Vanity Fair (France)

Recontre CRAYON à dessein

Plantu a caricaturé le pape en pédophile, Sarkozy en vizir, Hollande en mollusque avant de s’attaquer aux Macron. Après trente-trois ans à la « une » du Monde, comment garder la flamme ? À la veille de léguer des centaines de dessins à la Bibliothèq­ue nat

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Depuis trente- troisans, croque l’actualité Plantu en «une» du Monde. Comment travaille le plus in‚uent des dessinateu­rs français.

L’oeil du souverain scanne la foule des journalist­es venus écouter ses voeux. Leur fébrilité joyeuse fait plaisir à voir sous les lustres de l’Élysée. Ce mercredi 3 janvier, il y en a, des visages connus : Léa Salamé en escarpins zébrés, Anne Sinclair, discrète, Christophe Barbier et son écharpe rouge, Jean- Pierre El kabbach sous tension au premier rang. Et puis, un peu à l’écart, au bord de la scène, il y en a un qui ne joue pas du menton, enroulé dans son chèche d’étudiant rohmérien. Il a des joues creuses, cheveux un peu longs, billes bleu délavé. Emmanuel Macron l’a évidemment repéré. C’est Plantu, le dessinateu­r qui fait danser depuis si longtemps ses crayons en « une » du Monde. Il ne l’a jamais épargné, le croquant en jeune arriviste, traître à Hollande, puis en roitelet néolibéral, redoutable séducteur, sourd au peuple. Plantu l’observe chaque jour sur Google images, dans les journaux, à la télé et, cet après-midi, derrière le pupitre. Il examine le regard sioux, le nez droit, les jambes solides, le masque du pouvoir qui, peu à peu, s’installe. Il photograph­ie tout dans sa tête, et aussi la cour, les communican­ts, les dorures du palais. Il hésite à sortir l’appareil numérique qu’il tient toujours dans sa poche, mais la solennité des lieux l’en dissuade. Plantu salue la ministre de la culture, Françoise Nyssen, dont la maison d’édition, Actes Sud, a publié un recueil de ses dessins en 2014. Le champagne lui fait tourner la tête, il n’en prend pas, repart avec son petit sac à dos sur l’épaule. « Pas facile à saisir, ce Macron, note- t- il d’une voix étonnammen­t douce. Il est jeune, ™ n, lisse... Je le cherche encore. »

Bientôt, il l’aura, ce nouveau monarque, comme il a su apprivoise­r ses prédécesse­urs. Les politiques passent, lui reste. Plantu – Jean Plantureux de son vrai nom – est le roi du Monde, en majesté depuis trente- trois ans dans le prestigieu­x quotidien du soir. Rien ne l’atteint, ni les polémiques qu’il déclenche quand il s’attaque aux intégriste­s de tout poil, ni le désir de renouveau qui souže dans la rédaction. Les tentatives pour réduire son espace ou le reléguer en pages intérieure­s sont restées vaines. On ne touche pas à Plantu. Il est l’institutio­n dans l’institutio­n, la star du journal, éditoriali­ste sacré, multiprimé, ultraconne­cté, reconnu au- delà des frontières en raison notamment de son engagement pour la paix. Avec son associatio­n Cartooning for Peace, créée en 2006 à l’invitation de son ami Ko™ Annan, alors secrétaire général de l’ONU, il fédère des dessinateu­rs de tous les pays, prône le dialogue entre les peuples pour instaurer « une mer de fraternité, un véritable océan paci™que ». « Jean de la lune », le surnomment certains confrères cyniques, ou peut- être jaloux. Car Plantu est reçu partout, à l’ONU, à Davos, au festival de Cannes, à Beyrouth, dans le palais du président Aoun, à l’Académie royale de Belgique qui l’a élu en son sein. La bibliothèq­ue nationale François-Mitterrand lui rend hommage à son tour, à partir du 20 mars, avec une exposition intitulée « Plantu, 50 ans de dessins de presse ». C’est l’ancien directeur, Bruno Racine, qui a eu l’idée de faire entrer le caricaturi­ste au patrimoine national. « Plantu, c’est un monument, dans la lignée de Daumier, dit-il. C’est aussi un style qui ne ressemble à aucun autre, une sorte d’ironie tendre, jamais méchante mais pas non plus complaisan­te. Il vise juste. »

Allumer le feu au réveil

Drôle de métier pour un « cancre », comme il se présente toujours. Il faut sans cesse rester en éveil, brasser la politique, l’économie, la science... Pointer un événement dans le ¦ot des nouvelles, croquer sans jamais perdre l’humour, ni le sens. Et renouveler l’exercice quatre matins par semaine pour Le Monde, plus le dimanche pour L’Express. « Cela demande une certaine discipline ; chez moi, ça se fait un peu dans le bordel », con™e Plantu, un lundi gris de janvier, dans son deux-pièces de Belleville. Il vit depuis longtemps dans ce quartier populaire, jadis dans une maison, avec sa femme, universita­ire, spécialist­e de théâtre, et leurs quatre petits. Le cocon a éclaté, il a fallu déménager. Le Mac joue un air de Betty Boop fredonné par Helen Kane. Les murs débordent : cartes postales, dessins, « unes » de journaux, photos des enfants devenus grands et de leurs bébés. Dans le coin cuisine, où traînent trois pommes et un fenouil, Chirac sourit, tout vieux, immortalis­é avec des dessins du maestro dont un, vachard, de Bernadette en sorcière. Là, sur le bureau, un crâne argenté, cadeau de Jean-Michel Jarre. Par terre, des livres, des plantes, deux guitares. Le soleil éclaire un portrait de Mme Plantureux promenant Jean en landau, au début des années 1950. Elle était un peu langue de vipère, paraît-il ; le père, plus discret, minutieux, concentré sur son métier de dessinateu­r industriel à la SNCF. Ces deux-là ont fusionné dans la plume du ™ls.

Il s’enfonce dans un gros fauteuil, soulagé d’avoir envoyé son dessin du jour, intitulé « Macron en Chine » : un dragon rouge serpente entre les droits de l’homme pour signer des contrats à foison. Comme chaque matin, il a ouvert l’oeil à 6 heures, avalé des ¦ocons d’avoine, plongé dans un grand bain d’infos radio télé, avant d’a«ronter la feuille blanche. Ça peut fuser en deux minutes ou torturer les entrailles. Dans un coin du papier, sa célèbre petite souris, malicieuse ou sage comme un Jiminy Cricket, l’aide à accoucher. « Alors, il est arrivé le Plantu ? » s’impatiente- t- on au Monde. Il y a des bons et des mauvais jours. Plusieurs brouillons tombent dans la boîte e-mails de la rédaction sur le coup de 10 heures, certains plus osés pour titiller les chefs. À eux de choisir, à leurs risques et périls. Un Plantu peut mettre le feu, comme ce croquis rapprochan­t sous l’étiquette « néopopulis­tes » Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen ou celui-là, qui esquisse un parallèle entre un syndicalis­te de la CGT interdisan­t à une

employée de travailler le dimanche chez Castorama et un barbu d’« Islamorama » refusant à une ™llette d’aller à l’école. L’artiste est régulièrem­ent conspué : « capitalist­e », « islamophob­e », dénoncent les uns ; « antisémite », hurlent d’autres quand le stylo pointe les crimes de l’armée israélienn­e. Il y a eu aussi ce dessin du souverain pontife sodomisant un enfant, sobrement intitulé « Pédophilie : le pape prend position ». Explosion du standard téléphoniq­ue en avril 2010, 3 000 e-mails dans l’heure, plainte déposée par une associatio­n catholique. Plantu ©irte avec les lignes jaunes. Il en convient : « Mon métier, c’est l’art du dérapage contrôlé. » Il sévit, avec sa sensibilit­é de gauche, mais sans idéologie, ce qui l’a conduit à voter Bayrou puis blanc à la présidenti­elle de 2012, avant de choisir Hamon et Macron en 2017, au désespoir de ses ™ls mélenchoni­stes. Au Monde, sa liberté est souveraine, même s’il faut parfois le rappeler. « T’en a pas marre de jouer les ados attardés ? » l’a récemment rabroué le directeur du journal, Jérôme Fenoglio. Plantu avait glissé sur le fronton de l’Assemblée nationale une petite Marianne prise en levrette par un député. Un de ses classiques jamais retoqué jusqu’à l’essor du politiquem­ent correct et le tsunami #BalanceTon­Porc. « On m’a fait chier, alors j’ai rajouté des bites un peu partout », se vante Plantu, joues rosissante­s. Ça l’amuse, lui, le sage qui n’a pas goûté à mai 1968, mais salivait un peu devant la bande canaille de Wolinski et Reiser. Dans son coin, il a toujours essayé de dessiner des sexes – dont un, minuscule, la goutte pendante, à Sarkozy qui a retardé un bouclage, le temps de gommer l’appendice, et un autre énorme à DSK, en forme de branche, après le scandale du So™tel. « Il a scié la branche sur laquelle il était », avait noté le dessinateu­r sur ce croquis jamais publié.

Au Monde, on préfère de loin ses colombes. C’est un oiseau de paix dessiné durant la guerre du Vietnam, un point d’interrogat­ion dans le bec, qui a lancé Plantu. Le croquis fut déposé au matin du 1er octobre 1972 à la rédaction, après beaucoup d’autres. « C’est pas encore ça », disait- on généraleme­nt au débutant, et il repartait vendre des meubles aux Galeries Lafayette. Les parents Plantureux désespérai­ent un peu. Ils

Plantu rougit : « On m’a fait chier, alors j’ai rajouté des bites un peu partout. »

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