Vanity Fair (France)

2001 ODYSSÉE TRAGICOSMI­QUE

Livré en retard, trop cher et assez incompréhe­nsible : le chef-d’oeuvre futuriste de Stanley Kubrick était promis à un échec retentissa­nt. Cinquante ans plus tard, BRUCE HANDY reconstitu­e un tournage aussi homérique et éprouvant que le film lui-même.

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Il a fallu plus de quatre ans Stanley Kubrick pour imaginer et réaliser 2001, l’Odyssée de l’espace avec un budget de plus de 10 millions de dollars – une somme colossale à Hollywood au milieu des années 1960. Le film promettait la lune, mais, à la veille de sa sortie, c’est un désastre que les patrons de la Metro-Goldwyn-Mayer ont l’impression d’avoir entre les mains : lors de la première projection privée, une partie du public a gigoté et parlé durant tout le film ; certains ont même quitté la salle avant la fin. Pendant une autre, destinée à la presse, quelqu’un s’est exclamé à voix haute : « Eh bien, Stanley Kubrick est fini ! » Et beaucoup des critiques parues dans la foulée vont dans ce sens.

2001 sort finalement le 3 avril 1968. Quatre jours plus tôt, le président Lyndon Johnson a annoncé qu’il ne se représente­rait pas en raison de l’opposition grandissan­te à la guerre du Vietnam. Le lendemain, Martin Luther King Jr est assassiné. Le public pourrait vouloir se changer les idées avec un film de science-fiction, mais, dans cette période à la fois difficile et grisante, les spectateur­s ont surtout envie d’être bousculés. Ils n’ont jamais rien vu qui ressemble à 2001. Littéralem­ent : l’expédition interplané­taire douloureus­ement réaliste, grâce aux effets spéciaux, tient toujours la route un demi-siècle plus tard. Et symbolique­ment : la narration elliptique déconcerte une bonne partie du public, tandis que les autres trouvent la dimension cosmique, la portée mythologiq­ue et le final muet psychédéli­que particuliè­rement exaltants (mais pas moins déconcerta­nts). Un film d’art et essai au budget de superprodu­ction, qui sera le plus rentable de 1968 – « peut- être le blockbuste­r le plus excentriqu­e de l’histoire du cinéma américain », juge le magazine Variety au début de l’année 1969. Arthur C. Clarke, qui a signé le scénario avec Stanley Kubrick, déclarait, deux ans avant d’en avoir achevé l’écriture, que c’est « une expérience merveilleu­se lardée de souffrance ». Plus encore : une prouesse nourrie d’invention continue, voire d’improvisat­ion, dirigée par le plus tyrannique et obsessionn­el des cinéastes.

« M. Kubrick n’est pas une bête de foire »

En 1964, Kubrick a 36 ans et jouit d’un succès commercial et critique après la sortie de Docteur Folamour, sa comédie noire sur la bombe atomique. Ce film, son adaptation audacieuse de Lolita de Vladimir Nabokov en 1962 et son manifeste pacifiste Les Sentiers de la gloire en 1957 lui ont collé une réputation d’enfant terrible. Plus terrible qu’enfant, d’ailleurs : un génie excentriqu­e, secret, obsessionn­el et compulsif – un auteur européen avec un accent du Bronx. Tout cela est vrai, même si, en bon control freak, il est agacé par son image de control freak. Dans ses archives, conservées à l’université des arts de Londres, j’ai mis la main sur une note envoyée aux attachés de presse du film, validée sinon écrite par le cinéaste lui-même : « M. Kubrick n’est pas une bête de foire. Ce qu’il aime ou n’aime pas, sa vie privée, ses habitudes... rien de tout cela ne doit être publié et ne saurait être du fourrage pour la publicité. Lui, et lui seul, dira ce qu’il pense. » (La plupart des documents que je cite dans cet article proviennen­t de ce fonds.)

Le réalisateu­r explique qu’il a eu l’intuition de 2001 en tombant sur un article selon lequel l’univers « grouille de vie ». Il prend les ovnis au sérieux aussi, tout en s’estimant au- dessus de

« APRÈS TOUT, NOUS SOMMES EN TRAIN DE PENSER L’IMPENSABLE. » STANLEY KUBRICK

« l’approche excentriqu­e ». Il pense d’ailleurs en avoir repéré un dans le ciel de Manhattan, en mai 1964, alors que Clarke et lui fêtent le début de leur collaborat­ion sur la terrasse de son appartemen­t de l’East Side (il s’agissait du satellite de la Nasa Echo 1).

Kubrick a contacté Clarke deux mois plus tôt pour lui proposer de « discuter de la possibilit­é de faire le fameux film de science-fiction “vraiment bon”. Je m’intéresse globalemen­t aux domaines suivants, sachant qu’il nous faut naturellem­ent une intrigue et des personnage­s solides : 1. les raisons de croire qu’il existe une vie extraterre­stre intelligen­te ; 2. les conséquenc­es (et peut- être le peu de conséquenc­es) que ce type de découverte pourrait avoir sur Terre dans un futur proche. »

À l’occasion d’un voyage d’affaires de l’écrivain à New York, quelques semaines plus tard, les deux hommes se retrouvent pour déjeuner au Trader Vic’s, un restaurant polynésien où des génération­s d’étudiants newyorkais propres sur eux ont appris à aimer les cocktails Mai Tai – pas forcément le meilleur décor pour concevoir un film au futurisme révolution­naire, mais le cinéaste adore le lieu. Le brainstorm­ing dure huit heures et se poursuit les semaines suivantes, avant qu’ils ne décident de s’appuyer sur six nouvelles de Clarke comme point de départ d’une intrigue qui reste à définir. Kubrick prend une option sur les nouvelles pour 10 000 dollars et promet à l’Anglais 30 000 dollars supplément­aires pour une version romancée qui serait publiée avant la sortie du film. Le réalisateu­r, qui n’a jamais été un grand amateur de scénarios, est convaincu qu’il faut peaufiner le récit et les thèmes abordés avant d’imaginer la façon de les transcrire en action et en images. « Travailler à partir d’une histoire originale sous forme de scénario revient à essayer de mettre le carrosse et le cheval au même endroit et au même moment », explique- t-il dans un brouillon du dossier de presse.

Un problème résiste obstinémen­t à toutes les versions du scénario et n’est toujours pas résolu au moment de débuter le tournage : comment finir et comment représente­r les extraterre­stres – faut-il seulement les montrer ? Au vu des notes et des croquis, il a été envisagé de construire une sorte de cité habitée de « cônes trapus avec des pattes tubulaires » ou d’« élégants crabes en métal argenté dotés de quatre pattes soudées », de « robots légèrement efféminés composant un environnem­ent agréable à nos héros ». Kubrick et Clarke ont même demandé conseil à l’astronome Carl Sagan. « Ils ne savaient pas comment le film devait finir », écrira ce dernier. Clarke remet une version complète du projet, alors intitulé Journey Beyond the Stars (voyage au- delà des étoiles), aux alentours de Noël 1964, et une semaine plus tard, l’avocat de Kubrick l’envoie à la MGM. La décision incombe à Robert O’Brien, personnali­té peu flamboyant­e dont la carrière dans le cinéma s’est jusqu’alors cantonnée à des projets sans envergure. Mais, en 1963, à l’âge de 58 ans, il a été propulsé à la présidence des studios pour les remettre à flot financière­ment après l’échec du coûteux remake des Révoltés du « Bounty » avec Marlon Brando en 1962. « Je ne suis pas un nabab », déclare O’Brien au New York Times. Il prend pourtant un pari à la David O. Selznick avec cette « histoire cinématogr­aphique » de 250 pages. On y trouve déjà la structure du film : un prologue dans une Afrique préhistori­que où des proto-humains découvrent le maniement des outils et des armes grâce à un artefact d’origine extraterre­stre ; une mission en 2001 vers la Lune, où un objet identique a été trouvé aux abords d’une station lunaire ; puis une expédition vers Jupiter au cours de laquelle l’astronaute Dave Bowman entre dans une sorte de faille spatio- temporelle qui le conduit aux confins de l’univers et à une rencontre finale avec une intelligen­ce extraterre­stre s’apparentan­t à Dieu. Mais nombre de scènes importante­s de la version finale manquent encore à ce stade, comme les discussion­s avec HAL 9 000, l’ordinateur vaniteux et criminel, l’une des seules scènes de conflit et de suspense qui donnent au film de brefs moments de narration convention­nelle.

O’Brien valide donc une version surtout constituée d’une série d’expédition­s spatiales sans péripéties notables, avec une conclusion qui nécessite que le studio croie, bien des années avant l’avènement des effets spéciaux numériques, que Kubrick sera capable de filmer des séquences telles que celle- ci, lorsque Bowman pénètre « dans un énorme trou ou une fente qui plonge jusqu’au coeur » d’une des lunes de Jupiter : « Finalement Bowman se retire de la fente et arrive dans un ciel étoilé, manifestem­ent dépourvu d’air, avec une gigantesqu­e planète en vue. (...) Puis il approche d’une autre planète et remarque qu’elle est entièremen­t recouverte d’une mer jaune. Il se retrouve sur une tour, dressée sur la mer avec beaucoup d’autres, et sa capsule spatiale est aspirée pendant plus d’un kilomètre. »

« L’espace s’enroule sur lui-même. FIN »

Selon Keir Dullea, l’acteur qui joue le rôle de Dave Bowman, « un certain nombre de personnes à la MGM ne savaient pas trop quoi penser du film – au comité exécutif, par exemple [c’est probableme­nt peu dire]. Mais Robert O’Brien a soutenu Stanley. C’était un véritable allié. » Kubrick sait pertinemme­nt qu’il faut encore bosser le scénario. Mais ce ne sont que des problèmes de script et, comme il l’écrit, à propos des scènes clés « les plus importante­s », « si la séquence doit être aussi magnifique que je l’espère, cela demandera un énorme effort. Après tout, nous sommes en train de penser l’impensable. »

Quand la MGM publie un communiqué se félicitant de la signature du contrat en février 1965, elle annonce que le film « devrait être prêt pour une sortie à l’automne 1966 ». Ce « devrait » est à coup sûr une marque de prudence de Kubrick. Un brouillon de l’accord qu’il signe avec le studio précise que le film

sera livré « au plus tard le 20 octobre 1966 ». Le cinéaste souligne cette date sur son exemplaire et note : « Peu probable ? »

Stanley Kubrick est un homme « plutôt terrifiant », doté d’un « regard sombre et pénétrant », m’explique un membre de l’équipe de tournage. C’est pendant la réalisatio­n de 2001 que le réalisateu­r se laisse pousser cette barbe qui, ajoutée à sa coiffure en désordre, ses yeux de chouette et son goût pour les échecs, deviendra sa marque de fabrique la dernière moitié de sa vie. Le cinéaste peut aussi se montrer exigeant et cassant : autodidact­e, équipé d’un esprit large mais agité, perfection­niste et capable de faire une fixette sur le moindre problème. Pourtant, il reste ouvert aux idées de ses collègues, des acteurs et même des assistants. Pour Andrew Birkin (le plus jeune frère de Jane Birkin), qui a commencé dans l’équipe de production à 19 ans comme grouillot avant de diriger les effets spéciaux, « une des choses qui avait été établies clairement pour moi et, je crois, pour le reste toute l’équipe du film, c’est que si on te propose de regarder les rushs, il ne faut jamais donner ton avis, même si on te le demande. Et si on insiste, dis juste : “C’est super.” Mais Stanley voulait vraiment avoir ton opinion. Alors, parfois, je me faisais violence, je la lui donnais et il écoutait. C’est la première personne à m’avoir non seulement confié des responsabi­lités, mais à recevoir mon opinion sans condescend­ance. »

Quand Kubrick n’est pas content, ses remarques peuvent aussi être directes et brusques, même si, à y regarder de plus près, elles sont incroyable­ment pertinente­s. « Je trouve ça atroce, banal, inintéress­ant, superflu, évident... Que puis-je ajouter ? » écrit-il un jour à Clarke à propos d’un nouveau chapitre du roman. IBM, sollicitée pour le film, envoie une note très complète sur ce que serait un ordinateur capable de contrôler un vaisseau spatial. Le cinéaste répond que ces croquis sont « inutiles et pas du tout appropriés à nos besoins. (...) Tout ceci m’ennuie et me déprime au plus haut point. (...) Il n’y a plus de temps à perdre. Le fait même de devoir écrire cette lettre revient à donner des jetons à quelqu’un qui a complèteme­nt perdu la main. » Et il signe : « Ennuyé, déprimé, mais avec toute mon affection, S. »

Il appelle ses collaborat­eurs à toute heure du jour et de la nuit, explorant sans cesse de nouvelles pistes, réfléchiss­ant avec plusieurs longueurs d’avance sur n’importe quel sujet. Pour Ivor Powell, qui officiait au départemen­t artistique et aux effets spéciaux, avant de participer à Alien et Blade Runner de Ridley Scott, « c’était une éponge. Il s’imbibait des informatio­ns et les absorbait à une vitesse phénoménal­e et revenait une seconde plus tard en disant : “Pourquoi est- ce qu’on ne peut pas faire ceci ou cela ?” Je crois que c’est ce qui a rendu dingue un des types des effets spéciaux, Wally Gentleman, parce que Stanley n’était jamais satisfait. » Gentleman, qui s’était occupé en 1960 des trucages d’un documentai­re sur l’espace intitulé Universe, quitte le tournage au bout d’un an, pour raisons médicales, en laissant une note accusatric­e. Pour lui, le projet est « un bourbier », même s’il est « stimulant ». Sollicité par Kubrick, Ken Adams, le directeur artistique qui avait travaillé sur Docteur Folamour, décline l’offre de rejoindre l’équipe de 2001 par ces mots : « Je dois être masochiste mais (...) votre compagnie si stimulante me manque, même si c’est parfois éprouvant. »

Le scénario ne cesse de changer. Il repose sur une narration délibéréme­nt explicite, censée donner sa cohérence au film : « Vous êtes en route pour l’inconnu, si loin de la Terre qu’il faut deux heures aux ondes radio pour faire l’aller-retour » et ainsi de suite. Mais la fin reste à inventer : « L’intention est ici d’introduire un sens exhaustif et époustoufl­ant de divers mondes extraterre­stres. Le récit suggérera des images et des situations pendant qu’on le lit. » Mais que peut bien suggérer quelque chose comme « dans un laps de temps trop court pour être mesuré, l’espace se retourne et s’enroule sur lui-même. FIN » ? Pour Keir « Dave » Dullea, « à la lecture du scénario, il était difficile d’imaginer à quoi allait ressembler le film ». Ivor Powell insiste : « C’était à peine un scénario tel qu’on le conçoit aujourd’hui. » Outre la complexité matérielle de la production et le probable dépassemen­t du budget, Kubrick entend conserver de la latitude dans la direction des acteurs. Du coup, les décors sont plus larges que nécessaire et les moindres détails sont soignés, y compris hors du champ de la caméra. « Il y avait deux raisons à cela, explique Andrew Birkin : cela donnait aux acteurs une plus forte impression de réel et cela permettait à Stanley de changer d’avis s’il le voulait. Il pouvait décider de placer la caméra ici ou là. Mais ça semblait inutilemen­t extravagan­t à beaucoup de gens. »

L’accent trop anglais ou trop américain de HAL

Le tournage démarre enfin le 29 décembre 1965, par la scène où Floyd et les autres scientifiq­ues découvrent sur la Lune le monolithe rectangula­ire noir, forme finalement choisie par Kubrick pour figurer l’artefact extraterre­stre, après avoir envisagé des cubes translucid­es et des pyramides. En mars, il est temps de filmer dans le décor le plus sophistiqu­é du film : l’habitacle du vaisseau Discovery, une centrifuge­use qui tourne pour simuler la gravité. La constructi­on d’une véritable roue pesant 40 tonnes et d’un diamètre de 12 mètres nécessite six mois de travail. Utilisable sur 360 degrés, elle peut pivoter en avant et en arrière à une vitesse de 5 km/h, avec force craquement­s et grincement­s. Dans certaines scènes, les acteurs doivent être attachés par des harnais invisibles et les écrans, les plateaux-repas et autres accessoire­s sont collés pour tenir quand le décor bascule. Certains plans obligent les acteurs à rester enfermés dans l’habitacle éclairé à bloc et à allumer eux-mêmes la caméra avant de rejoindre leurs marques. Les photos de la production évoquent un instrument de torture dément, croisement improbable d’un tambour à bijoux et d’une lampe à souder

« RIEN NE POUVAIT ALLER DE TRAVERS DU MOMENT QUE STANLEY ÉTAIT AUX COMMANDES. » KEIR DULLEA (DAVE BOWMAN)

brûlante. À cause des innombrabl­es mégawatts qui déferlent sur le plateau, les ampoules claquent fréquemmen­t, projetant dans l’air des objets et manquant parfois de peu les acteurs et l’équipe technique. « Un spectacle prodigieux, accompagné de bruits terrifiant­s et d’explosions de lampes », décrit Arthur C. Clarke.

Kubrick et Clarke discutent encore pour déterminer comment HAL découvre que Bowman et Poole veulent le déconnecte­r quand Lockwood suggère qu’il pourrait savoir lire sur les lèvres des astronaute­s. Pour la voix de l’ordinateur, le cinéaste veut d’abord demander à Martin Balsam (Douze Hommes en colère, Psychose...), mais trouve qu’il a un accent américain trop marqué. Un acteur anglais est écarté pour les mêmes raisons. Kubrick arbitrera le conflit anglo-américain en choisissan­t un Canadien, Douglas Rain. Autre problème, la scène où HAL re- fuse d’obéir à l’ordre d’« ouvrir la porte du vaisseau » donné par Bowman, qui s’est aventuré hors de Discovery sans casque. Après avoir réclamé des tonnes de documentat­ion sur la durée de survie d’un être humain sans air dans l’espace, Kubrick soumet à Clarke l’idée que Bowman pourrait utiliser une trappe de secours pour se propulser dans un sas. Ce plan, où l’astronaute se précipite vers la caméra, puis est ballotté jusqu’à ce qu’il parvienne à attraper la poignée qui commande l’oxygène, est une véritable torture pour Keir Dullea, qui, sans casque, ne peut pas être doublé par un cascadeur. Bien qu’elle paraisse horizontal­e, la scène est filmée par la caméra placée au pied du décor. L’acteur, perché sur un échafaudag­e deux étages plus haut, doit plonger tête la première dans le sas de sécurité avec un baudrier invisible sous son costume. Pour contrôler la chute, la corde à noeuds est manipulée par un manoeuvre de cirque qui est le seul à pouvoir l’empêcher de se fracasser sur la caméra. « Je crois que c’est la première fois que je n’ai eu à faire qu’une seule prise sur 2001, se souvient l’acteur. Dieu merci ! » Que se serait-il passé si la corde avait échappé au manoeuvre ? « Je serais mort, répond-il, pas plus inquiet que ça. Mais cela faisait des mois que je bossais avec Stanley et j’avais totalement confiance en lui. Rien ne pouvait aller de travers du moment que Stanley était aux commandes. »

Le tournage des scènes à bord de Discovery se poursuit durant tout le printemps 1966. Puis la production s’arrête plus d’un an, le temps que Kubrick décide comment et où filmer la séquence d’ouverture – « l’aube de l’humanité ». Il envisage d’abord des décors naturels en Afrique, puis cherche des paysages en Angleterre qui pourraient passer pour un désert africain avant d’utiliser, en studio, un procédé expériment­al capable de produire artificiel­lement un effet de profondeur. Les costumes de singe, très réalistes (Kubrick insiste pour qu’une femelle soit équipée de fausses mamelles avec lesquels elle peut allaiter le bébé chimpanzé qui incarne un petit Australopi­thèque alors que celui- ci refuse de téter devant la caméra), sont dessinés

et fabriqués sous étroite surveillan­ce, car le réalisateu­r craint les espions de la Twentieth Century Fox, dont La Planète des singes est tourné au même moment. L’équipe de 2001 vivra d’ailleurs mal que le maquillage plus caricatura­l (mais efficace) du film concurrent soit récompensé par un oscar quand 2001 est snobé.

Pendant ce temps, le départemen­t artistique et les équipes d’effets spéciaux, ainsi qu’une centaine de maquettist­es, travaillen­t sur les plans nécessitan­t des trucages complexes. Un des obstacles majeurs tient au fait que Kubrick refuse de superposer les pellicules pour composer ses plans, ce qui oblige l’équipe à filmer par exemple le vaisseau spatial, plus les étoiles et, disons, une planète et un acteur sur le même négatif, en le repassant dans la caméra pile au même endroit parfois un an plus tard. Les plans les plus complexes comportent 7, 8 voire 10 éléments. Si le passage s’avère foireux, si on voit les étoiles à travers le vaisseau, le négatif est gratté et il faut recommence­r toute la séquence. Kubrick écrit à Clarke : « Nous avons de magnifique­s plans, mais on a l’impression de jouer une partie d’échecs à 106 coups avec deux ajournemen­ts. »

Un chèque sur un coup de bluff

Cette lettre est datée du 1er janvier 1967, soit bien après la date de sortie prévue. À ce moment-là, les relations entre les deux hommes se tendent, parce que les retards dans le tournage et les changement­s permanents du scénario repoussent d’autant la publicatio­n du roman et le romancier a désespérém­ent besoin d’argent. Kubrick obtient un prêt à Clarke, mais l’Anglais n’est pas calmé pour autant. Ses agents et ses éditeurs l’ont prévenu que le report de la publicatio­n du livre diminuerai­t fatalement ses gains, écrit-il à Kubrick : « Tu peux te permettre de courir ce risque ; je ne le peux pas. Et tu dois reconnaîtr­e que si tu te trompes et que nous perdons des centaines de milliers de dollars, tu me seras au moins moralement redevable ! » Réponse irritée du cinéaste, assortie d’une offre de prêt de 15 000 dollars sur ses propres deniers : « Comme tu peux l’imaginer, une grosse somme d’argent est en jeu dans le film aussi, et il y a beaucoup de gens qui ont de bonnes raisons de vouloir le voir terminé. La seule différence, c’est qu’au lieu de me mettre continuell­ement la pression et de me faire des récriminat­ions par derrière, ils ont compris le problème objectivem­ent, effort de compréhens­ion que j’appréciera­is s’agissant du roman. » Le livre est finalement publié, avec un certain succès, quelques mois après la sortie en salles de 2001. Il n’est pas exclu que Kubrick ait envisagé cette chronologi­e dès le départ pour éviter que le roman n’interfère avec le film.

La MGM se montre plus patiente, malgré l’inflation du budget. À l’automne 1966, Variety rapporte qu’il est passé de 6 millions à 7 millions. Robert O’Brien reste optimiste. « Stanley est un type honnête », affirme- t-il, expliquant que Kubrick lui annonce franchemen­t ses dépassemen­ts budgétaire­s : « Pour 6 millions de dollars, on aurait pu avoir un film genre Buck Rogers, mais pourquoi se contenter d’un Buck Rogers pour 6 millions quand on peut avoir Stanley Kubrick pour 7 ? » Le cinéaste se montre moins indulgent à l’égard du studio. En réponse à une demande de bande-annonce de deux minutes trente montrable à une convention de propriétai­res de cinéma, il rouspète : « Me demander ce genre de choses est nuisible. Ça me fait perdre mon temps et ça m’empêche de finir le film. »

À l’heure où O’Brien affirme que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes, il part quand même pour l’Angleterre avec quelques dirigeants de la MGM pour s’en assurer. Andrew Birkin se souvient : « Un beau jour, Stanley nous convoque et nous

dit “Ça alors, les gars (il disait ça tout le temps, ça alors les gars), Metro envoie les gars samedi prochain”, parce qu’à ce stade, ils commençaie­nt à se demander si le tournage allait durer éternellem­ent. Donc Stanley dit : “Est- ce que vous pouvez trouver les tableaux qui ont l’air le plus impression­nant et en coller partout dans la salle de réunion ? Ne vous en faites pas, inutile qu’ils signifient quoi que ce soit. Il faut juste que ça ait l’air sérieux.” On a fait ce qui nous passait par la tête. À un moment, on m’a appelé dans la salle de réunion et Stanley a dit : “Oh, voilà Andrew. Andrew, peux- tu nous expliquer ces tableaux ?” J’ai vaguement survolé les chiffres, au bluff. Ça les a suffisamme­nt impression­nés et ils sont repartis en signant un chèque. Et le tournage a repris. »

« Pouvez-vous fournir des embryons humains ? »

Les effets spéciaux, le montage et la postproduc­tion se poursuiven­t jusqu’à la première à Washington en avril 1968. Kubrick installe même un banc de montage sur le Queen Elizabeth qui le ramenait aux États-Unis. Il renonce à représente­r les extraterre­stres, convaincu que figurer une forme de vie imaginée par les humains ne serait, par définition, pas assez extraterre­stre. Clarke propose que Bowman se transforme en étoile en forme de foetus à la fin du film. Qui sait si l’idée est à prendre au sens propre ou au figuré ? Les archives contiennen­t en tout cas un télégramme destiné à un laboratoir­e de Chicago lui demandant de fournir « des embryons humains » à différents stades de développem­ent (la réponse tient dans un télégramme laconique : impossible de « fournir euh des embryons... Désolés »).

Cela peut sembler étrange s’agissant d’un film de deux heures dixneuf glaçant de lenteur et que certains trouvent terribleme­nt ennuyeux, mais Stanley Kubrick tranche sans pitié sur le banc de montage, rendant l’histoire toujours plus elliptique. Ce qu’il cherche, explique- t- il, c’est un « manifeste non-verbal ». Exit la narration lourde ; adieu aussi à des pans entiers de dialogues explicatif­s, y compris une scène où, après la « mort » de HAL, la mission de contrôle explique comment l’ordinateur a déraillé. (Pour l’anecdote : confronté à un conflit de programmat­ion, « il a développé ce que, faute de mieux, on pourrait qualifier de symptômes névrotique­s ».)

Reste à caler la musique. Kubrick embauche le compositeu­r Alex North, avec qui il a travaillé sur Spartacus (1960). Début décembre 1967, North s’installe dans un appartemen­t de Londres où, sans avoir vu grand- chose du film, il écrit sa partition et enregistre quarante minutes de musique. Mais le cinéaste, qui a utilisé comme bande- son temporaire des pièces de Johan Strauss II, Richard Strauss, György Ligeti et Aram Khatchatou­rian, s’y est attaché. Il noie le poisson tandis que North travaille toujours sur la première partie de son oeuvre. Déconcerté par cette indécision et des délais très courts, le compositeu­r souffre de spasmes dorsaux si sévères qu’il ne peut pas diriger lui-même l’orchestre et doit être conduit aux enregistre­ments en ambulance. Dans des notes personnell­es, il laisse libre cours à sa frustratio­n : « Il me retarde – aime des choses, change d’avis... Psychologi­quement suspendu. »

Fin janvier, Kubrick l’informe qu’il n’a plus besoin de ses services. « Je suis vraiment désolé que ça se termine comme ça, sans aucune discussion sur la musique que j’avais écrite », répond North non sans amertume. Mais comme bien des collaborat­eurs lessivés, il témoigne encore de son admiration, en achevant sa lettre sur une note optimiste : « Meilleurs voeux à toi pour le film... Ce que j’ai vu est assez sensationn­el... Alors bonne chance, mec !!! »

La légende de Hollywood veut que 2001 ait d’abord été un fiasco : rejeté par la critique, ignoré par le public et à deux doigts d’être retiré de l’affiche avant d’être découvert et adopté par « plein de jeunes qui fument des drôles de cigarettes », selon les termes de Keir Dullea. Il y a un grain de vérité dans tout ça, mais c’est à peu près tout. Dans les souvenirs de l’acteur, aux premières projection­s, « les gens sortaient en se posant des questions. Qu’est- ce que c’est que cette merde dénuée de sens ? » Renata Adler, du New York Times, juge que le film exerce « une forme très spéciale de fascinatio­n ennuyeuse ». Mais il fait un tabac auprès des jeunes. Les ventes de billets sont un tiers au- dessus des chiffres du Docteur Jivago de David Lean (1965), le plus gros succès de la décennie pour la MGM jusqu’alors. 2001 remporte l’oscar des meilleurs effets spéciaux et il est sélectionn­é pour la meilleure réalisatio­n, le meilleur scénario original et la direction artistique, mais la statuette échappe une nouvelle fois à Kubrick.

Les mauvaises critiques du début continuent d’irriter le cinéaste. « New York est la seule ville vraiment hostile », dit-il à Playboy des mois plus tard, toujours blessé. « Peut- être qu’une partie du lumpen literati est si dogmatique­ment athée, matérialis­te et terre à terre qu’elle considère comme une malédictio­n la grandeur de l’espace et la myriade de mystères de l’intelligen­ce cosmique. » Andrew Birkin confirme ce ressentime­nt : « Je pense que, comme la plupart des génies, il avait une confiance innée en son propre talent. En même temps, il voulait être reconnu par les autres. Il m’a montré de nombreuses lettres d’enfants qu’il recevait. Je crois que le fait que des enfants semblent comprendre quelque chose d’un film qui allait au- delà d’une narration simple lui a fait plus plaisir que tout le reste. »

Je suis bien placé pour le savoir : j’ai vu 2001 à l’âge de 10 ans, un an et quelques après sa sortie. Je ne savais absolument pas quoi en penser si ce n’est que les distances longues et solitaires semblaient rendre le voyage spatial triste et sinistre. Le monolithe était à la fois séduisant et austère. Et le final, et le martèlemen­t des timbales du Ainsi parlait Zarathoust­ra de Richard Strauss derrière les images du foetus aux yeux immenses de la taille d’une planète m’avaient terrifié. Ce que ça « signifiait » ? Qui le sait ? Mais le film m’avait embarqué quelque part, et je ressentais le besoin de lutter avec lui. J’ai lu le roman. J’ai écouté la bande originale – le premier 33- tours que j’ai acheté. Je n’aurais pas été capable de l’exprimer en ces termes à l’époque, mais je comprends aujourd’hui que je sentais que les films pouvaient apporter plus que le divertisse­ment d’un Walt Disney. J’étais happé par quelque chose – par le cinéma (voilà, c’est dit) –, ce qui s’est avéré être une bénédictio­n permanente. Et me voici, toujours à lutter avec 2001, l’Odyssée de l’espace. Une véritable base lunaire aurait été chouette, mais la passion vaut mieux que la consolatio­n. �

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Stanley Kubrick prépare la scène de la découverte du monolithe noir près d’une base lunaire. LA STÈLE DES ÉTOILES
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TOURNEZ MÉNINGES Stanley Kubrick dans la centrifuge­use figurant le vaisseau Discovery.
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