Vanity Fair (France)

Flashbac€‚k D’AMOUR et de Hollywood

En 1975, Marthe Keller donne la réplique à Al Pacino dans Bobby Deerfield de Sydney Pollack. Sur le tournage, c’est le coup de foudre. L’actrice s’est confiée à ADRIEN GOMBEAUD et raconte leur histoire d’amour pour la première fois.

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Marthe Keller raconte pour la première fois son histoire d’amour avec dans les années 1970-1980. Al Pacino De ces romances qui ne se terminent jamais vraiment.

C’était un rendez-vous inhabituel. Marthe Keller m’invitait à la retrouver un dimanche matin dans le hall d’un hôtel toulousain. Elle connaissai­t à peine la ville et n’avait pas prévu d’y passer plus de vingt- quatre heures. « J’espérais que vous refuseriez », m’avait- elle coné au téléphone. Nous n’étions pas les premiers à demander à l’actrice de Marathon Man, des Yeux noirs ou de Fedora de raconter sa vie : Berlin Est, Paris, Hollywood, le cinéma, l’opéra et ses années d’amour et de complicité avec Al Pacino. Jusqu’ici, elle avait décliné toutes ces propositio­ns. « Et puis, sourit- elle, à un moment, il faut bien raconter, n’est- ce pas ? Installons-nous au bar, si vous voulez. »

Cinq jours auparavant, Pacino lui a téléphoné en riant : « Marthe, on le se marier à Las Vegas... à condition de ne pas vivre ensemble !

– Al, à notre âge, nous ne savons même pas si nous tiendrons jusqu’à l’été ! »

Ce matin-là, un maquillage léger rehausse à peine son regard ambré. L’actrice parle d’une voix franche, habituée à gravir sans e”ort le premier balcon des théâtres. On reconnaît ces anglicisme­s mêlés de croches germanique­s, cet accent qui semble vous déer à chaque virgule : « Devine donc d’où je viens ? » Elle commande un thé vert : « Vous savez, Al et moi avons vécu un véritable lm. » La saga d’une folle passion et de quarante ans d’art dramatique des deux côtés de l’Atlantique.

Leurs routes se croisent au mitan des années™ 1970, au coeur d’une décennie magique du cinéma américain. Marthe vient de rencontrer Sydney Pollack. Le réalisateu­r de Nos plus belles années prépare une nouvelle romance intitulée Bobby Deer eld. À 36 ans, Pacino a enchaîné deux Parrain, Serpico, Un après-midi de chien et le studio lui accorde un droit de regard sur ses partenaire­s. À lui de décider si Marthe Keller gurera sur l’a¦che. Ils ont rendez-vous au bar du Carlyle, à Manhattan, et l’enfant de Bâle a, comme souvent, le sentiment d’être là par accident.

Son destin d’actrice s’ouvre à ses 16 ans, quand une chute de ski brise son ménisque et ses rêves de ballerine. « Dans ma vie, je n’ai vraiment eu qu’un seul désir : devenir danseuse. Ensuite, j’ai laissé les choses venir à moi. » Née en Suisse, elle s’est installée à Berlin, au plus froid de la guerre froide, pour suivre des cours de danse à l’Est. « J’avais choisi un endroit sinistre à dessein, dit- elle. Là-bas, rien ne pourrait me distraire de la danse. Après cela, je me suis inscrite au cours de théâtre. » Marthe habite à l’Ouest, face au mur, dans un appartemen­t glacial. « Sans argent pour acheter des rideaux, j’avais couvert les carreaux de journaux. De ces nuits, je garde l’image des gyrophares sur le papier journal et le bruit des chiens au bout des chaînes. » Grâce à son passeport suisse, elle est l’une des rares Berlinoise­s à traverser librement le fameux Checkpoint Charlie. « On racontait des anecdotes étonnantes. Comme celle de cette famille qui franchit le mur dans le camion d’un boucher, cachée dans des carcasses. Les enfants dans les veaux, les parents dans les boeufs. Après un séjour à l’hôpital, ils ont pu se construire une vie à l’ouest. Voilà pour moi la métaphore de cette période. »

Marthe Keller débute donc sur les scènes berlinoise­s. C’est en la voyant jouer en allemand dans Songe d’une nuit d’été que Philippe de Broca la choisit pour son nouveau lm Le Diable par la queue. Elle partagera l’a¦che avec Yves Montand, Jean-Pierre Marielle et Jean Rochefort. Nous sommes en 1968. « Comme je ne parlais pas français, j’ai appris mon dialogue en phonétique. Puis, les événements de mai sont arrivés et le tournage a été repoussé. Je me suis retrouvée coincée à Paris et j’y suis restée. Ma vieille Volkswagen doit encore traîner quelque part en Allemagne. »

Avec Le Diable par la queue commence aussi une histoire d’amour entre Marthe Keller et le réalisateu­r de L’Homme de

Rio. Ensemble, ils tourneront encore Les Caprices de Marie avec Philippe Noiret et Jean-Pierre Marielle. Puis, en une soirée de 1972, le premier volet de la série télé La Demoiselle d’Avignon fait instantané­ment de la comédienne suisse une vedette populaire. Pour la France entière, elle devient la belle princesse Koba du royaume de Kurlande, héroïne d’une romance ORTF qui passionner­a le pays pendant six épisodes de cinquante- deux minutes. Pour Marthe Keller, le triomphe de La Demoiselle d’Avignon reste voilé d’un souvenir douloureux. Lorsqu’elle reparle de cette nuit, son regard se ‡ge dans une expression de tristesse mêlée de colère : « Il se trouve que j’ai donné naissance à mon ‡ls le soir de la di‘usion du premier épisode. Je me souviens d’avoir pris mon enfant dans mes bras pour l’allaiter et vivre ce que je considère comme l’instant le plus précieux et le plus intime de la vie d’une femme. Soudain un médecin est entré dans la chambre. Sous sa blouse blanche, j’ai aperçu l’éclat d’un objectif. C’était un paparazzi déguisé. J’ai hurlé plus fort que je n’ai jamais hurlé ! On m’a entendue dans tout l’étage. » De cette époque, elle gardera toujours une cicatrice : une mé‡ance aiguë de la notoriété.

PLe stratagème s’effondre

eu après, elle se sépare de Philippe de Broca et s’installe dans un bel appartemen­t parisien qu’elle n’a absolument pas les moyens de payer. Au détour d’un séjour cannois, elle apprend que JohnœSchlesinge­r la cherche : « J’ai cru que c’était une blague. Je n’avais pas du tout l’ambition d’aller à Hollywood. » Le réalisateu­r de Macadam Cowboy l’a repérée au théâtre à Paris en matinée. Comme Philippe de Broca auparavant, c’est en la voyant jouer dans une langue qu’il ne comprenait pas que le cinéaste américain l’a envisagée pour le rôle féminin de son prochain ‡lm. L’histoire se répète : comédienne au long cours, Marthe Keller doit apprendre à travailler dans une nouvelle langue. Le casting de Marathon Man réunit Dustin Ho‘man et Laurence Olivier. Le ‡lm est produit par Robert Evans, nabab de la Paramount qui a orchestré les triomphes de Rosemary’s Baby, Le Parrain ou Love Story. Sa carrière de séducteur est aussi £amboyante que sa ‡lmographie. Evans a été l’amant d’Ava Gardner, Grace Kelly, Lana Turner, Raquel Welch... « Le vendredi, il organisait des soirées chez lui à Beverly Hills. On dînait avec Warren Beatty et le Tout-Hollywood, se rappelle- t- elle. Après le dessert, il projetait un ‡lm Paramount inédit. Un soir, à la ‡n du générique, j’ai senti la main de Robert sur mon épaule : “Il faut partir.” J’avais le sentiment qu’il me chassait. En réalité, il me protégeait. La soirée allait prendre une autre tournure et il voulait m’écarter : “Vous avez trop de classe pour ça.” » Après Marathon Man, Bob Evans produit Black Sunday de John Frankenhei­mer où Marthe campe une terroriste. Le temps du weekend de Pâques, l’actrice s’évade du tournage pour aller rencontrer Al Pacino à New York. O¯ciellement, il s’agit d’un café informel, mais la comédienne a soigneusem­ent préparé le rendez-vous du Carlyle. Elle a même mis au point un stratagème.

« Sydney Pollack m’avait prévenue : vous êtes très grande or Al est tout petit. Aussi, pour qu’il ne me voie pas debout, j’avais prévu d’arriver en avance et j’avais bien l’intention de ne pas quitter mon fauteuil. J’avais aussi convié Dustin Ho‘man, sans lui dire qui serait là. Je pensais faire une bonne surprise à tout le monde. » Al Pacino est à l’heure et Marthe l’attend assise. « Aussitôt, j’ai senti qu’il était complèteme­nt névrosé et on s’est très bien entendus. Il n’a parlé que de lui et ça ne m’a pas dérangée. » Tandis que les deux comédiens font connaissan­ce, un groom traverse les salons : « On demande Marthe Keller au téléphone. » Le stratagème s’e‘ondre : elle va devoir se lever ! Paniquée, elle tente d’éviter le regard du groom. « Al a suggéré : “Je crois que c’est pour vous.” J’ai répondu : “Non, non, c’est une erreur.” Il a insisté : “Si, si.” J’ai bien dû me lever et alors je me suis mise à marcher comme

J’AI SENTI QU’IL ÉTAIT COMPLÈTEME­NT NÉVROSÉ ET ON S’EST TRÈS BIEN ENTENDUS. Il n’a parlé que de lui et ça ne m’a pas dérangée. » MARTHE KELLER

ça. » Soudain, Marthe Keller se lève. Le petit bar de l’hôtel toulousain devient une grande scène où l’actrice rejoue son propre rôle et la démarche étrange qu’elle avait composée pour Al Pacino quelque quarante ans auparavant. Voûtée, les genoux fléchis, elle avance en boitillant, telle Quasimodo sur le parvis de NotreDame. « “Vous avez un problème à la jambe ?” m’a demandé Al, interloqué. Alors, penaude, je me suis redressée : “Non, mais je suis grande.” » La comédienne se rassoit et reprend : « Après ce coup de fil sans intérêt, je suis revenue en songeant que le rôle m’échappait. Et puis Dustin Hoffman est apparu ! Brutalemen­t, je les ai sentis se raidir. Al s’est levé. Très poliment, il a salué Dustin et il est parti aussi vite. J’ai bredouillé à Dustin : “Vous n’êtes pas amis ?” J’ignorais ce que tout le monde savait : Al et Dustin se détestaien­t. Bref, ce rendez-vous était une catastroph­e. »

Al, muse d’opéra

Gamin du South Bronx, Alfred Pacino a découvert sa vocation à l’école, dès les années 1950. Adolescent, il largue ses études pour se consacrer à son art, tout en exerçant mille métiers : déménageur, vendeur de légumes, caissier dans un cinéma... Il débute sur de petites scènes newyorkais­es comme le Café Cino ou dans une impasse devant un parterre de clochards. En 1966, après un premier échec, il est admis à l’Actors Studio, dans la même promo que Dustin Hoffman. Puissant, fragile, félin, Pacino devient vite un phénomène du théâtre new-yorkais. Dans la lignée de Brando, il appartient à une race de comédiens qui transforme l’art dramatique : Robert De Niro, Dustin Hoffman, Jack Nicholson, Gene Hackman... Ils transpiren­t le réel et projettent l’homme de la rue sur grand écran. Cependant, lui ne courtise pas les studios. Avant d’accepter son premier rôle majeur dans Panique à Needle Park, il a refusé onze films. À Lawrence Grobel, qui deviendra son interviewe­ur officiel, il déclare dès 1979 : « Pour moi la vie est sur les planches » (Al Pacino. Entretiens avec Lawrence Grobel, éditions Sonatine). En quatre décennies, cela ne changera jamais vraiment.

En sortant du Carlyle, Marthe Keller laisse un message sur le répondeur de Pollack pour lui annoncer qu’elle ne fera sans doute pas le film. « Al l’avait déjà appelé : j’avais le rôle. Quelques mois plus tard, le tournage a commencé... et notre histoire aussi. » L’actrice se ressert une tasse de thé vert, rajuste son châle et suspend un instant son récit.

Librement adapté de Le ciel n’a pas de préférés, un roman d’Erich Maria Remarque, Bobby Deerfield relate le destin d’un pilote de Formule 1 qui a perdu goût à la vie. Il rencontre Lilian, une femme fantasque condamnée par la maladie. Par l’imminence de sa propre mort, elle va lui réapprendr­e à vivre. À l’écran, il se passe quelque chose de fascinant, un de ces instants rares où la réalité contamine la fiction. Comme Humphrey Bogart et Lauren Bacall dans Le Port de l’angoisse, Al Pacino et Marthe Keller jouent les sentiments qu’ils se découvrent. Pour la comédienne, l’expérience reste une brûlure. « Tourner ce film devenait indécent, narcissiqu­e, impudique. Je me souviens de la séquence où nous devions nous embrasser. On se sentait crispés, froids. Bien sûr, nous avions assez d’expérience pour comprendre que ce baiser n’était pas le nôtre mais celui de nos personnage­s. Malgré tout, c’est bien nous qui étions amoureux. Nous que toute l’équipe fixait quand nous ne voulions pas être filmés. Vous savez, parfois, je déteste ce métier. Alors, après la prise, nous nous sommes isolés et nous nous sommes embrassés. Comme pour nous réappropri­er cet instant. »

Bobby Deerfield est entièremen­t tourné en Europe. Or, Pacino n’avait quasiment jamais voyagé. « En Suisse, il a vu une vache pour la première fois et il s’est enfui ! » rit encore Marthe Keller. Elle se souvient aussi de son agent français qui, en descendant du train, tendit sa valise à Al Pacino en le prenant pour un porteur ! Dans ses films précédents, l’acteur apparaissa­it virevoltan­t. Il semblait presque jouer sur ses trois- quarts pointes. Dans Bobby Deerfield, il explorera une facette plus sombre de son art. « C’est peutêtre le rôle plus proche de ce qu’il était à l’époque, me confirme Marthe Keller. Je me souviens de cette scène où il s’assoit près d’un prêtre et lui dit : “Je ne veux pas parler. J’ai juste envie d’être avec quelqu’un.” Dès que j’y repense, j’ai envie de pleurer. »

Bobby Deerfield élabore aussi une réflexion piquante sur la célébrité. Lorsque Lilian demande à Bobby de retirer ses lunettes noires, celui- ci argue que tout le monde va le reconnaîtr­e. Mais les passants l’ignorent et, finalement, il est déçu. « Al était comme ça. Un jour, il est arrivé à Paris avec six perruques. Il m’a dit qu’il en avait besoin pour se promener sans être importuné. Je l’ai convaincu de sortir sans se grimer, que personne ne le reconnaîtr­ait s’il n’attirait pas l’attention. C’est ce qui s’est passé et ça l’a attristé ! Pourtant, il fuyait la foule. Quand il jouait au théâtre, il cherchait même des chemins souterrain­s pour sortir des coulisses. »

Après le tournage, Marthe Keller s’installe à New York. « Al vivait encore dans un gourbi sur la 68e Rue et nous avons déménagé face à Central Park. » Marthe intègre l’Actors Studio dont elle est toujours membre aujourd’hui. Les légendes du lieu, Paul Newman ou Marlon Brando ne sont déjà plus là, mais on croise encore Elia Kazan ou Harvey Keitel. Le soir, Al et Marthe fréquenten­t le théâtre et l’opéra plus que les dîners new-yorkais. « Personne ne me croit quand je dis qu’Al Pacino est à l’origine de mes mises en scène d’opéra, de mon travail avec les musiciens. Al est un chat de gouttière, poursuit- elle. Il a tout appris par lui-même. Il est l’homme le plus intelligen­t que j’aie jamais rencontré. Une intelligen­ce vive, instinctiv­e. »

Sur les photos du couple, Marthe le surplombe de sa blondeur. Parfois, il la fixe avec attention, concentré, comme si elle lui confiait quelque chose de très grave. Mais son visage à elle sourit avec insoucianc­e. Sur d’autres images, Marthe ressemble presque à une mère qui emmène son enfant à l’école le jour de la rentrée des classes. Al la tient par la main en lançant un regard craintif autour de lui. Elle avance, sûre d’elle drapée d’une large écharpe ou d’un manteau aérien. Ces clichés sont rares cependant, car les soirées se passent surtout à la maison, à discuter théâtre au- dessus de Central Park : « Nous étions fous de Tchekhov. Il était notre dieu. Tchekhov et sa vision désespérée du couple ! Avec des phrases comme “si vous craignez la solitude, ne vous mariez pas !” Tchekhov est toujours dans le vrai. Il ne juge

« L’intrigue, c’est TOI, NAPOLÉON ET PATRICE CHÉREAU. » MARTHE KELLER

pas. Il constate. Al est pareil. » Ainsi, leur aventure tient peut- être du théâtre russe. À la vie comme à la scène, ils restent les interprète­s d’une grande pièce pour deux personnage­s.

Le thé vert de Marthe Keller refroidit doucement. Les rares touristes sont partis déjeuner ou se promener sur la place du Capitole. Dans le bar à nouveau désert, on en vient à ses dernières années américaine­s. Au ‚l des mois, le quotidien du couple se complique. Car comme tout génie, Al Pacino peut se faire ogre. « Le studio avait organisé une avant-première pour Bobby Deer eld. J’étais si heureuse de m’y rendre. J’avais choisi une petite robe noire, je m’étais faite jolie. Al est rentré et m’a regardée : “Si tu y vas, c’est terminé entre nous. On ne se compromet pas dans ces mondanités de merde !” Alors je me suis démaquillé­e en pleurant. Ça m’a coûté très cher. Pas à lui, car Al était une star. » Un nuage sévère passe dans le regard de Marthe Keller et s’évapore aussitôt : « Il était terribleme­nt jaloux. Il avait ce syndrome de l’abandon, le souvenir de parents qui l’avaient quitté très jeune. Moi je voulais juste travailler. Et malgré ça notre vie était magni‚que. On s’est tellement aimés... » Elle hésite, avant d’ajouter : « Artistique­ment. En réalité, j’étais amoureuse de son talent. J’ai toujours été attirée par ce pouvoir de l’artiste, l’incomparab­le beauté du talent. Quand je le voyais sur scène, j’étais tellement amoureuse de ce qu’il faisait. Pas de ce qu’il était. Car ce qu’il était m’énervait souvent ! Il était fatigant ! » Il lui revient cette anecdote. Un soir, dans l’ascenseur du Carlyle, le groom lance, ‚érot : « Je vous ai adoré dans Marathon Man ! » « Je l’ai remercié, j’étais ˜attée que quelqu’un apprécie mon travail. Mais le liftier a répliqué : “C’est pas à vous que je parle, mais à Dustin Hošman !” Al était fou. Non pas de la mu˜erie de cet homme à mon égard mais d’avoir été confondu avec Dustin ! » Finalement, durant toutes ces années, Al Pacino et Marthe Keller auront passé énormément de temps dans les airs, à s’attirer et à se fuir au- dessus de l’Atlantique, follement et presque désespérém­ent. Elle partait pour Paris. Il décollait pour la rejoindre. À son arrivée, elle était déjà de retour à New York.

À Hollywood, elle tournera encore La Formule, une superprodu­ction avec Marlon Brando et George C. Scott, et surtout Fedora, le dernier long-métrage de Billy Wilder avec William Holden, Henry Fonda et Jose Ferrer. Aujourd’hui, Fedora représente le chant du cygne des studios. L’agonie du grand cinéma classique dépassé par la déferlante de la génération Pacino. Sur le tournage, le réalisateu­r de Certains l’aiment chaud se comporte en despote. L’actrice doit se plier à la tyrannie d’un génie qui multiplie les prises jusqu’à l’épuisement. « Mais, qui étais-je moi, pour m’opposer à Billy Wilder ? J’ai demandé à William Holden comment il avait fait pour supporter ce traitement pendant tant d’années. Il a répondu : “Je sais bien, c’est très dur, mais que voulez-vous, à chaque fois que je tourne pour Billy Wilder, je suis sélectionn­é aux Oscars.” » De passage sur le plateau, Pacino trouve sa compagne brisée. « Il m’a dit que jamais il ne pourrait travailler sous de telles contrainte­s. » Al Pacino et Billy Wilder représenta­ient deux écoles, deux méthodes, deux époques surtout. Et Marthe Keller se trouvait au milieu.

Au début des années§ 1980, le couple se sépare. Marthe souhaite regagner la France avec son fils. Enraciné en Amérique, Al ne veut pas vivre dans un pays dont il ne connaît pas la langue. Surtout, l’actrice est à bout. « Pendant toute une année, nous ne nous sommes plus parlé. Puis, doucement, on s’est rapprochés. Lors d’un déjeuner au Café Luxembourg à New York, Al m’a raconté qu’il avait rencontré quelqu’un. J’étais heureuse pour lui. Je lui ai annoncé que, moi aussi, je refaisais ma vie. Ça l’a mis hors de lui : “Je n’ai pas à savoir des choses pareilles !” Il s’est levé et il est parti. » Marthe Keller sourit : « Mais il n’était pas loin : il faisait les cent pas derrière la vitrine du restaurant. Puis il est revenu et on a ri ! Au ‚l du temps, nous sommes devenus comme frère et soeur. J’ai été amoureuse de lui. Aujourd’hui, je peux dire que je l’aime. »

« J’ai toujours rêvé d’intégrer un cirque »

E n ce dimanche d’automne, Marthe doit retrouver le directeur de l’opéra de Toulouse pour évoquer divers projets. À la recherche d’un endroit pour déjeuner, nous marchons sous la bruine qui lustre la ville rose. Au début des années 1980, Marthe s’est éloignée sans regret du cinéma américain. Elle a joué dans de nombreux ‚lms pour Nikita Mikhalkov, Benoît Jacquot, Barbet Schroeder ou Clint Eastwood. Elle a aussi mis en scène des opéras de Poulenc

ou Donizetti dans des salles prestigieu­ses. Surtout, elle est restée fidèle à Joyce, Pinter, Shakespear­e, Strinberg et Tchekhov, bien sûr. Des textes, qu’elle aura fait entendre de Paris à New York ou d’Avignon à Buenos Aires. Elle vient d’achever le tournage des Romanov, la nouvelle série du créateur de Mad Men, Matthew Weiner, un texte, me confie- t- elle, « qu’on a tellement envie de dire », de longues pages d’un dialogue magnifique­ment ciselé, l’un des plus beaux scénarios qu’elle ait eu entre les mains.

En l’écoutant parler de son amour des mots, de sa vie d’artiste nomade, il me revient ces propos de Pacino : « J’ai toujours rêvé d’intégrer un cirque et de voyager. J’aurais été clown. Sauf que j’ai peur des éléphants. Ce qui me tentait là- dedans, c’était en partie l’anonymat – les nuits emplies de vin, de joie et de rires d’enfants, la grande famille qui voyage et assure le spectacle. » Le poids du cinéma a figé un rêve de liberté que Marthe Keller aura su vivre à sa façon. Elle a bien possédé un toit, quelque part dans les Alpes, mais il a été emporté par une avalanche. En imitant un accent vaudois désabusé et traînant, elle relate ce coup de fil matinal incongru : « Allô ? Ici la police cantonale. Votre maison a disparu. Elle est dans le jardin du voisin. Et il n’est pas content, car il en a déjà une. » Puis elle me parle de son enfance et de l’arrivée du téléphone dans sa famille. Elle refait le geste coquet de sa mère qui s’est recoiffée devant le miroir pour décrocher, la première fois qu’il a sonné. « Avec mon frère, nous n’avions pas grand- chose. Alors nous prenions un coussin, que nous serrions tout contre nous et notre grand jeu consistait à regarder passer les gens. » Sans le savoir, elle apprenait déjà son métier.

Les acteurs naissent peut- être ainsi, en contemplan­t le monde pendant des heures. Et puis, un jour, le miroir se retourne. Et soudain le monde les observe en retour. Les années de gloire furent brèves pour les stars de sa génération, les Faye Dunaway, Ali McGraw, Ellen Burstyn, Sissy Spacek... Chez les hommes, les fins de carrière de Dustin Hoffman, Robert De Niro, Jack Nicholson ou Al Pacino ternissent le prestige des débuts. « Al a encore de beaux projets, dont un film avec Scorsese. Mais c’est vrai qu’il n’a pas toujours été dans des bons films ces dernières années. » Aux considérat­ions artistique­s, Marthe ajoute une explicatio­n économique : « Les grands films qu’Al a tournés dans les années 1970 – Serpico, Le Parrain, Un après-midi de chien – étaient produits par les studios. Or, ceux- ci s’intéressen­t désormais plus aux effets spéciaux qu’aux comédiens. La solution est de devenir son propre producteur ou d’assurer son niveau de vie par la publicité, comme George Clooney. Al ne fait pas ça. »

Il y eut aussi des occasions manquées, comme le Napoléon de Patrice Chéreau. Marthe avait présenté Pacino au metteur en scène français. Le scénario était écrit par Chéreau et Jean-Claude Carrière. « Il était magnifique, mais Al n’était pas convaincu. » Il refusera une seconde version rédigée par Paul Auster. « Il me répétait qu’il ne voyait pas l’intrigue. J’avais beau répondre : “L’intrigue, c’est toi, Napoléon et Patrice Chéreau”, Al hésitait toujours. » Ces tergiversa­tions vont durer des années. « J’avais prévenu Patrice : “Il peut te rendre fou.” Patrice rétorquait que, s’il le fallait, il attendrait jusqu’à sa mort. Et il est mort. Là, j’en ai voulu à Al. » 2

En s’installant près de la grande vitre d’une brasserie toulousain­e, l’actrice explique que l’argent lui a offert le luxe de l’indépendan­ce. La possibilit­é de refuser les projets qui ne lui plaisaient pas. « Je ne possède pas de bijoux, pas de voiture, je n’ai rien de plus précieux que mon indépendan­ce et, paradoxale­ment, j’en suis esclave. » Marthe Keller aura vécu les derniers feux d’un monde ancien avec Wilder, frôlé la Nouvelle Vague avec Broca, flirté avec le nouvel Hollywood auprès de Schlesinge­r sans jamais s’enfermer, intégrer une famille ou une troupe. « Je fais parfois ce rêve, d’adopter un beau chien. Et nous marchons, seuls, longtemps, sur une longue route. Enfin, j’atteins un endroit très beau, très loin. Et là, je m’arrête enfin. »

La mélancolie de son regard contraste avec son appétit, sa façon gamine de dévorer des frites ou de savourer un verre de vin. Puis, à l’heure du café, elle raconte encore une histoire extraordin­aire. Une dernière pour la route : dans les années 1930, fuyant l’Allemagne nazie, son père abandonne la ferme familiale. Il part à bicyclette, rejoindre la Suisse où il rencontre celle qui deviendra la mère de Marthe. Elle tousse trop et n’y prête pas assez attention. Avant le mariage, au cours d’une visite médicale, on lui découvre une tuberculos­e. Il faut l’isoler dans un sanatorium. « Mon père a vendu son vélo pour acheter un solex. Et chaque week- end, il faisait six heures de route jusqu’à Davos pour la retrouver. Ils ne pouvaient ni se toucher, ni se parler. Des heures durant, ils se regardaien­t à travers une vitre. Puis il repartait sur son solex et voilà d’où je viens. »

Soudain, je la revois quitter Berlin. Je la revois dans l’hôpital suisse où Bobby Deerfield rencontre Lilian. Je la revois dans un restaurant de Manhattan, cherchant des yeux Al Pacino qui fulmine de l’autre côté de la fenêtre. Je refais le chemin de deux comédiens qui se complètent et se comprennen­t. D’un homme et d’une femme si proches et pourtant séparés. Et je me souviens qu’en 1979, quand Lawrence Grobel lui parlait d’amour, Pacino répondait avec Shakespear­e : « L’amour ne change pas avec les heures et les semaines éphémères, il reste immuable jusqu’au jour du jugement. » « Et si ceci est faux et qu’on me le prouve, je n’ai jamais écrit et nul n’a jamais aimé. » �

Les nombreux témoignage­s de femmes à l’encontre de Tariq Ramadan donnent une autre résonance à la polysémie de ses discours, qu’ils soient « doubles », en « grand écart » ou en « contorsion­s » forcées. L’avocat de Henda Ayari en a fait l’expérience en étudiant les pièces transmises à la police judiciaire. « Dans les e-mails qu’il adresse aux femmes, on retrouve une même utilisatio­n du double sens que dans ses discours de prédicateu­r », note Me Jonas Haddad, jeune avocat de Rouen. Plus tard, quand Christelle rencontrer­a d’autres femmes ayant connu Ramadan, elle découvrira que les messages romantique­s et amoureux qu’elle recevait étaient parfois des copiés- collés de textes qui lui étaient adressés par telle ou telle quelques mois plus tôt.

Avril 2009. Christelle et Tariq s’installent dans une conversati­on quotidienn­e, par téléphone ou sur Skype. Elle a trouvé en lui l’honnête homme cultivé et pédagogue qui convient à son désir fou d’apprendre, un guide intellectu­el et spirituel, un maître. Ils parlent sans cesse islam, politique, économie. Selon ses souvenirs, Tariq lui explique que « les frères et les soeurs doivent investir les postes- clés en médecine, en politique, à tous les niveaux ». Et aussi qu’il lui faudra s’engager pour la cause. « On cherche des femmes un peu cultivées capables d’écrire. Si tu es ma femme, il faudra que tu t’investisse­s, que tu portes le hijab. » Il lui fait apprendre « les cinquante fois », le manifeste en cinquante points de Hassan Al- Banna qui dresse l’inventaire des injonction­s des Frères musulmans : « Revoir le programme scolaire o—ert aux jeunes ˜lles et s’assurer qu’il di —ère de celui des garçons à plusieurs étapes de leur éducation », « considérer sérieuseme­nt la mise sur pied d’une police des moeurs (hisba) responsabl­e de punir ceux qui transgress­ent ou attaquent la doctrine islamique », « donner au journalism­e une orientatio­n appropriée et encourager les auteurs et les écrivains à approfondi­r les sujets islamiques »... Selon Christelle, Ramadan lui enseignait d’autres commandeme­nts « non écrits ». Notamment celui de « mentir aux kou ars » – aux non- croyants, sur le principe de la taqîya, l’art de ne pas éveiller les soupçons. Chaque fois qu’il a été interrogé sur cette éventuelle «œstratégie du mensongeœ», TariqœRamadan s’en est vivement indigné.

Certaines phrases qu’il prononçait lui reviennent en mémoire dans le désordre. Il évoque souvent son grand-père, Hassan Al-Banna, dont il parle comme d’un saint homme et dont il lui envoie des textes. Il lui propose de faire du recrutemen­t actif auprès des kou ars. Il lui demande : « Serais- tu prête à te battre pour Allah, pour tes frères et tes soeurs de Palestine ? » Christelle répond sans hésiter : « Oui, je suis prête à mourir pour lui. » Elle traite de « sale kou ar » sa soeur, qui ne la reconnaît plus.

Septembre 2009. La relation devient plus sérieuse – au téléphone et sur Skype, toujours. Avec la pudeur d’une jeune convertie, Christelle le prévient que son objectif n’est pas de Ÿirter, mais d’avoir une vie de couple et un enfant. D’après elle, Ramadan propose alors de l’épouser en lui assurant qu’il est « séparé factuellem­ent » de sa femme – l’expression l’intrigue, sans plus. Sur Skype, il lui montre sa main : « Tu vois, je n’ai plus d’alliance. » Il l’invite à venir vivre avec lui à Londres. Elle s’occupera de ses enfants. À l’entendre, il lui propose cette chose abracadabr­ante à laquelle personne ne croirait – sauf elle, qui n’a plus aucune distance avec ce prince charmant téléphoniq­ue : avant de se marier devant l’imam, ils vont faire un « mariage temporaire » sur Skype ! « Il m’a dit que ses études islamiques lui donnaient le droit de le faire », jure- t- elle. La cérémonie aurait eu lieu le 6 septembre, sur Skype. Elle me montre les captures d’écran qu’elle a prises ce jour- là (« tellement j’étais émue »). On ne voit que le visage concentré du futur marié, ainsi que les rideaux et un aperçu du mobilier de sa chambre d’hôtel à Rotterdam où il se trouvait, juste avant une interventi­on publique. Une fois « provisoire­ment mariée », Christelle commence à mettre son appartemen­t en cartons. « Tout était prévu : il devait venir à Lyon le 9 octobre pour une conférence. Dans la foulée, on irait se marier à la mosquée de la ville – il s’était arrangé avec l’imam. Le lendemain, il repartirai­t pour Londres et je le rejoindrai­s quand j’aurais ˜ni de tout régler. J’avais regardé le prix des billets, prévenu ma soeur, récupéré des cartons de déménageme­nt... » Elle reste pensive. «œDes mois de mensonges. Il m’a monté le bobard du siècle. Pourquoi ? Par goût du dé˜ ? Par plaisir ? Par jeu ? Et moi, dans quel état je devais être pour tomber dans ce truc énorme ? »

9 octobre 2009. Christelle attend Tariq au bar en bas de l’hôtel Hilton (devenu le Marriott) qui donne sur une voie rapide le long du Rhône. Les ˜ancés de Skype vont se voir « en vrai » pour la première fois. Le récit de la jeune femme est rigoureux. Elle insiste sur chaque détail. Ce jour-là, elle a détaché ses cheveux, mis une robe noire nouée au cou par une lavallière et s’est un peu pomponnée : « De mes années versaillai­ses, j’ai gardé un style très classique », note- t- elle. Il arrive. Pas de bise. Il s’assied, lui prend la main délicateme­nt, la retire, sourit, lui parle d’une voix très douce. La conférence a lieu deux heures plus tard. Ils évoquent le mariage qui suivra à la mosquée. Il y a ce téléphone qui sonne à cause du prix Nobel d’Obama. Et à l’accueil, un jeune homme qui les ˜ xe du regard. Tariq a peur des photos : « On va boire un thé dans ma suite, comme ça, je réponds à ma secrétaire, je prépare mes papiers et on part à la conférence. » Ils montent. Le lit, la télé, la bouilloire, la tasse, la table de nuit. La

porte qu’il l’empêche d’atteindre. Coups de pied, gifles au visage, aux seins, coups de poing sur les bras et le ventre. Elle pleure. Elle hurle. Elle l’entend : « Plus tu vas crier, plus ça va m’exciter et plus je vais cogner donc un conseil : ferme-la. » Puis, comme dit Me Bouzrou, Christelle « attend que son violeur revienne ». Il serait en effet parti à sa conférence en emportant les vêtements de la jeune femme dans un sac avec ces mots : « Sois sage. Je donne des instructio­ns. Si tu fais quoi que ce soit, je serai immédiatem­ent averti et ça se passera mal. » Elle reste prostrée. Elle n’en dit pas plus.

ELES CONSEILS D’ALAIN SORAL

lle était amoureuse, elle devient obsédée, animée par la haine et la vengeance. L’étrange message qu’il lui adresse le lendemain ne l’apaise pas. Elle en fait une capture d’écran : « J’ai senti ta gêne... Désolé pour ma violence. J’ai aimé. Tu veux encore ? Pas déçue ? » Entre visites à l’hôpital et plainte avortée au commissari­at, elle multiplie les recherches sur Internet. Le nom de Ramadan apparaît dans un arrière-monde crapoteux : cette constellat­ion de blogs et de sites nourris de thèses conspirati­onnistes sur les forces occultes du « système ». L’establishm­ent leur donne les noms de « fachosphèr­e » ou de « muslimsphè­re », quand eux-mêmes se désignent plus noblement comme « la dissidence ». Dans ce fourre- tout idéologiqu­e, les ego l’emportent sur les alliances, les rapprochem­ents finissent en insultes, les amis d’un jour deviennent des ennemis acharnés et c’est dur à suivre. Mais un dénominate­ur commun tient son rang de manière persistant­e et sert de mot d’ordre fédérateur : l’accusation des « sionistes », euphémisme pour dire la haine des Juifs sous couvert d’opposition à Israël, d’antilibéra­lisme et d’antimondia­lisme. Dans cet univers souterrain, Tariq Ramadan est parfois détesté, parfois adulé, mais souvent un point de ralliement. En tout cas, son nom est fréquemmen­t cité.

En avril 2009, alors que la relation téléphoniq­ue entre Christelle et Tariq battait son plein, a eu lieu, au Bourget, le XXVIe congrès annuel de l’Union des organisati­ons islamiques de France (UOIF). Christelle le suit de près. Deux candidats aux élections européenne­s ont choisi ce lieu symbolique pour lancer la campagne de leur Parti antisionis­te : le polémiste Dieudonné et Alain Soral, figure phare de l’antisémiti­sme et patron du site sulfureux aux millions de visiteurs, Égalité & Réconcilia­tion. Accueillis chaleureus­ement au Bourget, Soral et Dieudonné sont filmés en compagnie d’un Tariq Ramadan aussi souriant qu’amical. Pour celui qui avait enfin atteint la consécrati­on à Oxford, le film qui circule abondammen­t sur Internet fait désordre et il estime préférable de s’en justifier par écrit : « Alors que je signais des ouvrages, Dieudonné et Soral sont passés devant le stand. Ils se sont arrêtés et nous avons eu un échange de quelques minutes. » Christelle lui demande naïvement : « Pourquoi tu n’assumes pas cette rencontre ? » Elle s’entend répondre : « Les gens ne sont pas prêts encore, pas assez éclairés. Cela pourrait porter préjudice à mon travail pour la cause. Plus tard. Je garde mes distances avec eux. Mais va voir le site de Soral, c’est le seul

qui ose dire les choses sur le lobby sioniste. Il ouvre les yeux sur l’emprise que les sionistes ont sur la France. »

Christelle nit par en être convaincue. « Ramadan me parlait toujours des sionistes, des Juifs, du dîner du Crif [Conseil représenta­tif des institutio­ns juives de France], raconte- t- elle. Que tout était complot, que j’étais espionnée par les RG, que je devais reformater mon ordinateur toutes les semaines... J’ai ni parano. Les Juifs, “ils”, dirigeaien­t tout. Pour travailler dans les médias, la politique, le cinéma, il fallait être juif. Il disait que mes malheurs de basanée venaient de là. Il jouait une corde sensible chez moi en évoquant mes ancêtres esclaves : la traite négrière, c’était les Juifs. Les bateaux qui les transporta­ient, les Juifs. Il m’a rentré cette paranoïa dans le crâne. »

Quand elle se retrouve accrochée à son écran d’ordinateur, après l’agression, Christelle se défoule en messages ulcérés pour dénoncer « les actes de violence psychologi­que et sexuelle » de Tariq Ramadan. Elle en adresse à tous les sites possibles et imaginable­s, du Monde à Mediapart en passant par Le Figaro et les partis politiques jusqu’au service « contact » de l’Élysée. Sans surprise, elle n’obtient pas de réponse.

C’est alors qu’elle tombe sur des vidéos « anti- Ramadan » de Soral. Allez savoir p ourquoi, d ans l e v a- et- vient irrationne­l des amitiés conspirati­onnistes qui se font et se défont, le patron d’Égalité & Réconcilia­tion s’est retourné contre le prédicateu­r. Il le décrit comme un agent de « l’empire », ce bloc « américano- sioniste » qui expliquera­it les malheurs de l’humanité. Christelle lui envoie un message sur sa page Facebook avec son numéro de téléphone. Il la rappelle. « J’ai déjà été contacté par deux autres femmes, je te crois », lui aurait- il dit, ajoutant lors d’un autre appel : « J’ai besoin de tes documents. » Christelle refuse. « Ça, jamais ! Ils sont mon assurance vie. » La repartie d’Alain Soral aurait alors été celle- ci : « Va te faire foutre pauvre paumée, sale tarée ! » Soral n’a pas répondu à ma demande d’entretien. « Il s’est mis à rire, poursuit Christelle. Il m’a dit : “Rien ne sortira. J’ai contacté Ramadan.” Je ne sais pas quel accord ils ont passé. »

Elle contacte un autre tribun de « la dissidence » : Salim Laïbi, un chirurgien- dentiste marseillai­s qui s’était présenté aux élections législativ­es de 2012 dans sa ville, avec le soutien conjoint de Soral et Dieudonné. Sur son site Le Libre Penseur, dans lequel il montre sa passion de l’actualité et des grandes théories explicativ­es, souvent sur le pouvoir des fameux « lobbys », il se déchaîne contre Ramadan qu’il accuse de « supercheri­e totale en matière d’islam ». Apparemmen­t très renseigné, il évoque souvent la sexualité peu islamique de Tariq Ramadan. En 2012, Laïbi recueille ainsi les con dences de Henda Ayari, à qui il recommande de prendre contact avec

« quelqu’un qui en sait long sur Ramadan et qui va vous aider » : Alain Soral. Encore lui. « J’avais juste besoin de me confier à quelqu’un, raconte Henda. Je recevais déjà des menaces de mort et Soral m’avait dit de prendre garde. Je me souviens de ses mots : “C’est facile de maquiller un assassinat en suicide.” »

Pendant ce temps, Christelle est toujours devant son ordinateur, à chercher frénétique­ment le nom de Tariq Ramadan. Ici et là, des femmes se répandent sur les réseaux pour des faits similaires. En décembre 2009, elle met en ligne sur Le Post ( publicatio­n qui dépendait du Monde) un blog où elle rapporte les violences sexuelles d’un intellectu­el influent, les témoignage­s de ces femmes retrouvées sur des forums et les menaces dont elle fait l’objet. Aucun nom n’est cité, mais l’intitulé du blog, « Mon intime conviction », donne la clé : c’est le titre d’un livre de Tariq Ramadan.

Christelle échange avec ces camarades de souffrance, par téléphone ou sur messagerie. L’une d’elles a retrouvé une conversati­on écrite qu’elles avaient eue à trois, entre le 20 et le 24 octobre 2009, que j’ai pu consulter. Christelle y raconte en détail son agression et les blessures physiques dont elle ne se remet pas – plusieurs ordonnance­s émises par un médecin de l’hôpital Édouard- Herriot de Lyon, prescrivan­t un test VIH et des remèdes contre les infections anales et vaginales, datent de la même période. Ensemble, elles décident de se rendre à Paris et de rencontrer Caroline Fourest, la médiatique essayiste, ennemie jurée de Tariq Ramadan. Rendez-vous est pris à l’étage du Train bleu, le bar-restaurant de la gare de Lyon. Une troisième femme qui se dit aussi victime du prédicateu­r, venue de Suisse, les rejoint. L’essayiste s’est fixé pour ligne de « ne pas attaquer Ramadan sur la vie privée, mais de rester sur le débat intellectu­el ». Elle accepte cependant de les conseiller.

DRETROUVAI­LLES CHEZ TADDEÏ

eux jours après le rendez-vous au Train bleu, un débat télévisé est programmé entre Caroline Fourest et Tariq Ramadan, à « Ce soir (ou jamais !) » de Frédéric Taddeï, sur France 3. Christelle et la femme belge, qui ne veut pas apparaître, décident de venir dans le public pour y assister. L’émission a lieu en direct, le 16 novembre 2009, plus d’un mois après la scène du Hilton. Christelle a l’intention d’y faire un esclandre. Sur le plateau, on l’installe sur un des cubes qui servent de fauteuil au public. Tariq Ramadan, assure- t- elle, la voit en entrant et s’adresse à l’oreille à un jeune homme. On le repère sur la vidéo, avec son polo rouge et ses lunettes. Toujours selon Christelle, Ramadan dit ensuite un mot à l’assistante qui lui demande de changer de place. Elle se retrouve alors placée au fond, entourée de jeunes « ramadiens ». Pendant l’émission, affirme- t- elle, ils lui susurrent des insultes et des menaces : « Sale pute », « On va te défoncer la gueule à la sortie »... À la fin de l’émission, Christelle rejoint Caroline Fourest pour la remercier. Tariq Ramadan est à côté, en train de se faire démaquille­r. « Il devient livide », constate Christelle, qui poursuit : « Les ramadiens m’ont encerclée et poussée vers la sortie. La fille qui était avec moi a demandé à Taddeï si c’était possible de nous faire raccompagn­er jusqu’à l’extérieur. Il a répondu : “Pas de problème.” En sortant, je lui ai dit : “Il faut arrêter d’inviter ce monsieur qui bat les femmes.” Il rigolait avec une bouteille d’une espèce de champagne prétendume­nt halal qu’on lui avait offerte. »

Frédéric Taddeï n’en a aucun souvenir. « Il n’est pas impossible que Ramadan ait invité des supporters parmi le public, m’explique- t- il, mais il est invraisemb­lable qu’il ait pu les placer luimême. Que cette jeune femme ait été prise à partie à la fin, peut- être, et je ne l’aurais pas su. Mais il y a quelque chose qui ne tourne pas rond dans son récit : Tariq Ramadan était très calme pendant le débat. Comment aurait- il pu garder une telle assurance s’il avait reconnu une de ses supposées victimes en début d’émission ? » Je rapporte la réaction de l’animateur à Christelle, qui sourit. « Rien ne peut faire perdre sa contenance à Tariq Ramadan. C’est sa plus grande force. »

Christelle a mis deux années à se désendoctr­iner. Il lui a fallu tomber très bas dans la dépression et la précarité. En 2011, sa soeur l’a accueillie chez elle et l’a coupée du monde. Elle lui a présenté une de ses amies juives pour discuter avec elle et la faire réfléchir. Elle reprenait ses phrases, l’arrêtait sur ses propos antisémite­s. « J’étais complèteme­nt intoxiquée, explique Christelle. Mon argument dans les conversati­ons était devenu automatiqu­e. Je disais : “En islam, c’est comme ça”, “Les femmes doivent faire ci ou ça”... » Elle a aussi renouvelé sa bibliothèq­ue. Les livres de Ramadan ont été les premiers à passer à la poubelle.

Quand la plainte de Christelle, le 27 octobre, est venue s’ajouter à celle de Henda Ayari, une semaine plus tôt, Tariq Ramadan a réagi sur sa page Facebook pour dénoncer « une campagne de calomnies qui fédère assez limpidemen­t [s]es ennemis de toujours » – une allusion n otamment à C aroline Fourest. Les ramadiens se répandent en insultes habituelle­s sur Twitter et sur Facebook (« pute », « salope »), en menaces de mort et appels au meurtre avec fautes d’orthograph­e – « Il faut les abbatres les femmes comme Toi...il faudrait te jeté au milieux des daeshois, qu ils te casse en mille qu’ils t ecartele » – et, bien sûr, en déferlante­s antisémite­s, incriminan­t l’éternel « complot sioniste ». Le témoignage de Henda Ayari contre cette icône intouchabl­e lui a valu d’être consacrée par le New York Times comme l’une des « onze femmes puissantes à travers le monde » de l’année 2017. « Quelles que soient les décisions de justice à venir, dit- elle, je serai satisfaite. » Elle conclut, le regard noir : « Je sais ce qu’il a fait. Il le sait aussi. » �

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