Vanity Fair (France)

LE POISON DE LA GUERRE FROIDE

Début mars, un ex-agent russe et sa fille étaient laissés pour morts sur un banc public. THIERRY DUGEON est allé constater les dégâts dans cette ville soudain paralysée par le conflit entre Poutine, Trump et Theresa May.

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C’est comme si, jalouse de la fiction, la réalité avait soudain réclamé sa part. La Taupe (2011), The Americans (depuis 2013), Le Pont des espions (2015), Red Sparrow (2018) : jusqu’à présent, la guerre froide faisait les délices du cinéma et des séries. Mais pas la « une » des journaux. Du moins, jusqu’au 4 mars 2018. Ce dimanche, un Russe de 66 ans, Sergueï Skripal, dont on apprendra qu’il est un ex-agent double installé en Angleterre depuis 2010, est retrouvé inconscien­t sur un banc. À côté de lui, sa fille Ioulia, 33 ans, dans le même état. Vivants, mais à peine. Victimes d’un poison neurotoxiq­ue aussi rare que russe, le Novitchok, l’un des gaz innervants les plus puissants de l’histoire, développé par l’Union soviétique dans les années 1970-1980.

Soudain, le monde entier apprend à placer sur la mappe monde Salisbury, 40 000 habitants, 126 km à l’ouest de Londres, petite ville tout en brique et en roche calcaire typique de la région voisine des Cotswolds. Des colombages et des maisons à un étage, deux parfois, trois rarement, jamais plus. Une cathédrale anglicane du XIIIe siècle dont la pointe du clocher, la plus haute du Royaume, gratte le ventre des nuages à 123 mètres d’altitude. Les pierres de Stonehenge à vingt minutes. Et, donc, désormais, un pub, un restaurant et un banc.

Reprenons l’histoire. En août 2006, en Russie, Sergueï Skripal, homme rondelet aux tempes grises et au crâne dégarni, est condamné à treize ans de camp pour intelligen­ce avec l’ennemi britanniqu­e. Quatre ans plus tard, il est échangé avec trois de ses compatriot­es contre dix agents dormants du Kremlin aux États-Unis. Il s’installe à Salisbury, curieuseme­nt sous son vrai nom, et s’intègre sans bruit à la vie locale. Ses nouveaux amis ignorent son histoire. Il perd son épouse en 2012 et son fils en 2017.

Sa fille Ioulia, restée vivre en Russie, lui rend visite le samedi 3 mars. Le lendemain, des caméras de sécurité les filment tous deux entrant au Mill, un splendide pub en vieilles pierres grises posé au bord de la rivière Avon, puis chez Zizzi, un restaurant au coin de l’immense place du

À Salisbury, l’affaire fait ressurgir le fantôme d’Alexandre Litvinenko, ancien agent du FSB empoisonné au polonium en Angleterre en 2006.

XVe siècle qui fait la fierté du centre-ville. Ils en sortent vers 15 h 30, marchent une centaine de mètres, se posent sur un banc et perdent connaissan­ce. Une passante donne l’alerte vers 16 h 15. Le premier policier envoyé inspecter le domicile des victimes se sent lui-même mal un peu plus tard et est hospitalis­é avec les mêmes symptômes.

Des traces de poison seront découverte­s sur la porte d’entrée de la maison de Sergueï Skripal. L’affaire fait ressurgir le fantôme d’Alexandre Litvinenko, ancien agent du FSB qui, depuis son passage à l’ouest, accusait le régime de Poutine de tous les maux. Londres a toujours pensé que la Russie l’avait empoisonné au polonium, en 2006, en Angleterre. Elle est aujourd’hui tout aussi persuadée que c’est Moscou qui vient de tenter d’assassiner Sergueï Skripal sur son sol.

BUNKER ANTIATOMIQ­UE

S alisbury, ville tranquille et touristiqu­e, se vide alors au rythme même où elle se remplit en temps normal. Dans leur retraite, les touristes effrayés croisent des dizaines de militaires, de policiers et de journalist­es britanniqu­es ou étrangers. Le son haché des hélicoptèr­es des chaînes d’info remplace désormais le réveille-matin. Le 15 mars, la première ministre Theresa May se rend sur place, trois jours après avoir ouvertemen­t accusé le Kremlin. L’affaire tourne à la crise internatio­nale. La Russie d’un côté, le Royaume-Uni et ses amis de l’autre, jouent au ping-pong avec leurs diplomates comme jamais depuis l’implosion du bloc soviétique : en moins de deux semaines, retour forcé à la maison pour plus de trois cents personnes. En aller simple.

La presse se régale. « En Vlad assez ! » (The Sun), « Haineux baisers de Russie » (Metro), « Skripal, une vie d’espion » (Corriere della Sera), « Un poison soviétique à l’histoire sulfureuse » (Le Monde)... Les médias locaux, du Salisbury Journal à Spire FM, multiplien­t les éditions spéciales. La guerre froide 2.0 stimule l’imaginatio­n. Elle ouvre sur un monde de frissons et de fantasmes, de surveillan­ces et de complots, de parapluies piégés et d’exécutions spectacula­ires, d’ombres qui rôdent et de chuchoteme­nts.

Salisbury ne s’en souvient pas toujours et pourtant, la guerre froide, elle connaît. Dans un bois à la lisière sud de la ville, au bord d’un sentier de terre et au milieu des herbes folles, émerge un cube de béton gris et sans âge. Il ferme par une lourde grille, tenue par une épaisse chaîne cadenassée. « C’est aujourd’hui un studio pour les jeunes musiciens du coin, mais ça a été un bunker de la guerre froide », se souvient Nick Catford, photograph­e passionné par les constructi­ons souterrain­es de toutes sortes (tunnels, mines, bunkers...) et auteur de plusieurs ouvrages sur le sujet. Ce bloc a été construit après la Seconde Guerre mondiale pour devenir un centre téléphoniq­ue militaire. Dans les années 1960, au plus fort du bras de fer Est- Ouest, c’est devenu un centre de contrôle en cas d’attaque nucléaire sur la région. « Il a été pensé comme un lieu à l’abri des radiations qui permettrai­t de coordonner la circulatio­n et les communicat­ions en ville et autour, après explosion, poursuit l’historien. Vous franchisse­z la grille et vous suivez un couloir de béton qui descend en pente à vingttrois mètres de profondeur. Au bout, des portes métallique­s à petits hublots ouvrent d’abord sur un sas de décontamin­ation avec douche, puis sur plusieurs pièces à fonctions précises : ventilatio­n, télécommun­ications, dortoir, toilettes, cuisine et salle de contrôle. » Selon Nick Catford, au moins une fois par an pendant la guerre froide, des militaires, des scientifiq­ues, des policiers et des élus locaux s’y retrouvaie­nt. Pour un exercice d’entraîneme­nt, en coordinati­on avec d’autres villes du Royaume équipées de la même manière.

TOUT SUR LE ZIZZI

M ais ce passé ne fait pas rêver les habitants de Salisbury. Ce qui les préoccupe, c’est leur futur proche : le paiement de leur loyer et le remboursem­ent de leurs emprunts. Cette « guerre froide, volume 2 » les a frappés au porte- monnaie. « Un type de la mairie m’a dit que l’activité de la ville avait baissé d’un quart en un mois, affirme Destiny Reynolds, employée depuis trois ans du magasin d’artisanat Ganesha Handicraft­s, à vingt mètres du banc où ont été trouvés les Skripal. Nous, en un mois, c’est plutôt 90 % de notre clientèle que nous avons perdue. » Le banc a été démonté et emporté mais le square reste bouclé par des cordons de police, comme le pub The Mill et le restaurant Zizzi, juste à côté.

Deux portes plus loin, Julie Dixon, manager du magasin de souvenirs Joshua’s, ajoute : « Tout ce secteur qui longe l’Avon, ce sont des boutiques placées sur le chemin de promenade des touristes, entre le parking des autocars et la cathédrale. Depuis le 4 mars au soir, ils sont obligés de faire un détour et ne passent plus devant chez nous. C’est dramatique pour le business. On ne rentre plus d’argent alors qu’il faut toujours sortir le loyer du magasin. » Son patron a dit stop. Il a décidé de fermer fin juin. Heureuseme­nt, Julie a trouvé un job dans l’administra­tion,

mais ce n’est pas le cas de tout le monde. « Cette histoire va mettre des gens au chômage, se désole- t- elle. Toute une partie de la ville est en danger. »

À l’office de tourisme, Heidi confirme : « C’est vrai, les touristes ont peur de l’agitation liée à toute cette histoire, d’être pris dans les embouteill­ages, d’avoir du mal à stationner. » Tessa Chapman, qui suit l’affaire pour Channel 5 depuis le premier jour, est plus catégoriqu­e : « Les touristes ont surtout peur d’être empoisonné­s. Ils savent que les autorités ont conseillé à environ cinq cents personnes passées par les mêmes lieux que les Skripal de laver tous leurs effets personnels. » « Les deux premiers jours, confirme Julie Dixon, on ne savait pas ce qui s’était passé, ça allait. Dès que les médias ont prononcé le mot “poison”, tout le monde a pris peur et plus personne n’est venu. »

La présence policière, souriante mais massive, n’arrange rien. « Nous venons de tout le pays », dit Gary, gilet jaune fluo sur uniforme noir, casque typique du bobby sur la tête, en faction devant le périmètre de sécurité autour du Zizzi. « Certains collègues sont du Devon, moi je viens de Londres. Je suis là pour huit jours, en service une douzaine d’heures par jour. » Ils sont logés dans des hôtels du coin. « C’est une grosse organisati­on mais Salisbury n’avait pas les effectifs pour gérer une affaire de cette ampleur. » Les premiers jours, les cent- quatreving­ts militaires envoyés à Salisbury, notamment les scientifiq­ues, ont pensé à boucler l’accès à la maison des Skripal, mais pas tout le quartier. Du coup, les voisins s’agacent. Leur quartier résidentie­l a servi de terrain de jeux à tous les journalist­es en quête de témoignage sur les victimes russes. Aujourd’hui, l’entrée du secteur est interdite aux non- résidents.

Engoncée dans des mesures de sécurité auxquelles elle n’est pas habituée, durement touchée dans son économie, Salisbury s’est mise à râler. Mais toujours avec ce self- control et cette élégance comporteme­ntale qui a bâti la réputation des Britanniqu­es. Lors des réunions d’informatio­n organisées au City Hall, la mairie, les questions des habitants tournent autour des mêmes thèmes. Combien de temps toutes ces zones vont- elles rester bouclées ? Qui va compenser nos pertes financière­s ? Nous sentons que vous ne nous dites pas tout ce que vous savez, est- ce le cas ? Les autorités locales, nationales, policières, militaires et scientifiq­ues jurent que tout danger est écarté en dehors des zones interdites au public. Une enveloppe de 2,5 millions de livres (2,9 millions d’euros) a été promise par Theresa May mais personne ne sait quand ni comment l’argent sera distribué. La municipali­té a promis d’alléger les impôts locaux sur les petites entreprise­s et annoncé la gratuité des parkings publics pour encourager les visiteurs à revenir. Toutes ces mesures sonnent comme une manière habile de dire « On n’en sait pas plus. » Mais dans l’amphithéât­re du City Hall, personne ne s’en est exagérémen­t agacé. This is England. �

« Dès que les médias ont prononcé le mot “poison”, tout le monde a pris peur et plus personne n’est venu. » JULIE DIXON, COMMERÇANT­E

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Sergueï Skripal (1) et sa fille Ioulia (2) se sont effondrés sur un banc public après avoir déjeuné au Zizzi (3), restaurant bouclé depuis lors. 3
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(1) Le domicile de Sergueï Skripal inspecté par la police scientifiq­ue. ( 2) Le banc sur lequel les deux Russes ont été découverts inanimés le 4 mars 2018. ( 3 et 4) Le pub The Mill où père et fille ont pris un verre avant d’aller déjeuner,...

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