Vanity Fair (France)

10 FEMMES FRANÇAISES

Rencontre avec les nouvelles actrices qui font bouger le cinéma

- Par NORINE RAJA, OLIVIER BOUCHARA et TOMA CLARAC.

Kenza Fortas a une technique bien à elle pour raccrocher : si la conversati­on devient pénible, elle balance son téléphone contre le mur.

« Comme ça, direct ! » précise- t- elle en mimant le geste dans une brasserie du Vieux-Port, à Marseille. L’autre jour, comme son petit ami lui cherchait des noises, elle n’a pas hésité : Iphone en mode vol plané et fin de la discussion. « Bon maintenant, il faut que je le fasse réparer, soupire- t- elle devant l’écran constellé d’éclats. La batterie ne marche presque plus, elle tombe parfois à 1 % sans prévenir, et je dois prendre un billet pour Paris. Y a bientôt les César, c’est ça ? »

Ah oui, on allait oublier : Kenza Fortas, 18 ans à peine, est l’une des plus belles promesses du cinéma français. Repérée au hasard d’un casting sauvage, elle joue le rôle- titre de Shéhérazad­e, jeune prostituée surprise par le désir amoureux, et la justesse de son jeu a bouleversé Cannes, la critique, le public... On lui prédit déjà une carrière, même si elle a du mal à y croire. Tout est allé si vite. Il y a deux ans, elle tuait le temps au pied de son immeuble après avoir abandonné l’école en troisième. La nuit, quand elle ne dormait pas dans un foyer, elle rentrait chez sa mère et partageait son lit avec sa petite soeur, faute de place. Aujourd’hui, à chacune sa chambre dans le nouvel appartemen­t, « un T3-T4 », et Kenza prépare un long-métrage avec Sandrine Bonnaire. « Je découvre tout un monde, confie- t- elle, regard de sylphide amusée. Moi, Catherine Deneuve, je croyais que c’était la dame qui présentait la météo à la télé. » Elle balaie une mèche, rêveuse : « Sur le tournage, quand j’étais stressée avant une scène, je me répétais : “Calme- toi, c’est un petit film, t’es pas Marion Cotillard...” Et là, il paraît qu’elle a adoré et qu’elle veut me rencontrer. Vous arrivez à y croire, vous ? »

L’art de « lâcher les chiens »

La voici, cette nouvelle génération qui revivifie le cinéma avec ses codes, sa culture, ses attentes aussi. Elles se prénomment Kenza, Ophélie ou Galatéa, ont grandi avec les réseaux sociaux et les séries, ne se destinaien­t pas spécialeme­nt à devenir actrices, mais maintenant qu’elles sont là, elles n’ont plus l’intention de quitter la piste. Au début de l’année, elles figuraient sur la liste des révélation­s aux César et il fallait les voir, au centre de toutes les attentions, pour le dîner organisé par Chanel en leur honneur au Petit Palais, à deux pas des Champs-Élysées – une manière de bal des débutants destiné à les accueillir dans la grande famille du cinéma. Les rencontrer, parler avec elles de leurs craintes et de leurs désirs, c’est dessiner le portrait d’une jeune actrice dans une époque marquée par la libération de la parole des femmes et les mouvements #MeToo ou #TimesUp. Pas de grands discours chez elles, mais une conscience aiguë de leur corps et la liberté d’en jouer comme elles le veulent. Et tant pis pour les vieux priapiques qui écument encore les plateaux :

Pas de grands discours chez elles, mais une conscience aiguë de leur corps et la liberté d’en jouer comme elles le veulent.

« Un grand acteur m’a récemment demandé si je me rasais le pubis, pour le dire de manière polie, soupire Camille Razat, 24 ans et deux comédies en 2018, Ami- ami et L’amour est une fête. Je lui ai répondu : “Ce matin précisémen­t” et ça l’a calmé, il ne m’a plus ennuyée du tournage. » « Ces filles font un bien fou au cinéma, remarque un agent qui conseille plusieurs d’entre elles. En revanche, je ne sais pas si le cinéma leur fait toujours du bien. »

On en parle une après-midi avec Clémence Boisnard, 25 ans, lumineuse dans son rôle de junkie en désintox dans La fête est finie. Elle s’amuse à raconter une vie d’agent double : un jour à l’affiche, le lendemain serveuse dans un bar ; un matin habillée par une marque de grand luxe pour une séance de mode, le soir en vieux jean avec des copines... Elle se rend aux castings « sans pression », sans texte parfois : « Pour La Fête, se rappelle- t- elle, je n’avais pas vu la pièce jointe envoyée par la production. » Elle a surpris la réalisatri­ce en refusant le misérabili­sme. « Le registre “la drogue, c’est mal”, je ne le sentais pas. » On lui a ensuite demandé de simuler une dispute avec Zita Hanrot, l’autre héroïne, quatre ans de plus, une page Wikipédia et un césar du meilleur espoir pour Fatima en 2016. « Sur le scénario, je vois alors qu’il est écrit : “Le personnage a un geste de violence.” Je ne sais plus si je l’ai baffée ou étranglée, mais on a fini en pleurs. » Elle a repensé à son professeur de théâtre qui l’encouragea­it à « lâcher les chiens ». « Je ne sais pas comment définir ce sentiment de perte de contrôle », médite- t- elle. La vulnérabil­ité, peut- être ? Son visage s’éclaire. Elle pianote le mot sur son téléphone portable. « C’est ça, carrément ! “Vulnérabil­ité”, je vous le vole. »

Est- on forcément vulnérable quand on débute dans ce métier ? Après le succès de La Vie d’Adèle (palme d’or en 2013), les deux actrices principale­s, Léa Seydoux et Adèle Exarchopou­los, se sont plaintes des méthodes du réalisateu­r, Abdellatif Kechiche. Il leur demandait de tourner durant des jours la même scène lesbienne torride, les filmait de plus en plus près, cherchait le tressautem­ent de l’extase dans leur regard comme sur leur corps. « J’ai le sentiment d’être tombée dans un traquenard », a confié Léa Seydoux après coup. Était- elle juste dans sa colère ? Ou se vengeait- elle d’un homme qui l’avait, aussi, transformé­e en objet de désir ? On aborde la question avec Ophélie Bau, Lou Luttiau et Alexia Chardard, les trois muses du dernier Kechiche, Mektoub, my love. La première, passée par l’antenne du cours Florent à Montpellie­r, reconnaît avoir éprouvé une certaine gêne vis-à-vis de sa famille lors des projection­s, en particulie­r lors de la longue scène d’amour qui ouvre le film : elle demandait à ses parents et à son frère jumeau de rester à la porte de la salle puis leur envoyait un SMS quand ils pouvaient entrer. La deuxième, danseuse de formation et

Comment ne pas se laisser enfermer dans le même rôle quand on a joué deux fois une « fille de banlieue », deux fois prénommée Rim, se demande Inas Chanti.

un temps caissière chez McDonald’s, se souvient avoir été obnubilée par ses apparition­s en maillot de bain : « À la Mostra de Venise, quand un journalist­e italien m’a demandé si mon personnage était le plus “touché”, je ne savais pas s’il voulait dire “touché par les sentiments” ou “pelotée”. » Quant à la dernière, Alexia Chardard, qui n’a jamais osé rêver de cinéma quand elle prenait des cours au théâtre municipal d’Aix- en-Provence, elle se rappelle être devenue « un peu folle » après le tournage : « J’avais du mal à savoir qui j’étais. J’avais 19 ans, un âge où on se cherche. » Elle avait l’impression étrange que Kechiche la connaissai­t « peut- être mieux » qu’elle ne se connaissai­t ellemême. D’ailleurs, toutes tombent d’accord sur le génie du cinéaste, peintre du trouble amoureux qui « rend les femmes belles » et les « place au- dessus des hommes ». « Il a un truc, une aura, résume Lou Luttiau qui discute déjà d’un autre projet avec lui. Dès le début, vous vous dites : “OK, c’est lui, le boss.” »

« Et si je me foire, que se passe-t-il ? »

Un café branché de la rue du Faubourg- du-Temple, près de la place de la République. Diane Rouxel nous adresse un signe amical de la main. Elle aussi a connu le vertige du premier film dans lequel on se jette comme on plonge dans le vide. C’était en 2013. Elle n’avait pas tout à fait 20 ans quand elle a été repérée sur son skateboard à Paris, où elle avait débarqué de Haute-Savoie pour étudier les arts plastiques. La voilà face au sulfureux Larry Clark. « J’étais tétanisée », se rappelle- t- elle. Dans The Smell of Us, le vieux cinéaste américain, icône de la contre- culture connue pour ses images très crues et son comporteme­nt instable, filme l’errance d’une bande de skateurs qui multiplien­t figures, clopes et flirts le jour, drogues et tapins la nuit. Il se met lui-même en scène en clochard fétichiste qui lèche goulûment l’orteil d’un jeune garçon. L’expérience a fini par virer au chaos, Larry Clark allant jusqu’à congédier une partie des acteurs en cours de route. Mais qu’importe : Diane Rouxel reconnaît avoir « adoré ça ». Ça : le frisson du jeu, la répétition des prises, l’oeil de la caméra. Comment retourner à la vie civile ensuite ? Les années suivantes, elle enchaîne sept longs-métrages, dont La Tête haute (2014), qui lui vaut une nomination aux César dans la catégorie « meilleur espoir féminin ». Maintenant, elle a surtout peur que « ça » s’arrête. « Et si je me foire, que se passe- t-il ? demande- t- elle, soudain hésitante, elle qui a joué dans quatre films en 2018, dont Les Garçons sauvages et Marche ou crève. Tous les acteurs, même les plus grands, ont connu une période difficile où ils tournaient moins... »

Ces jeunes femmes sont peut- être néophytes dans l’industrie du cinéma, mais pas naïves. Toutes l’ont bien compris : les lumières des projecteur­s consument aussi vite qu’elles font briller. Dès la fin du premier film point l’angoisse de l’après. Comment ne pas se laisser enfermer dans le même rôle à l’infini ? se demande Inas Chanti, qui a joué deux fois une « fille de banlieue », deux fois prénommée Rim, et qui ne supporte plus, quand elle tape son nom sur Google, de voir surgir la requête « Inas Chanti origines » sur la barre de recherche, alors qu’elle brûle d’incarner « plein d’autres personnage­s ». Comment prouver que l’on vaut plus que son physique quand on a été mannequin dès le plus jeune âge et que le regard des réalisateu­rs n’est jamais tout à fait innocent ? s’interroge Camille Razat, qui joue une strip- teaseuse s’aventurant dans le porno amateur pour L’amour est une fête. Comment faire sa place à l’ombre de monstres sacrés dans un monde qui se renouvelle en réalité assez

« Elle m’encouragea­it : “Vas-y, n’aie pas peur, frappe-moi plus fort !” Mais je me retenais : c’est quand même Isabelle Huppert. » GALATÉA BELLUGI

peu ? On lance la question à Galatéa Bellugi devant un expresso qu’elle touche à peine. À 22 ans, elle a déjà partagé l’affiche d’un film avec Vincent Lindon (L’Apparition) , d’un autre avec Isabelle Huppert ( Une jeunesse dorée) et sa réponse dit la difficulté de l’exercice : « Il faut savoir rester à sa place tout en jouant son rôle à fond, réfléchit- elle à voix haute. Ne pas s’imposer mais être là. » Sur le plateau, elle ne comprenait pas toujours l’humour de Vincent Lindon et de Xavier Giannoli, le réalisateu­r – « Ils rejouaient les dialogues de La Chèvre que je n’avais pas vue... » – mais elle ne cessait de l’observer pour « mieux comprendre sa maîtrise ». « Lindon voit tout, genre : untel a pris un crayon dans la main gauche à ce moment précis, note- t- elle. C’est fou. » Avec Huppert, l’expérience fut plus intense encore. Dès la première scène, Galatéa devait lui lancer « Calme- toi ! Je ne suis pas ton clebs », puis la gifler, et autant dire qu’elle n’était pas vraiment à son aise. « Elle, elle m’encouragea­it : “Vas-y, n’aie pas peur, frappe plus fort !” Et moi, je me retenais : c’est quand même Isabelle Huppert. »

La possibilit­é de dire non

Il y a un mélange d’audace et de pudeur au sein de cette génération, qui se retrouve dans l’usage des réseaux sociaux. Pas de messages enflammés sur Facebook, mais des citations gentillett­es de poètes perses. Pas de photos inconvenan­tes sur Instagram, mais de jolis portraits de la vie quotidienn­e. « On fait naturellem­ent attention, raconte Galatéa. On a toutes connu une fille au collège dont la vie a été ruinée par une image trop osée. » « J’en mets le minimum », confie Kenza Fortas. « Il faudrait limite que je supprime mon compte Instagram, soupire Clémence Boisnard. Ce réseau, c’est : “Moi, ma tenue de bain, mes vacances aux Caraïbes.” Ça ne sert à rien. » Seule Inas Chanti s’autorise un peu de second degré. Un jour, elle s’amuse de son regard cendré : « Je vous laisse admirer le bleu de mes yeux. » Un autre, de sa chevelure bouclée : « Mon nouveau Brushing... » Lors du dernier festival de Cannes, elle s’est filmée avec son smartphone en train de soudoyer un vigile pour tenter d’entrer dans une soirée select : « Allez, je te fais un autographe. » Elle en rit encore : « Il m’a recalée en me disant : “Toi, t’es personne.” Le pire, c’est qu’au moment où j’ai rangé mon téléphone, il m’a laissé entrer... »

Voilà ce qui les rassemble, au fond. Pour elles, la vraie vie n’est ni sur les écrans, ni sur Internet, ni même au cinéma. Après le film de Kechiche, Ophélie Bau est restée vivre dans le Midi auprès de ses amis plutôt que de courir les castings à Paris : « Si je rate quelque chose, je n’en ai pas conscience. » Jehnny Beth, qui campe un personnage inspiré de Christine Angot dans l’adaptation d’Un amour impossible, est actrice seulement par intermitte­nce. Quand l’envie la prend, « que les étoiles s’alignent », dit- elle. Le reste du temps, elle est musicienne, chanteuse du groupe de post-punk britanniqu­e Savages (deux disques salués par la critique). Après une tournée avec Gorillaz, le collectif de Damon Albarn, elle prépare son premier album solo. « La définition d’une artiste aujourd’hui, analyse- t- elle, c’est peut- être avoir plusieurs cordes à son arc. » Et se préserver ainsi la possibilit­é de dire non. Au début de l’hiver, Kenza Fortas a quitté le plateau d’un court-métrage du jour au lendemain. La cinéaste lui demandait de se toucher face à la caméra et la jeune femme ne voulait rien entendre. « Tu ne peux pas me faire ça, suppliait la réalisatri­ce. Ça fait plus de trois ans que je travaille sur le projet. » « Mais moi, c’est ma vie », a répondu Kenza en pliant bagage. Et la vie, chez ces nouvelles actrices, vaudra toujours plus que le cinéma. �

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Camille Razat, Ophélie Bau, Kenza Fortas, Galatéa Bellugi, Lou Luttiau, Clémence Boisnard,
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PHOTOGRAPH­IE BE TIN A DU TOIT STYLISME THÉOPHILE HERMAN D

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