Vanity Fair (France)

« COMME DEUX GOSSES QUI GRIMPENT DANS UN ARBRE ET NE PEUVENT PLUS DESCENDRE »

Le photorepor­ter Raymond Depardon confie ce qu’il doit à Robert Frank, le plus grand portraitis­te suisse de l’Amérique. Ils sont exposés simultaném­ent à Arles.

- PROPOS RECUEILLIS PAR CLÉMENTINE GOLDSZAL

J «eune photograph­e dans les années 1960, j’avais entendu parler des Américains, le livre de Robert Frank paru en 1958, mais il était difficile à trouver en France. Je l’ai finalement trouvé à New York à la fin des années 1970, dans une pile de livres soldés sur la Sixième Avenue. Frank y jetait un regard acide, précis, objectif sur le pays. Les Américains n’aimaient pas trop cette série qui leur renvoyait quelque chose d’eux qu’ils ne voulaient pas voir. En Europe, en revanche, nous connaissio­ns son travail et je m’en suis toujours senti très proche. J’ai fini par rencontrer Frank à Beyrouth, en 1990. La ville, vide, allait être démolie. On travaillai­t pour la fondation Hariri. On était logés au Carlton. On partageait notre petit- déjeuner. Un jour, il m’a dit qu’il aimerait monter sur le toit de la gendarmeri­e. On s’est retrouvés comme deux gosses qui grimpent dans un arbre et ne peuvent plus descendre. À l’époque, je me posais beaucoup de questions sur la subjectivi­té des images. On a parlé du travail de Sebastião Salgado, un ami, qui s’écartait alors d’une forme de retenue qui m’était chère. Frank m’a dit cette chose terrible : “La misère héroïque, ce n’est pas mon truc.” Comme tous les photograph­es de ma génération, je continuais de me chercher un père spirituel. Capa, Cartier-Bresson ou Frank ? On était tiraillés. On avait beaucoup photograph­ié la guerre et la misère, et on ne savait plus quoi en faire. En 1981, j’en ai eu marre du photojourn­alisme et j’ai remplacé Marguerite Duras comme envoyé spécial de Libération à New York. Comme tous ceux de ma génération, j’avais évidemment été très impression­né par l’Amérique et ses photograph­es : Paul Strand, Walker Evans, puis Lee Friedlande­r ou Bruce Davidson, des jeunes qui travaillai­ent vite, transcenda­ient le réel. Ils inventaien­t la photo de rue, s’intéressai­ent au monde rural, aux paysages, au quotidien... C’était bons technicien­s, ils avaient le meilleur matériel, mais moi, je partais en Angola sans fixeur ni contact, alors qu’eux étaient un peu paniqués. J’ai compris assez rapidement que mon point fort, c’était d’être décomplexé, de ne pas avoir peur de l’Afrique ni du Moyen-Orient. En ce sens, Frank m’a aidé à appréhende­r l’étranger. Comme Jack Kerouac ou Bruce Chatwin, il voyageait. Quand il est arrivé aux États-Unis en 1954, il ne parlait pas la langue, mais ça ne l’a pas freiné. La première fois qu’il a été arrêté, il a appelé Walker Evans pour le sortir du poste. Cette audace me plaisait. Robert Frank est profondéme­nt européen dans son rapport à ses sujets : abstrait, subjectif, calviniste. Il ne parle pas aux gens qu’il photograph­ie et il a raison : si on veut faire une bonne photo, on n’a pas le temps de se présenter. Son patronage a été important pour nous car Cartier-Bresson était pris dans quelque chose de très intellectu­el, avec cette histoire d’instant décisif. Mais que reste- t-il si je n’ai pas l’instant décisif ? Et si je revendiqua­is ce moment raté ? Je suis flatté d’être exposé à côté de lui à Arles, ça me permet de tirer un trait sur l’Amérique. Robert ne voyage plus, mais j’aimerais beaucoup qu’il puisse intervenir par Facetime. Il s’exprime tellement bien, il sait parfaiteme­nt te remettre à ta place d’une expression suisse bien sentie. » –

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