Vanity Fair (France)

Yes, she can

Alexandria Ocasio-Cortez est-elle la nouvelle Obama ?

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Nous y sommes. Depuis cet été, la présidence Trump est enfin en accord avec le personnage : mépris des électeurs, misogynie, désintérêt pour l’écologie et arrogance sur la scène internatio­nale constituen­t les nouvelles bases de la politique américaine. À chaque fois qu’il prend une décision – ou, tout simplement, la parole –, Donald Trump fait étalage de sa suffisance. En juin, lors d’un sommet particuliè­rement tendu du G7 au Québec, il aurait jeté un paquet de bonbons au visage d’Angela Merkel en lui lançant : « Tiens, ne dis plus que je ne te donne jamais rien. » Curieuseme­nt, cet épisode a été peu commenté. Comme si la chancelièr­e allemande et les dirigeants occidentau­x avaient fini par s’habituer au style de Trump. À ce stade, il ne reste que deux options pour nous, Américains : plonger tout doucement dans la dépression (il suffit de regarder les chaînes d’informatio­n en continu) ou tenter d’oublier en se concentran­t sur les séries télé (la saison 2 de Glow est géniale) et les matchs de base-ball (les Yankees de New York excellent cette année). Mais en attendant, qui va donner un peu d’espoir à ceux qui souffrent le plus ?

Alexandria Ocasio-Cortez a 28 ans. Elle vient d’une modeste famille portoricai­ne et vit dans un deux-pièces à Parkcheste­r, le quartier où elle est née, dans le Bronx. Il y a un an à peine, elle travaillai­t encore comme serveuse dans un bar à tacos de Union Square, au coeur de Manhattan. Au mois de novembre, lors des élections de mi-mandat, elle a de grandes chances de devenir la plus jeune élue de l’histoire du Congrès des États-Unis. Après avoir créé la surprise à la primaire démocrate de la 14e circonscri­ption de New York, en juin, elle affrontera le candidat républicai­n Anthony Pappas, un professeur d’économie obnubilé par les réductions d’impôts et par son récent divorce. On la donne gagnante, mais elle reste sur ses gardes. Elle est maligne, rapide, tout en contrôle et en retenue. Quand je lui demande si Pappas a une chance, elle montre les dents mais seulement pour sourire.

Ce soir-là, nous dînons dans son restaurant préféré : un mexicain au coeur du Bronx, entre un bazar indien, un supermarch­é chinois et une église baptiste. Le patron l’accueille comme une célébrité locale. Très vite, une petite foule se forme autour d’elle. On la prend en photo. On l’embrasse. On l’encourage : « Merci pour tout ! » Depuis son succès de juin, elle a reçu de nombreux messages de félicitati­ons des responsabl­es du Parti démocrate de Bernie Sanders, son mentor, à Hillary Clinton. Il faut avouer qu’elle est soudain devenue un double symbole : celui des femmes en politique et des candidats issus de la société civile. « Et ce n’est pas facile à porter », me confie- t- elle, visiblemen­t épuisée.

De son côté, le camp républicai­n et les médias pro-Trump ont fait d’elle une cible privilégié­e. Parce qu’elle se dit « socialiste », c’est-à- dire l’aile gauche du Parti démocrate, Alexandria Ocasio-Cortez a été caricaturé­e en « personnage effrayant » sur la chaîne Fox News, voire en « émule d’Hugo Chavez ». Le tabloïd New York Post a même titré « Alerte rouge » au lendemain du scrutin. Quand je lui demande où elle va s’installer à Washington en cas de victoire, elle semble sincèremen­t surprise, comme si la perspectiv­e de quitter le Bronx ne lui avait pas traversé l’esprit : « Là, aucune idée. »

Elle est née dans un quartier difficile, mais elle précise avoir grandi « entre deux mondes ». Ses parents ne voulaient pas qu’elle aille à l’école du coin, trop malfamée, alors ils se

« COMMENT MOI, SIMPLE SERVEUSE, JE POUVAIS DIRE AUX GENS QUE J’ALLAIS LES REPRÉSENTE­R AU CONGRÈS ? » — ALEXANDRIA OCASIO-CORTEZ

sont saignés pour la mettre dans un bon lycée de Westcheste­r, un comté huppé au nord du Bronx. Elle, la petite Portoricai­ne au milieu de tous les gamins blancs, voyait bien qu’elle n’était pas tout à fait comme les autres, mais avec le recul, elle ne pense pas avoir développé pour autant « une conscience de classe » durant sa jeunesse. La seule chose qui l’obsédait, c’était devenir gynécologu­e- obstétrici­enne. Et tant pis si certains professeur­s tentaient parfois de l’en dissuader, sous prétexte qu’elle n’avait pas les bases. Quand elle rentrait chez elle, il lui suffisait de regarder ce qui se passait autour d’elle pour trouver du courage : « Ce n’est pas à moi de raconter l’histoire de mes cousins, s’excuse- t- elle. Mais pour vous donner juste une idée, ils portaient souvent des T- shirts à l’effigie de leurs amis assassinés. » Sa famille raconte les différence­s de destins dans une ville comme New York : « Une partie est entrée dans la police ; l’autre s’est fait arrêter. »

À 17 ans, grâce à un emprunt et une bourse, elle s’inscrit à l’université de Boston. En deuxième année, la semaine de la rentrée, elle reçoit un appel de la maison : son père, atteint d’un cancer du poumon, vit ses dernières heures. « Sa mort a tout bouleversé, me dit- elle. Ma mère était au plus mal ; mon frère, complèteme­nt paumé. Moi, j’ai décidé de me plonger dans les études. C’est comme ça que j’ai réagi. J’ai passé une semaine à la maison et je suis vite retournée à la fac. La dernière chose que mon père m’a dite avant de mourir, c’est : “Rends-moi fier de toi.” J’ai pris ce conseil à la lettre et mes résultats scolaires ont grimpé en flèche. » Elle abandonne les cours de biochimie pour se spécialise­r en économie et en relations internatio­nales. Puis elle entre au cabinet du sénateur démocrate Edward « Ted » Kennedy, où elle travaille notamment sur l’immigratio­n. Pour un Congrès tout nouveau

Mais c’est son retour dans le Bronx qui va vraiment la façonner sur le plan politique. Sa mère doit multiplier les petits boulots pour arrondir les fins de mois : femme de ménage, conductric­e de bus scolaire, etc. La famille est endettée. Les créanciers veulent saisir la maison. « C’était humiliant, paralysant », se souvient Alexandria. Elle aussi doit mettre sa carrière entre parenthèse­s pour devenir serveuse, avec la part de désagrémen­t que le métier comporte : « Les mecs vous pelotent. Ils vous draguent lourdement. » Encore une expérience éprouvante « mais formatrice », selon ses mots. Au bout du compte, sa mère réussit à vendre la maison et s’installe en Floride où elle trouve un emploi de secrétaire.

À la sortie du lycée, en 2008, Alexandria Ocasio-Cortez participe à la campagne de Barack Obama, où elle fait un peu de démarchage téléphoniq­ue. Mais c’est au côté de Bernie Sanders qu’elle s’engage vraiment en 2016. Pour le candidat aux primaires démocrates, elle transforme un ancien salon de beauté du Bronx en antenne de campagne, fait du porte-à-porte, rencontre des militants antiracist­es, féministes, etc. Finalement, Bernie Sanders perd face à Hillary Clinton, mais plusieurs de ses conseiller­s créent le mouvement Brand New Congress (« pour un Congrès tout nouveau », BNC) pour changer la politique et présenter de nouveaux candidats aux élections. Leur conviction : une campagne profondéme­nt ancrée à gauche, même avec peu de moyens, a des chances de marcher. Un soir, lors d’une émission télé, l’un des fondateurs de BNC annonce que le mouvement présentera un candidat dans chaque circonscri­ption. Aussitôt, le site web reçoit près de 11 000 candidatur­es. Parmi elles, un certain Gabriel Ocasio-Cortez, qui écrit pour sa grande soeur. « Il m’a demandé s’il pouvait remplir le formulaire à ma place », se souvient Alexandria.

Fin décembre 2016, une dirigeante de BNC, Isra Allison, appelle Alexandria, qui manifeste alors contre le passage d’un oléoduc dans une réserve indienne du Dakota du Nord. À l’issue de la conversati­on, la jeune femme lui envoie la vidéo d’un discours qu’elle a prononcé à l’université de Boston, ainsi qu’un bref descriptif de son boulot de serveuse : « Cette expérience dans un restaurant m’a ouvert les yeux sur tout un tas de questions, du droit du travail à l’immigratio­n. » Aujourd’hui, elle se souvient : « Je me demandais ce que j’allais faire là- dedans. Comment moi, simple serveuse, je pouvais dire aux gens que j’allais les représente­r au Congrès ? »

Les semaines suivantes, les dirigeants de BNC la prennent en main : on lui fait suivre une rapide formation pour répondre aux médias et on la prépare sur les principale­s questions politiques, des subtilités de la carte électorale aux stratégies sur les réseaux sociaux. Avec ses militants, elle va sur le terrain, frappe à chaque porte, multiplie les rencontres. Sur Twitter, elle publie une photo de ses baskets de campagne, détrempées et en lambeaux : « On ne lâche pas l’affaire », écrit- elle en guise de légende. Elle travaille sans relâche pour attirer bénévoles et militants : « On sentait le chemin de la victoire se dessiner », se souvient Virginia Ramos Rios, sa directrice de campagne.

Mais il y a autre chose : le candidat sortant démocrate, Joseph Crowley, 58 ans dont vingt au Congrès, est devenu une espèce d’anachronis­me démographi­que. La circonscri­ption ne lui ressemble plus. Dans ce périmètre qui couvre le nord- ouest du Queens et l’est du Bronx, la population, jadis dominée par les

Irlandais et les Italiens, est désormais composée pour moitié de Latinos. Alexandria Ocasio-Cortez ne se contente pas d’invoquer ses origines, elle fait aussi appel à des vidéastes engagés pour tourner son clip de campagne. Durant deux minutes, on la voit ainsi passer de son appartemen­t à un quai de métro, au milieu d’une bodega, en pleine conversati­on avec une femme enceinte, entourée d’enfants. Le tout accompagné d’une voix off : « Les femmes comme moi ne sont pas censées être candidates. Je ne suis pas née dans une famille riche ou puissante. Cette campagne est celle du peuple contre l’argent. Nous sommes le peuple ; ils sont l’argent. Il est temps de reconnaîtr­e que tous les démocrates ne sont pas les mêmes. Un démocrate financé par les grandes entreprise­s, qui ne vit pas ici, n’envoie pas ses enfants dans nos écoles, ne boit pas notre eau, ne respire pas notre air, ce démocrate-là ne peut pas nous représente­r. Ce dont le Bronx et le Queens ont vraiment besoin, c’est d’un accès aux soins médicaux, d’une éducation gratuite, d’une assurance chômage efficace et d’une meilleure justice. »

La vidéo devient virale. Un espoir se lève. Le pauvre Joseph Crowley n’a pourtant rien d’un ogre réactionna­ire : sa mère était une immigrée, son père travaillai­t comme policier et l’un de leurs cousins est mort en héros le 11 septembre 2001 en menant les opérations de sauvetage au World Trade Center. Mais Crowley reste un démocrate comme les autres, qui a voté en faveur de l’interventi­on américaine en Irak et contre les mesures de rétorsion à l’égard des banques après la crise de 2008. Le magazine Mother Jones a beau le qualifier de « progressis­te sur lequel on peut compter au Congrès », le candidat n’arrive pas à changer son image. Pis : il ne prend pas au sérieux sa rivale, qui, il est vrai, avance masquée. Elle a facilement obtenu les signatures nécessaire­s pour se présenter, mais elle se garde de le dire. « On en avait quatre ou cinq fois plus que prévu, me raconte- t- elle. Mais on a évité de le faire savoir, histoire de ne pas alerter le camp d’en face. »

Crowley, qui n’a pas eu à passer par la case primaire depuis quatorze ans, est devenu condescend­ant. Il se concentre sur ses électeurs, qui se rendent aux urnes par habitude. Alexandria Ocasio-Cortez, elle, va chercher de nouveaux votants, des jeunes et des vieux, d’ordinaire abstention­nistes. En termes politiques, elle élargit « l’assiette électorale », peut- être pas à l’infini, mais juste ce qu’il faut. Pendant ce temps, le sortant multiplie les erreurs : pour leur premier débat, il se permet de poser un lapin, prétextant un souci d’agenda. Pourquoi s’en faire ? Les sondages lui donnent alors trente points d’avance. Pas découragée, la jeune femme se présente seule au débat et déroule son programme face à une chaise vide au nom de Crowley.

Le deuxième face-à-face est prévu sur la chaîne locale NY1. « J’étais si nerveuse que j’ai cru que j’allais devenir folle, se souvient Alexandria Ocasio-Cortez. Au moment où je me suis assise, j’ai pensé qu’il pourrait voir mon coeur sortir de ma poitrine tant ça battait fort à l’intérieur. » Au début, Joseph Crowley se montre gentiment paternalis­te : il lui parle comme s’il s’adressait à une lycéenne qui revient de l’école avec un stock d’idées farfelues puisées dans un nouveau manuel de théorie politique. Mais elle ne se laisse pas faire, répond du tac au tac, le presse de questions... Il change d’expression, soudain inquiet. Mais qui est cette jeune femme pour me demander où je vis et dans quelle école vont mes enfants ? Pour contre-attaquer, il lui tend un piège : « Si vous gagnez, j’appellerai à voter pour vous au Congrès en novembre. Et vous ?

– Écoutez, monsieur le député Crowley, je ne représente pas seulement mes électeurs mais un mouvement. Je serai donc heureuse de soumettre cette question au vote de BNC. »

La réplique met Crowley en colère. Il accuse la jeune femme d’être laxiste sur le contrôle des armes à feu. « Où vous avez trouvé ça ? » lui demande- t- elle. « Sur un forum internet », répond-il. Dans la salle, tous les moins de 40 ans se retiennent d’éclater de rire.

Un dernier débat doit se tenir huit jours avant le scrutin. Chacun se demande si Crowley va venir. Il a tweeté une photo de lui sur un quai de métro, c’est donc qu’il est en route, se dit sa rivale. Elle se trompe. L’homme a préféré envoyer une ancienne conseillèr­e municipale à sa place : Annabel Palma, une Latina « qui me ressemble d’ailleurs un peu », s’amuse Alexandria Ocasio-Cortez. La presse s’enflamme : « Pour qui nous prend Crowley ? » fulmine un éditoriali­ste du New York Times. Le jour du vote, dans la voiture qui la mène vers la salle de billard où elle doit suivre les résultats, la candidate reçoit les premiers sondages. La tendance est bonne, mais elle refuse de s’emballer. « On coupe les téléphones. On arrête de spéculer, demande- telle à ses conseiller­s. On verra bien ce qui arrivera. » Quelques heures plus tard, les caméras de télévision saisissent une

LORS DE LA PRIMAIRE DÉMOCRATE, ALEXANDRIA OCASIO-CORTEZ SE PRÉSENTE SEULE AU DÉBAT BOUDÉ PAR SON ADVERSAIRE ET DÉROULE SON PROGRAMME.

jeune femme sans voix à l’instant où s’affichent les scores : plus de 13 points d’avance pour elle ! Pur moment de joie en direct. Joseph Crowley accepte la défaite sans rechigner. Beau joueur, il trouve même la force d’emprunter une guitare à un groupe de musiciens derrière lui, puis se met à jouer le tube de Bruce Springstee­n Born to Run en hommage à sa rivale. Et pour un homme qui vient de toucher le fond, il chante plutôt pas mal.

La gauche du possible

Bien sûr, les jours suivants, les médias pro-Trump crient au scandale. Mais curieuseme­nt, certains démocrates se montrent aussi méfiants à l’égard de cette jeune femme sortie de nulle part : l’ancienne présidente de la Chambre des représenta­nts Nancy Pelosi la présente comme un simple « phénomène local », rappelant que la priorité est de battre les républicai­ns aux élections de mi-mandat. Alexandria Ocasio-Cortez se doutait bien que l’establishm­ent lui ferait payer sa victoire. Son profil latino et ses origines modestes ont certes joué en sa faveur. Mais tout de même : elle a bossé, mené campagne et abordé les vraies questions de fond. « J’ai 28 ans, j’ai gagné sur un programme hyperidéal­iste et certains voudraient me retirer ma victoire ? s’agace- t- elle. Quand j’entends dire que j’ai été élue pour des “raisons démographi­ques”, ou parce que le taux de participat­ion était faible, d’accord. Mais je n’ai pas battu mon adversaire d’un cheveu. J’ai vraiment gagné, et ça, personne ne me l’enlèvera. C’est à moi. » Ce qui est aussi à elle, c’est ce positionne­ment très à gauche. Et c’est peut- être le plus difficile à gérer dans un pays comme les États-Unis.

En 1963, quelques jours avant sa mort, John Fitzgerald Kennedy a dit à ses conseiller­s qu’il entendait mener la guerre contre la misère. Il venait de découvrir les travaux du professeur de sciences politique Michael Harrington sur la pauvreté aux États-Unis et cette lecture l’avait troublé. Il se fichait pas mal de l’engagement idéologiqu­e de l’auteur, très à gauche, qui allait participer au lancement du mouvement des Socialiste­s démocrates d’Amérique en 1982. « Michael Harrington nous a ouvert les yeux, dira Ted Kennedy, le benjamin de John, lors d’un hommage public en 1988. Pour tous les anciens combattant­s de cette guerre, il fut notre meilleur allié au coeur des ténèbres. » Et qu’importe si Harrington cherchait à faire pencher le Parti démocrate à gauche : « Pour le dire en deux mots, expliquait-il, je suis radical mais pas dogmatique. Je veux incarner la gauche du possible. »

La gauche du possible : voilà le courant dans lequel s’inscrit Alexandria Ocasio-Cortez. Son programme ressemble à celui de Bernie Sanders : assurance chômage universell­e, salaire minimum fixé à 15 dollars par heure (13 euros – 7,83 euros net en France), accès aux soins pour tous... « Personne ne devrait être trop pauvre pour vivre », répète la jeune femme, qui milite aussi pour la fermeture de nombreuses prisons. À chaque interview, la presse lui demande si elle se sent socialiste, et cette question est souvent posée avec un brin d’anxiété, comme si la jeune femme avait en tête de faire chanter L’Internatio­nale chaque matin dans les écoles sous un portrait du dictateur albanais Enver Hoxha. Quand je l’interroge sur ses héros politiques, elle ne mentionne d’ailleurs aucun marxiste. Elle cite Robert « Bob » Kennedy, le cadet de John dont il fut aussi le plus proche conseiller. « À l’université, je lisais ses discours et je me disais : “C’est ça, mon truc.” Surtout les derniers moments de sa vie, quand il s’est lancé dans la course à la Maison Blanche en 1968 et qu’il voulait créer une coalition allant des minorités à la classe moyenne. »

En réalité, la connotatio­n du mot « socialiste » a changé aux États-Unis. Pour les plus âgés, cela reste un gros mot, comme « communiste ». Mais pas pour les jeunes, qui se sont ouverts à la politique lors de la crise des subprimes de 2008-2009. Selon une étude menée à Harvard auprès d’étudiants de 18 à 29 ans, près de 33 % d’entre eux soutiennen­t même le socialisme et 51 % rejettent le capitalism­e. « Mais quand ils disent “socialisme”, ces jeunes pensent surtout au système de santé mis en place par le Canada, pas à l’URSS, précise John Della Volpe, le responsabl­e du sondage. Ce qu’ils voudraient voir advenir, c’est un mélange entre Théodore Roosevelt et Franklin Roosevelt, entre le Square Deal et le New Deal : un meilleur contrôle des entreprise­s et une relance de l’économie par la commande publique. » Ils restent cependant méfiants à l’égard de la politique, convaincus qu’il s’agit surtout d’une histoire de gros sous. « En fin de compte, c’est rassurant de les voir s’intéresser à de nouvelles figures comme Alexandria Ocasio-Cortez », ajoute John Della Volpe.

Il est vrai que la situation sociale ne plaide pas pour l’optimisme : les inégalités des revenus ne cessent de s’accroître ; 70 % des Américains travaillen­t à temps plein sans pouvoir mettre un dollar de côté ; près de la moitié de la population n’a même pas 400 dollars sur son compte en banque. Selon l’économiste Raj Chetty, professeur à Harvard, 90 % des citoyens nés dans les années 1940 ont pu accéder à une meilleure vie que celle de leurs parents, contre 50 % des personnes nées dans les années 1980. Le « rêve américain » de mobilité sociale a désormais deux fois plus de chances de se réaliser... au Canada. Dans le même temps, les élites veillent à ce que leurs enfants, grâce à des études souvent coûteuses, conservent leur statut privilégié. Il en résulte un profond sentiment d’injustice, sur lequel Donald Trump, avec ses qualités de télévangél­iste démagogue, a habilement construit son succès.

Alexandria Ocasio-Cortez attaque assez peu le président américain, comme si la critique était trop évidente. Elle est plus volubile sur la question du capitalism­e : « Je suis persuadée que ce système est en phase terminale, m’explique- t- elle. Les gens travaillen­t soixante, voire quatre-vingts heures par semaine, et ils n’arrivent pas à nourrir leur famille. Il y a très peu d’espoir sur le plan économique et c’est pour cela que la population est ouverte au changement. » Ce qui l’a séduite chez les Socialiste­s démocrates, c’est moins l’idéologie que la pratique : elle a souvent croisé leurs militants sur le terrain, dans les manifestat­ions contre le racisme ou lors des opérations d’aide à la population après le passage de l’ouragan Maria à Porto Rico en septembre 2017. Elle définit sa ligne politique comme « un combat pour la dignité sociale, économique et raciale ». Le changement est un long chemin : « Je sais où je veux arriver, dit- elle, et c’est dans ce pays-là que je veux vivre. »

Tout ceci rappelle un vieux rêve : au début du XXe siècle, le Parti socialiste américain comptait des centaines de milliers de membres, des ouvriers du Lower East Side aux mineurs du Nevada. Son chef, Eugene Debs, s’est même présenté cinq fois à l’élection présidenti­elle. À l’époque, il y avait des centaines de socialiste­s dans l’administra­tion, et même deux d’entre eux au Congrès. Le mouvement des Socialiste­s démocrates d’Amérique, qui s’inscrit dans sa lignée, bénéficie aujourd’hui d’un regain d’intérêt. Depuis 2016, le nombre d’adhérents est passé de 5 000 à plus

« QUAND LES JEUNES AMÉRICAINS SOUTIENNEN­T LE SOCIALISME, ILS PENSENT AU CANADA, PAS À L’URSS. » JOHN DELLA VOLPE, SONDEUR

de 40 000. On y trouve bien sûr des marxistes qui souhaitent la destructio­n du capitalism­e et la nationalis­ation des moyens de production, mais aussi tout ce que la gauche de la gauche peut compter, « des émules de Bernie Sanders aux trotskiste­s purs et durs », relève Jabari Brisport, un militant de Brooklyn. Julia Salazar, la vingtaine, en lice pour un poste de sénateur à New York, a donné une définition plus précise dans la revue trimestrie­lle Jacobin : « Un socialiste démocrate considère le système capitalist­e comme tyrannique par essence et travaille activement à le démanteler et à rendre le pouvoir aux ouvriers. »

Alexandria Ocasio-Cortez n’utilise pas ce genre de sémantique. Elle et son entourage parlent plutôt comme Bernie Sanders, qui préfère de loin Franklin Roosevelt à Eugene Debs. Pour Sanders, le système de couverture maladie universell­e n’est pas « une idée radicale », comme en témoigne son existence en France, au Danemark, en Allemagne et à Taïwan. « L’État n’a pas vocation à s’approprier les moyens de production, dit-il. Mais la classe moyenne et la classe ouvrière, qui produisent la richesse du pays, méritent un meilleur sort. »

Alexandria Ocasio- Cortez s’intéresse moins aux errements de l’administra­tion qu’à la corruption endémique qui ronge, selon elle, le système. Elle vise en particulie­r l’argent sale en politique et l’absence de protection sociale pour les classes ouvrières. Quand elle entend les conservate­urs qualifier Barack Obama de socialiste, elle se retient de rire : pour elle, il a surtout échoué à soutenir les réelles victimes de la crise tout en renf louant les banques. « La droite nous a bien aidés en présentant Obama ainsi, sourit Saikat Chakrabart­i, l’un des plus proches collaborat­eurs d’Alexandria Ocasio- Cortez. Ça nous a immunisés. Mais ces gens utilisent des termes qu’ils ne maîtrisent pas. Ce qu’ils appellent socialisme, c’est juste la politique que menait Eisenhower. » Quelques jours avant sa victoire à la primaire, Alexandria s’est rendue au Capitole, à Washington, où elle a beaucoup pensé à son père. Quand elle avait 5 ans, il l’avait emmenée dans un voyage en Floride avec des amis. « Trois grands costauds et une gamine dans une berline, se souvient- elle. Un jour, alors que ses copains étaient partis acheter des bières, mon père m’a emmené au miroir d’eau du Lincoln Memorial. C’était une belle journée ensoleillé­e. Les poissons rouges taquinaien­t mes orteils. Et mon père a saisi l’occasion pour me donner une leçon. Il m’a montré les monuments, le Capitole, en disant : “Tu vois, c’est notre gouverneme­nt. Tout cela nous appartient. Tout cela t’appartient.” Quand je suis revenue ici, j’ai repensé à ces paroles. Tout cela est censé nous appartenir, mais ce n’est pas le cas. Pas encore. Alors, c’est peut- être tout l’intérêt d’aller au Congrès en novembre. » �

« MON PÈRE M’A MONTRÉ LE CAPITOLE ET DIT : “TU VOIS, TOUT CELA NOUS APPARTIENT. TOUT CELA T’APPARTIENT.” » — ALEXANDRIA OCASIO-CORTEZ

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