Vanity Fair (France)

Marceline, 90 ans, idole des jeunes

Elle a survécu à Birkenau puis s’est jetée dans l’existence, le cinéma et les amours, à corps perdu. À 90 ans, Marceline Loridan-Ivens, qui n’a jamaisvoul­u avoir d’enfant, vit désormais entourée d’une joyeuse bande de moins de 30 ans. JACQUELINE REMY les

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C’est une soirée comme tant d’autres dans cet appartemen­t parisien. Ce 31 décembre 2008, amis et famille se sont réunis pour célébrer la nouvelle année. Avant de porter les toasts, le maître de maison évoque un à un les proches disparus récemment. L’instant est solennel ; l’assistance, attentive. Soudain, une petite voix grave s’élève : « Oh là là, ils n’arrêtent pas de mourir dans cette famille ! »

Silence, flottement. Parmi les invités, Audrey, pas encore 20 ans, cherche l’auteur de la mauvaise blague et tombe sur une minuscule vieille dame aux cheveux rouges flamboyant­s. « Marceline Loridan-Ivens », souffle son copain Tom. À l’époque, Audrey ignore tout de cette femme d’acier, survivante du camp d’exterminat­ion de Birkenau, grande amie de Simone Veil, rencontrée dans le convoi qui les y conduisait. La jeune fille ne sait pas que cette insoumise, scénariste, cinéaste, écrivain a été employée comme sténodacty­lo par Roland Barthes, aimée de Georges Perec, épousée par Joris Ivens, filmée par Jean Rouch et Edgar Morin. Qu’elle s’est jetée dans l’existence, Saint-Germaindes-Prés, les amours, les causes politiques, comme on se venge de l’humanité en espérant la sauver. Tom et Audrey s’approchent. « Cinq minutes plus tard, Marceline nous faisait mourir de rire en parlant de la guerre – “Tu as visité ce camp ? Ah oui, moi aussi, j’y suis allée !” » me raconte- t- elle. Quelques jours plus tard, ils allaient prendre le thé chez elle. Puis toutes les semaines.

Neuf ans ont passé. Tom et Audrey ne sont plus ensemble, mais Marceline n’a jamais cessé d’être dans leur vie. « J’ai le coeur qui bat chaque fois que je parle d’elle », me confie Audrey dans un bistrot de la place de la République. À l’autre bout de Paris, Tom souffle : « On sort toujours plus fort d’une soirée avec Marceline. Il y a trois jours, je suis même resté dormir chez elle. » Avant de me quitter, il étouffe un petit rire : « Je crains qu’on ne soit très nombreux dans mon cas, j’aurais aimé être le seul, mais elle a beaucoup d’amoureux. »

C’est le moins qu’on puisse dire. Ils sont des dizaines à fréquenter assidûment cette icône dans son duplex de Saint-Germain- des-Prés qui ressemble à une maison de campagne, avec des roses, des chandelier­s, des livres entassés. Ils ont tous les âges, mais le cercle des moins de 30 ans est le plus empressé, le plus désiré aussi par la maîtresse des lieux qui, lorsqu’ils sonnent à l’improviste à l’interphone, répond immuableme­nt : « Ah d’accord ! » Marceline Loridan-Ivens, née Rozenberg, les attend là, bien droite sur son fauteuil. Elle a cette façon de se tenir dressée dignement, comme si elle avait un fusil dans le dos.

Ce soir de janvier, elle est plutôt joyeuse, curieuse de tout ce qui peut encore lui arriver, au moment où elle publie un livre sur les hommes de sa vie, L’Amour après, chez Grasset. Elle a laissé la porte grande ouverte. Ils arrivent ; elle est prête à plaisanter avec eux, à leur parler et d’abord, à les écouter. Ils ont apporté des alcools, de la charcuteri­e et des gyozas, ces raviolis japonais qui lui rappellent les kreplachs de son enfance juive dont elle rêvait à Birkenau : « Je me voyais me plonger dans une baignoire pleine de kreplachs nageant dans un bouillon », se souvient- elle.

La soirée s’emballe. On discute de la gestation pour autrui et de la circoncisi­on. D’une main malhabile, Marceline écrase dans le cendrier sa cigarette ultrafine. Quelqu’un vient lui passer brièvement une jeune chanteuse, qui téléphone de New York : « Alors, s’écrie la vieille dame, tu t’es trouvé un mec ? » Puis elle avise Tom, affalé dans un fauteuil : « Toi, je t’adore ! » Le garçon se penche et lui baise les doigts.

Ce sont les « enfants » de Marceline, elle qui n’a jamais voulu en avoir. « Surtout pas », s’est- elle écriée lors de notre première rencontre. Ses yeux l’ont en partie lâchée, et elle plante pourtant sur moi un regard intense, visage tendu, comme si elle espérait m’instiller l’inconcevab­le sans avoir trop à détailler : « Dès ma sortie du camp, j’ai décidé de ne pas avoir d’enfant, jamais. Parce que ça risquait de recommence­r. Je savais que, pendant la grossesse, le corps se déformait énormément à cette époque.

MARCELINE ? Elle est punk ! LÉO, 29 ANS

Trop dangereux à mes yeux. Au camp, le corps avait un sens. J’avais vu des femmes nir au gaz juste parce que leurs chairs pendaient. » Elle se tait un instant, puis lance : « Et puis j’avais le sentiment de ne rien avoir à transmettr­e, très profondéme­nt. »

Cette idée me laisse incrédule. Rien à transmettr­e, ou trop ? Ce jour-là, je lui ai demandé pourquoi tous ces jeunes aiment tant venir la voir, l’après-midi, le soir, souvent tard dans la nuit. « Je ne sais pas, il faut leur poser la question », a- t- elle d’abord répondu. Avant de corriger : « Peut- être parce que moi, je sais ce qu’est la liberté. »

Porteuse de valises

Marceline avait 15 ans lorsqu’elle fut arrêtée avec son père Shloïme Rozenberg par la Milice et la Gestapo le 29 février 1944. Déportés l’une à Birkenau, l’autre à Auschwitz, trois kilomètres plus loin, ils ne se croiseront qu’un instant, le temps d’une étreinte qui leur valut des coups. Lui n’est pas revenu. Les barbelés, la faim, la vermine, les corvées, la èvre, l’humiliatio­n, les sou˜rances anéantissa­ntes et toujours cette fumée noire, cette odeur de mort qui envahit tout. La jeune lle, arc-boutée à sa dignité, vole un instant de paresse sur sa pelle, jeûne pour Yom Kippour et fait rire Simone Jacob, future Veil, qui survit en face d’elle dans le bloc 9 du lager A et avec qui elle parvient parfois à se cacher pour échapper aux kapos.

Libérée quatorze mois plus tard, en avril 1945, elle explique que, pendant des années, on ne lui a pas posé de question, ou pas les bonnes : « Les gens ne voulaient pas savoir ce qui s’était passé dans les camps », dit- elle. Revenir de l’enfer, c’était un peu une maladie honteuse. Les résistants étaient célébrés, pas les Juifs. Même sa mère, qui tient à vite la caser, n’était pas intéressée par le sujet, juste obsédée par sa virginité : « Ils ne t’ont pas violée au moins ? » Que dire quand, en morceaux, on ne sait plus qui on est, qui on peut être, qui on veut être ? Que dire quand on a été arrêtée avec son père et qu’on est revenue sans lui ? Que dire quand on est si victime qu’on se sent coupable ?

« J’étais prisonnièr­e de moi-même », a- t- elle écrit. « Et j’étais dure, me précise- t- elle. Il a fallu que je me rééduque. » Parfois, ça la reprend. « Démerde- toi, connasse ! » jette- t- elle une nuit à une lle en désaccord avec elle sur sa conception de la liberté conjugale. Toute sa vie, elle n’aura cessé de fuir tout ce qui ligote et ge. Ses ex- compagnes de déportatio­n, elles, préfèrent souvent gommer le passé en embrassant des carrières rangées de mères de famille. « Je n’ai jamais oublié, insiste Marceline. Les autres non plus, mais c’est au fond d’elles-mêmes. »

À 17 ans, elle est perdue, tra que des bas nylons, vole dans les boutiques. Elle se cherche follement à l’ombre de ses cauchemars, tente à deux reprises de se suicider, mais dévore l’existence. Ne plus subir, jamais. « Après les camps, dit- elle, j’étais devenue incontrôla­ble, ni par ma mère, ni par mon mari, ni par moi-même. » Elle rencontre Francis Loridan dans le Sud, où la famille Rozenberg possède alors un château. Il est ingénieur des travaux publics, droit, simple et amoureux. Quand il est muté, très vite, à Madagascar, elle promet de le rejoindre et ne le fera jamais.

Le Quartier latin la retient, la vie en hôtel, les trajets en taxi, les nuits en boîte, les discussion­s sans n, sa fascinatio­n pour les intellectu­els. Elle tape des manuscrits pour certains – bientôt elle les connaîtra tous – entre au service reprograph­ie d’un institut de sondages, et s’inscrit au parti communiste dont elle ressort six mois plus tard. Porteuse de valises pour le FLN algérien, elle cache des millions de francs chez elle, « une fortune », puis nit par se faire repérer. Corps gelé par son passé, elle se donne sans trouver le plaisir, mais elle tombe amoureuse d’un garçon de douze ans de moins qu’elle, Jean-Pierre Sergent. En 1961, elle fait son apparition dans le lm d’Edgar Morin, Chroniques d’un été. Le sociologue lui a demandé de participer à cette enquête sur la vie quotidienn­e des Français coréalisée avec Jean Rouch. Sans scénario ni acteur profession­nel, il s’agit d’une expérience de cinéma-vérité dont elle campe un des rôles principaux, en jouant ce qu’elle est dans la vie, une rescapée enquêtrice pour

un institut de sondage. Marceline tend le micro sur un trottoir en demandant : « Monsieur, êtes-vous heureux ? Et vous, madame, êtes-vous heureuse ? » Puis on la voit, place de la Concorde, raconter d’un ton sans aect qu’elle a été déportée avec son père et qu’elle est revenue sans lui. Le documentar­iste hollandais Joris Ivens – qui a trente ans de plus qu’elle – voit le ‚lm et soupire alors : « Je pourrais tomber amoureux de cette ‚lle si je la rencontrai­s dans la vie. » Ce qui ‚nira par arriver.

Il est marié mais ils s’aiment et vont bientôt vivre ensemble. Marceline s’apaise. Joris est alors célèbre pour ses ‚lms sur la guerre d’Espagne, l’Union soviétique, les démocratie­s populaires, les États-Unis. Partout, il se range du côté des peuples en lutte et se fait le chantre de l’espoir révolution­naire. Marceline et lui partent pour le Vietnam, où ils sont reçus chaleureus­ement par le président Hô Chi Minh, qui identi‚e tout de suite le matricule sur le bras de la jeune femme : « Tu étais à Auschwitz, toi ? » Ils voyagent en Chine où elle assiste Joris qui réalise des documentai­res à l’empathie, bientôt réunis sous le titre Comment Yukong déplaça les montagnes (1976). En‚n, ils coréalisen­t Une histoire de vent (1989), où un vieillard, Joris Ivens, entreprend de ‚xer sur pellicule le secret du souže, cherché toute sa vie.

Le cinéaste s’éteint juste après, en 1989. Marceline a toujours cultivé d’autres amours, d’autres aventures. Des années plus tard, en 2003, elle réalise son premier long-métrage de ‚ction sur les lieux mêmes de sa captivité. Le ‚lm s’appelle La Petite Prairie aux bouleaux, Anouk Aimée y joue le rôle de Marceline sous le nom de Myriam, une ancienne déportée qui revient à Birkenau, le coeur glacé, arpenter son passé. On la voit s’accroupir dans l’herbe pour uriner. Un jeune Allemand la surprend et lui crie que c’est interdit. Il est le petit-‚ls du nazi qui administra­it ce camp. D’une réplique, Myriam-Marceline reprend le pouvoir : « Je suis ici chez moi, je fais ce que je veux. »

DLe mug de Joann Sfar

ès son premier livre, Ma vie balagan (2008), elle revendiqua­it ses désordres. Aujourd’hui, à 90 ans, elle assume ses erreurs. « Je me suis beaucoup trompée sur le plan politique, ditelle sans fard. Même terribleme­nt ! » Rire bref. À côté d’elle, ses petits troubadour­s s’en ‚chent. Les jeunes qui l’entourent ne viennent pas quêter le grand frisson de la radicalité communiste ni même la grande histoire du siècle. J’ai encore dans l’oreille les mots de Léo qui l’a connue à 19 ans et en a maintenant dix de plus : « Marceline nous rappelle la nécessité de ne jamais oublier. » Ils ne veulent pas d’une image pieuse. Ce qui compte, c’est qu’elle ait vécu avec hardiesse.

En 2010, Arthur Dreyfus, plume talentueus­e de 24 ans, découvre à son tour le ‚lm de Rouch et Morin : « Je suis tombé amoureux de la jeune femme qui demande dans la rue aux passants s’ils sont heureux avant de raconter, place de la Concorde, dans un long monologue, qu’elle est rentrée sans son père d’un camp de concentrat­ion. » Il est alors convaincu que son héroïne n’est plus de ce monde. Enthousias­te, il parle du ‚lm à une amie qui – surprise ! – lui con‚e être l’avocate de Marceline, chargée de gérer ses droits d’auteur. « Elle m’a présenté, se souvient-il. Je suis passé de la jeune ‚lle en noir et blanc à la vieille dame aux cheveux roux et je suis retombé amoureux. » Il précise : « Marceline n’a rien d’une vieille dame, elle transpire la jeunesse. C’est bouleversa­nt de ressentir chez quelqu’un de cet âge autant de malice, de poésie, d’indiérence aux convention­s sociales, cette capacité à basculer immédiatem­ent dans une forme d’intimité. » Léo a un mot pour résumer Marceline : « Elle est punk ! » Il l’a rencontrée il y a une dizaine d’années, quand il avait 18 ans. « Ma mère avait organisé une fête. Marceline était là, elle cherchait un pétard. Je n’en avais pas. On a roulé un joint, puis on a bavardé, on s’est dit que ce serait cool de se revoir. » « Passe me voir », glisse Marceline.

Elle lui a oert Stendhal dans La Pléiade. Ils ont parlé de tout, comme deux potes. « Depuis, je n’imagine plus ma vie sans elle, con‚e Léo. Elle n’a aucune limite, elle ne s’impose ni ‚ltre ni masque. Elle est brute, puissante et, du haut de ses 145 centimètre­s, dégage plus de charisme qu’un président de la République. » L’autre jour, il est resté incrusté sur son canapé crème de 15 heures à 2 heures du matin : « C’est mon cocon, elle m’a promis que j’en hériterais. » Il lui présente tous les gens qu’il aime, ça fait beaucoup de monde. Il organise des ‚estas chez elle. Son propre père raconte que le garçon va chercher Marceline dès qu’une tablée s’annonce chez lui : « Il ne me demande même pas mon avis ! » L’autre soir, SMS en plein concert, Léo a appris que sa vieille amie était tombée. Il a ‚lé la voir sans attendre. « Je pense à elle tous les jours. Quand je lui téléphone, j’ai l’angoisse qu’elle ne réponde pas, qu’il lui soit arrivé quelque chose. » Tiens justement, pourquoi pas maintenant ? Il l’appelle et la bombarde de questions : « Qui tu vois, ce soir ? Ah oui. Tu devrais lui parler, ça part en sucette, son histoire. Je te fais un gros bisou. Demain, je viendrai pour le thé avec... » Suivent cinq ou six prénoms. Marceline soupire : « Tu ne peux pas venir tout seul ? Tu viens toujours avec 15 000 personnes ! »

Peu après avoir rencontré Marceline, Audrey est allée l’écouter lors d’une conférence. Elle a fermé les yeux, puis elle s’est répétée : « Ne meurs jamais, ne meurs jamais, ne meurs jamais. » Parmi les survivants des camps, aucune ne parle comme elle. « Marceline est capable de balancer des choses crues, dures, qui passent dans tous les pores de la peau, raconte Audrey. On sera dans le noir, quand elle ne sera plus là. » Comme en écho, Marceline a³rme : « Je suis une sorte de petit Poucet, je sème à voix haute des petits cailloux blancs, ces mots que les autres disent tout bas. »

Étudiante insouciant­e en droit, Clara n’avait jamais fait très attention à cette vieille dame qui se taisait souvent à la table de ses parents, lors des dîners du vendredi. Et puis, un jour, racontant une anecdote, quelqu’un a glissé le mot « youpin ». Marceline a tapé du poing sur la table en rugissant : « Qui a dit “youpin” ? Le premier qui parle de “youpin”, je lui casse la gueule ! » Peu après, au lendemain des attentats de janvier 2015, Clara l’a entendue dénoncer sur France Inter la montée de l’antisémiti­sme, les jeunes qui ricanent dans le noir quand elle passe des ‚ lms sur la Shoah devant les collégiens : « Vous croyez que les Français seraient descendus dans la rue si on n’avait tué que des Juifs il y a quinze jours ? » s’est- elle emportée. Clara qui, à 20 ans, n’avait jamais rédigé une lettre de sa vie, en écrit une à Marceline : « J’espère être de ceux qui te donneront tort. On continuera le travail de mémoire. »

ON SERA DANS LE NOIR quand elle ne sera plus là. » AUDREY, 28 ANS

Marceline aime beaucoup Clara, mais le « travail de mémoire », très peu pour elle. Elle a donné des conférence­s, témoigné dans les collèges et les lycées, puis elle a arrêté quand elle a senti que les mots perdaient leur sens, à force de les répéter. « Cette obligation de devoir de mémoire, ça m’agace. On finit par être victime de son propre discours. » Elle n’aimerait pas que les jeunes qui l’entourent soient attirés par le seul fait qu’elle a été déportée. « J’ai eu dans ma vie des amants bien plus jeunes que moi. Ils m’ont rassurée sur ce point. »

Tous parlent d’elle tendrement, avec émotion, comme si elle appartenai­t à chacun. « Ils sont trois fois plus grands que moi ! » s’extasie- t- elle. Fin 2015, alors qu’elle signait son deuxième livre à Jérusalem, un AVC l’a frappée, la rendant presque aveugle. À son retour à Paris, une chaîne d’amis s’est formée, avide de s’occuper d’elle. Audrey a pris en charge le planning. Tom, Léo, Arthur et les autres ont dormi chez Marceline à tour de rôle. Au bout de trois mois, quand elle a un peu recouvré la vue, elle a invité tout le monde à la maison. On a bu, on a chanté Trois Petites Notes de musique, sa chanson préférée. À chacun, elle a offert un mug avec un croquis de son ami Joann Sfar. On y voit le dessinateu­r confiant : « Tu sais, Marceline, j’essaie d’être optimiste. » La petite dame à ses côtés acquiesce : « Oh, moi aussi, je suis optimiste ! Ça va être la merde pendant une centaine d’années et ensuite, ça ira mieux. »

Ils tremblent à l’idée qu’elle se brise. « Quand je suis partie à l’étranger pour un stage étudiant, souffle Clara, je me suis aperçue qu’elle me manquait plus que ma famille. » En sortant dans la rue, après notre entretien, Audrey, qui a maintenant 28 ans, envoie son écharpe valser un bout sur l’épaule gauche, l’autre sur l’épaule droite, en deux gestes brefs et gracieux : « À chaque fois je pense à Marceline, qui fait toujours exactement ça. Du mimétisme. C’est bête, non ? »

Issus de milieux plutôt privilégié­s, pourvus de diplômes et de réseaux, les petits copains de Marceline ne sont pas perdus dans la vie. Ils lui confient pourtant leurs affaires de coeur, de famille, de choix profession­nels. « Tu es heureux ? » leur demande- t- elle souvent, comme dans le film. Rien ne l’ennuie, rien ne la choque. « L’absence de préjugés lui donne un côté chamane, sorcière », explique Arthur. Quand Tom, après avoir réussi Polytechni­que et l’École des mines, s’est soudain tourné vers la médecine, il a demandé l’avis de sa vieille amie : « Elle m’a dit le poids du métier, les corps nus, la douleur, la mort. “Tu n’es pas obligé de t’infliger ça”. Personne d’autre n’avait évoqué ça autour de moi. » Vite, il précise que Marceline ne donne pas de conseils. Elle confirme. Mais tous citent ses propos comme des mantras : « Fais confiance à la vie et n’aie pas peur » ; « Prenez le risque de faire ce qui vous plaît » ; « Il ne faut jamais renoncer à ses rêves ». Ils disent que ces phrases les ont aidés à cheminer. « Ça peut sembler anodin, comme ça, mais venant de Marceline, ça prend un poids énorme », souffle Audrey. Elle est leur totem, une bougie dans la nuit. « On a voulu l’éteindre, ronronne Léo, mais elle n’a jamais été aussi lumineuse. » Dans les soirées où elle paraît, cette survivante qui dit des gros mots, boit de la vodka et ne boude pas les space cakes, ces gâteaux au cannabis, aimante les plus jeunes. Joseph, khâgneux de 20 ans, n’en revient pas d’avoir enfin rencontré en la personne d’une femme de 90 ans, rescapée d’une guerre qui pour lui « relève déjà un peu de la préhistoir­e », le seul être, dit-il, dont la philosophi­e incarne son « idéal de vie ». Il a amené sa petite bande de copains chez Marceline, qui leur a servi son immuable jus de grenade. « Je les ai vus vibrer quand elle a expliqué qu’il fallait arrêter de regretter, de rester enfermé dans son passé. L’un d’eux a sorti son téléphone et l’a filmée en catimini. » Joseph ajoute qu’avec cette transgress­ive, « on explose de rire ». Elle a cet humour noir poignant qui, un jour, lui fait raconter à Tom qu’elle vient de s’engueuler avec quelqu’un dans la rue : « Tu te rends compte, rue du Four ? »

Il est 22 heures, Tom dévore son steak tartare, les yeux cernés. « Quand je m’interroge sur des semaines de cent heures à l’hôpital, je pense à elle. J’espère qu’elle est fière de moi. Face à un cas stressant, je l’imagine dans la pièce me dire que ce n’est pas si grave. » Elle aurait pu être leur grand-mère. Mais Tom est le seul à insister : « Marceline va me tuer si je vous dis ça, mais c’est ma grand-mère adoptive ! » Les autres se cabrent à cette idée. « Non, c’est plutôt une grande soeur. » En fait, une amie. Tous le disent, elle n’a pas d’âge. Et, sous son regard, ils n’en ont pas non plus. « Avec elle, je me sens considéré, chuchote

« Quand je sors de chez elle, J’AI ENVIE DE VIVRE À FOND. » JOSEPH, 20 ANS

Joseph, elle s’expose, on est nu l’un à l’autre. » À Belleville, Arthur assure : « C’est une petite fille, sa vie s’est mise en pause quand elle a été déportée. » Marceline le dit autrement : « On a l’âge de son traumatism­e. »

Vodka-scooter avec une amie

Elle est pessimiste depuis l’affaire Halimi et les attentats, qui ont réveillé ses cauchemars. « Après Toulouse, je me suis dit : “Je les emmerde ! » Plus question de mâcher ses mots. Pendue aux infos, elle bouillonne contre les ennemis des Juifs, tandis qu’un jarret de veau au fenouil cuit doucement sur le feu. « Je n’ai jamais cessé d’être consciente de la folie des peuples, cette peur que ça recommence a toujours été présente. » Ils aiment son courage, sa façon de dire : « Je ne suis ni pieuse ni croyante, mais républicai­ne. » Ils sont rarement d’accord avec son radicalism­e, mais elle a toujours ce rire sec qui casse la tension. « Je leur dis : “Vous vous prenez pour des petits princes de merde. Demain, vous pouvez tout perdre.” » Soupir. « Pour comprendre, il faut avoir tout perdu, presque son âme. »

Ils devinent de quels abîmes surgissent ses excès de conduite qui les réjouissen­t tant. Lorsqu’elle a réalisé La Petite Prairie aux bouleaux à Birkenau, Marceline interpella­it son équipe gaiement : « Alors, vous allez bien, ça gaze ? » Voici quelques années, en compagnie d’une copine de son âge, elles avaient enfourché un scooter après avoir descendu une bouteille de vodka et s’étaient cassé la figure. « Deux hommes ont volé à notre secours, un vieux et un jeune, beau comme un soleil, me racontet- elle. Évidemment, je me suis tournée vers celui- ci. » C’était un bandit. Il lui a volé son diamant monté en bague qui lui venait de sa mère. « Je ne regrette pas. J’ai choisi la jeunesse. » Ça bluffe les moins de 30 ans qu’on puisse s’esclaffer à propos de la Shoah. Si on peut rire de l’horreur, on peut rire de tout. « Quand je sors de chez Marceline, constate Joseph, j’ai envie de vivre à fond. » L’énergie qu’elle dégage les électrise. Léo murmure : « J’espère que nous, autour d’elle, lui donnons une raison d’être là. »

« Les voir, c’est un vrai bonheur », me confie-t- elle. Elle les appelle peu, pour ne pas peser, mais les attend. En jupe longue noire, avec ses bagues, son petit gilet brodé de perles, son papillon en strass au revers de sa veste. « Il faut arrêter de penser qu’on est vieux, le corps seul faiblit. Tout de même, je ne serai pas toujours là. Ils me disent que je vivrai jusqu’à 120 ans. » Non, ils la disent trompe-lamort, immortelle. Lors des obsèques de son amie Simone Veil, Marceline a déclaré qu’elles s’étaient rencontrée­s pour mourir. « Nous, c’est le contraire, revendique Tom : on la rencontre pour vivre. »

Marceline maugrée qu’ils ont été élevés dans du coton, qu’ils ne sauront pas se battre en cas de nouvelle catastroph­e : « Ils ne sont pas préparés à survivre ; moi, je sais. » Elle a sa solution pour défier la mort : « Continuer, continuer à vivre. » Cette fois, c’est moi qui souris. Elle ne rit plus. « C’est comme si on décidait de la date à laquelle on meurt, vous comprenez ? »

Elle n’a rien prévu pour sa fin à elle. Delphine Horvilleur, rabbin libéral, laïque et féministe, est devenue son amie depuis l’enterremen­t de Simone Veil. C’est elle qui lira le kaddich, la prière des morts. Léo, Tom, Audrey, Joseph, Arthur, Clara et les autres seront là. Sur sa tombe, on inscrira son matricule de déportée. Peu de survivants des camps ont exprimé cette dernière volonté, mais elle y tient. Pourquoi ? Elle répond d’une voix douce : « Parce qu’il ne faut pas que l’histoire disparaiss­e... » �

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