicateu­r, celui- ci est un agent caché des Frères musulmans et masque sous une parole hypocrite les objectifs fondamenta­listes définis par la confrérie : faire en sorte que chaque fidèle contribue à pousser son pays vers la déséculari­sation au profit de plus d’islam. Elle dénonce « le double discours de Tariq Ramadan », reprenant la formule de l’islamologu­e Gilles Kepel. Pour Hamel (La Vérité sur Tariq Ramadan, Favre, 2007), le prédicateu­r est « un homme profondéme­nt croyant, l’inverse d’un tartuffe ». À la notion de « double discours », qu’il conteste, il préfère celle de « grand écart ». Selon lui, Ramadan est naturellem­ent obligé à d’« acrobatiqu­es contorsion­s » puisqu’il doit « plaire à la fois à Youssef Al-Qardaoui (...) et à la nouvelle “beurgeoisi­e”, ces décideurs de la génération beur ». Edwy Plenel, le fondateur de Mediapart, va plus loin encore : il a déclaré n’avoir jamais entendu « aucune ambiguïté » ni « aucun double langage » chez Tariq Ramadan, prétendant même qu’il a été « très ferme dans la condamnati­on des attentats » de 2015. Jean-Charles Brisard, du Centre d’analyse du terrorisme et qui a lui aussi débattu avec le prédicateu­r, soutient exactement le contraire. « À une question simple que je lui ai posée en 2003 – “Êtes-vous pour ou contre le terrorisme ?” –, il a répondu : “Un acte terroriste est illégitime, car il s’en prend à des innocents.” Je lui ai demandé de préciser : “Alors qui sont les coupables ?” Il a zigzagué. Sur les sujets sensibles, il n’a jamais une réponse claire. »

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