Vanity Fair (France)

JEAN LOUIS BORLOO

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autres. Les pauvres, c’est trop cher ? Les emplois aidés, c’est trop cher ? Ils me font marrer les inspecteur­s des finances. Je leur ai dit : c’est vous, bien payés par l’État, les premiers emplois aidés de France ! » Puis il ajoute : « Toutes ces fuites sur les 48 milliards étaient parfaiteme­nt organisées. J’aurais dû contre-attaquer avec une conférence de presse. Mais comme j’ai passé l’âge d’être inquiet, à l’époque, je me dis que c’est le petit entourage, quinze connards autour du président qui trouvent que je suis vieux monde. Lui-même m’assure qu’il les a engueulés. »

Borloo le croit ou fait semblant d’y croire. Et puis, comme s’il sentait le piège en train de se refermer sur lui, à la mi-avril, il donne un grand coup d’accélérate­ur. Il s’enferme pour rédiger son rapport. Il le termine, in extremis, dans la nuit du 26 pour pouvoir en fournir des extraits au Monde, à l’aube, quelques minutes avant le bouclage, le tout accompagné d’une tonitruant­e interview titrée « Banlieues à l’abandon : Jean-Louis Borloo dénonce un “scandale absolu” ». Puis, sans avoir dormi, il file à Matignon pour apporter son épais document (164 pages) au premier ministre, Édouard Philippe, et non au chef de l’État qui lui en a passé commande. Par cette remise précipitée avec changement de destinatai­re, il veut impliquer l’ensemble du gouverneme­nt. Jacques Mézard, retenu en dehors de Paris toute la matinée de ce 26 avril, pique une colère. Mais, l’après-midi, il fait bonne figure dans un gymnase du XIXe arrondisse­ment de Paris où les états généraux tiennent un nouveau rassemblem­ent.

Borloo le stratège a voulu profiter de l’événement pour donner plus de retentisse­ment à l’achèvement de ses travaux. « Nous demandons que le président Macron reprenne la totalité du plan », tonnent en choeur les élus et les responsabl­es d’associatio­ns qui assistent au meeting. « Comme à chaque fois, Yassine Belattar est là, raconte Stéphane Gatignon, le maire démissionn­aire de Sevran. Et quand je le croise, il est au téléphone avec “le président” – c’est du moins ce qu’il prétend. Il me dit qu’il est furieux contre nous et que maintenant, c’est décidé, il va nous tuer. »

Borloo comme à son habitude fait celui qui n’entend rien, ne voit rien, trop heureux d’avoir mis Philippe et le gouverneme­nt dans la boucle. « On organise une série de réunions avec des représenta­nts de plusieurs ministères. Et personne ne me dit : “Ça coûte trop cher.” Logique, puisque c’est leur plan, on le fait ensemble. » C’est aussi ce qu’il répète à ses amis pour les rassurer. Le plan est vissé, détaillé, précis. Dix-neuf programmes pour la création de « cités éducatives » et de « campus numériques », pour la police de proximité, le développem­ent des contrats d’apprentiss­age, la lutte contre l’illettrism­e ou les discrimina­tions, la promotion de la mixité... « Pas des propositio­ns en l’air », se félicite Borloo, des « expérience­s qui remontent du terrain », « du concret », du « chiˆré et du ™nancé », des « gens, certains hautšplacés, qui sont prêts à y aller » notamment pour diriger l’« académie des leaders », l’une de ses mesures phares. Une nouvelle école, sur le modèle de l’Ena, qui mènerait au plus haut poste de la fonction publique, mais qui recruterai­t en priorité des jeunes sans diplômes dans les quartiers. Il faut en ™nir avec le « drame de l’entre- soi » et « la vision consanguin­e de l’élite technocrat­ique », dit partout Borloo, quitte à se mettre un plus à dos ceux qui sont aux manettes.

I« Ça pue depuis le début »

l a intitulé son plan « Vivre ensemble, vivre en grand. Pour une réconcilia­tion nationale ». On croirait un programme de campagne. Et pourquoi pas ? Au ™l des jours, il engrange de plus en plus de soutiens. Ceux de plusieurs présidents de région. Ceux des dirigeants des grandes agglomérat­ions qui ont même solennelle­ment signé un « pacte » avec lui. Puis,

début mai, rameutés par l’ami Jardin qui s’active en coulisse, entrent dans la danse des intellectu­els ou des écrivains (Boris Cyrulnik, Cynthia Fleury, Daniel Pennac, etc.) suivis par des sportifs et des champions, Yannick Noah en tête. Tous « demandent au président de la République de répondre à la démarche ambitieuse » de Jean-Louis Borloo.

« Attention, vous y allez trop fort, dit, en ce printemps 2018, le ministre Mézard au président des Zèbres. Macron n’est pas Hollande : il déteste qu’on lui mette la pression. » Quelques jours plus tôt, le président de la République a fait savoir qu’il s’exprimerai­t le mardi 22 mai. Soit près d’un mois après la remise du rapport au premier ministre. Entre- temps, Borloo a obtenu « dix- sept interminis­térielles » (des réunions transversa­les). Si ce n’est pas un soutien gouverneme­ntal, se rassérène- t-il en attendant la date fatidique, qu’est- ce que c’est ? Mais les jours passent et pas l’ombre d’une convocatio­n présidenti­elle pour une entrevue en tête-à- tête, pas de texto, rien. Le lundi 21 mai au soir, enfin, Borloo reçoit un coup de fil du chef de l’État qui lui demande de se présenter le lendemain, dès la fin de la matinée, à l’Élysée où il veut d’abord réunir le conseil présidenti­el des villes. Il a prévu d’y rendre hommage à son travail. « C’est bizarre, j’ai l’impression qu’il n’a pas lu mon rapport, glisse Borloo à ses amis. En même temps, il me fait venir au conseil. Et c’est tout juste s’il ne m’a pas dit : “Super, ton plan, j’achète tout.” » « N’y va pas, ça pue, le supplie Jardin. Ça pue depuis le début ! »

Le mardi 22 mai, à midi, une longue file patiente devant l’entrée de l’Élysée. Des centaines de personnes, dont un bon nombre d’habitants des quartiers, ont été conviées à prendre place dans la salle des fêtes pour écouter le verdict rendu par Emmanuel Macron. Borloo est déjà à l’intérieur du palais où, presque sans desserrer les dents, il vient d’entendre les membres du conseil présidenti­el dire qu’ils ne veulent plus « qu’on décide à leur place ». Un peu avant13 heures, alors que la foule s’est déjà installée, il cherche une chaise encore libre. Moment de flottement. La suite ressemble, pour lui et ses amis, à un cauchemar éveillé. C’est... Yassine Belattar qui anime la cérémonie. Et c’est ainsi qu’il ouvre le bal : « Je tiens à préciser au président de la République que, vu la couleur des faciès, le buffet ne sera pas endommagé pour cause de ramadan avéré. Et pour ceux qui sont venus avec leur RIB pour les 50 milliards, je vous rassure, ce ne sera pas aujourd’hui. » Borloo se ratatine sur sa chaise. Puis, appelé à se saisir du micro par l’humoriste, il aligne quelques phrases vides, loin des envolées des semaines précédente­s, comme s’il était pressé d’en finir. Il va être servi. Emmanuel Macron, qui lui succède sur la scène, l’exécute avec une rapidité sidérante, dès les premières secondes de son discours : « Je ne vais pas annoncer un plan ville ou un plan banlieues. Cette stratégie est aussi âgée que moi. » Puis dix minutes plus tard, il porte le coup de grâce : « Quelque part ça n’aurait aucun sens que deux mâles blancs, ne vivant pas dans ces quartiers, se disent l’un et l’autre : “On m’a remis un plan. Je l’ai découvert.” Ce n’est pas vrai. Ça ne marche plus comme ça ».

« Mâles blancs ». Le président fait honneur à l’humoriste en reprenant l’une de ses expression­s fétiches. Et sous les ors de l’Élysée, ces mots clivent l’assistance tandis qu’Emmanuel Macron enchaîne sur un long développem­ent d’une heure et demie d’où il ressort que, pour les villes en difficulté, toutes les mesures ont déjà été prises ou vont l’être sous peu. Sous- entendu : « Nous n’avons pas attendu Borloo. » Plusieurs membres du gouverneme­nt regardent leurs chaussures. Plus tard, Gérard Collomb dira au président combien il a peu apprécié le petit supplice infligé à l’ancien ministre de la ville. Il y a vu l’un des signes du « manque d’humilité » et de l’« hubris » jupitérien qu’il a publiqueme­nt épinglés en septembre dernier sur BFM TV.

Après le discours du président, les élus des états généraux, défaits, voient « JeanLouis assis près du buffet, sur une chaise Louis-XV, ânonnant : “Je suis écoeuré... Écoeuré... Macron n’a rien compris. C’est un petit mec. Il ne sait pas que l’histoire est tragique. Tout ça va mal finir” ». À sa sortie, le même Borloo fait pourtant une seule déclaratio­n à la presse : « Toutes les cases du rapport ont été cochées. Après, c’est un art de l’exécution. » En privé, devant ses amis qui ne comprennen­t pas cette réserve, il se défend avec la certitude de ceux qui pensent encore avoir de l’influence : « Si je ne calme pas le jeu, je ne suis pas sûr que je ne fous pas le feu aux banlieues. » Yassine Belattar, lui, ne se prive pas de tirer la morale de l’histoire en donnant un grand entretien à L’Obs : « Le président a sifflé la fin de la récréation. (...) Il n’aime pas qu’on lui dicte ce qu’il doit faire. » Les proches de Borloo se pincent pour y croire. L’humoriste, chantre de l’ubérisatio­n de l’économie, traduit-il vraiment la pensée présidenti­elle ? Ou se pousse- t-il du col ? Et « Jean-Louis » ? A- t-il été utilisé par Macron à la seule fin d’apaiser la révolte des élus qui risquait de compliquer le début de son quinquenna­t ? Ou s’est-il fait moucher parce que ses propositio­ns n’étaient « pas assez libérales » ? Ou encore parce que son ego était devenu trop envahissan­t ? Est- ce alors pour le châtier que le chef de l’État a usé de mots qui le « délégitime­nt », lui, mais aussi tous les élus ?

« Dehors, la femelle blanche », a entendu Catherine Arenou dès qu’elle est retournée dans sa ville de Chanteloup-les-Vignes. Certes, c’étaient des dealers qui tenaient le bas des immeubles. Mais voilà ce qui arrive, accuse- t- elle à l’unisson de ses collègues, quand un président veut « complaire aux communauta­ristes » pour mieux faire oublier l’enterremen­t d’un « plan de bataille » pour les banlieues qu’il a lui-même promis. Dans les jours qui suivent le surréalist­e stand-up du 22 mai à l’Élysée, Alexandre Jardin tentera encore de convaincre le grand blessé « d’aller au 20-Heures ». « Tu deviendras l’adversaire numéro un, s’enflamme- t-il, celui qui cristallis­era les opposition­s raisonnabl­es ! » Borloo jure ses grands dieux qu’il n’en a aucune envie. Et que peut- être tout n’est pas perdu. Qu’un jour, qui sait ?, Emmanuel Macron se laissera convaincre. « Ton travail n’a pas été inutile, tente de le persuader Mézard. Grâce à ton coup de gueule, 10 milliards d’euros iront à la rénovation urbaine dans les quatre ans qui viennent. » Oui, mais Borloo voulait plus que cette approche strictemen­t comptable. Il s’imaginait imprimer un « grand souffle » et « sauver la France ». Rien de moins ! S’il dit n’avoir jamais eu de nouvelles d’Emmanuel Macron ni le début d’une explicatio­n après le 22 mai, il se refuse pourtant, m’expliquait-il avec force circonvolu­tions il y a encore quelques jours, à prononcer des « condamnati­ons définitive­s » à l’encontre du président. Mais en politique, rien n’est gravé dans le marbre.

Cet été, l’équipe municipale de Chanteloup l’a invité à venir visiter la nouvelle salle polyvalent­e de la commune baptisée... « espace Borloo ». Quand l’ancien ministre a vu l’immense portrait de lui qui en ornera bientôt la façade, il s’est exclamé : « Vous charriez les gars. J’suis pas encore mort. » �

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