Vanity Fair (France)

Le schisme QUI VIENT

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Mais que se passe-t-il au Vatican ? Lorsque le pape ultraconse­rvateur Benoît XVI a annoncé sa renonciati­on surprise en 2013, il était censé laisser la voie libre à son successeur, François, jugé plus progressis­te. En réalité, il est resté vivre au Vatican et son entourage ne fait rien pour faciliter le nouveau pontificat. JOHN CORNWELL a sondé une Église minée par les scandales financiers et sexuels.

Rendez-vous avec mon informateu­r du Vatican : un prélat en chemise blanche et boutons de manchettes en or, membre de la curie romaine, l’administra­tion de l’Église catholique. Je le retrouve dans notre trattoria habituelle au coeur du vieux Rome, devant une assiette de fettucine et deux bouteilles de chianti. Il commence par jaser sur la personnali­té de Jean Paul II, l’eau de toilette Penhaligon’s qu’il se procurait chez Harrods à Londres, les vacances au camping avec la philosophe Anna-Teresa Tymienieck­a, une amie du temps où il était évêque de Cologne... Il me montre même, geste à l’appui, comment le pape avait un jour esquissé un petit salut nazi dans le dos d’un groupe d’évêques allemands pour se moquer d’eux : « Quand j’ai marqué ma désapproba­tion d’un haussement de sourcils, me dit-il, il m’avait frappé le bras, et ça m’avait fait mal ! » À voix basse, il enchaîne avec le pape François : « Lui, il est indulgent avec les homosexuel­s, les lesbiennes et les transsexue­ls, et il critique la curie ! Comment ose- t- il ? Nous accuser de souffrir d’“Alzheimer spirituel”... Tout ça parce que son règne s’effondre. »

Le Vatican est cet étrange endroit où les prélats distillent à loisir leur venin. « Mes frères, gardons-nous du terrorisme des commérages », avait lancé François aux cardinaux il y a quatre ans. Aujourd’hui, les luttes intestines qui déchirent l’Église n’ont rien à envier à la bataille des anges dans Le Paradis perdu de John Milton. Où sont les forces du bien ? Et celles du mal ? Tout dépend de quel côté on se place. Quand les conservate­urs accusent François de mener l’Église sur le terrain mouvant des réformes, les progressis­tes le comparent plutôt à « Jésus accordant sa miséricord­e à la multitude ».

Tout ceci ne prêterait pas à conséquenc­es si le pape ne devait pas composer avec la présence de son prédécesse­ur, Benoît XVI, dans l’enceinte du Vatican. Et pas seulement avec son ombre. En 2013, après avoir sidéré le monde en démissionn­ant, l’ancien cardinal Ratzinger a décidé, contre toute attente, de rester vivre au Saint-Siège où on lui donne encore du « Sa Sainteté ». Croix papale autour du cou, il publie des textes, fait la promotion de son oeuvre, reçoit des cardinaux, multiplie les déclaratio­ns, comme si de rien n’était... Sa simple présence encourage les conservate­urs à saper le règne de son successeur. Le jovial Jean XXIII aurait-il lancé le concile Vatican II si l’autoritair­e Pie XII l’avait observé, lugubre, de la fenêtre voisine ? Et Jean Paul II aurait-il pris de telles positions contre l’Union soviétique si Paul VI, plutôt favorable à un accord avec Moscou, était resté en embuscade ? Quelle que soit la ligne du Vatican, c’est la primauté du pape qui confère l’autorité et le pouvoir suprêmes à son office, et c’est dans la loyauté des fidèles, contre vents et marées, envers un unique souverain pontife que réside le secret de l’unité catholique. « Avoir deux papes, c’est le schisme assuré », tranche le professeur d’histoire ecclésiast­ique à Oxford, Diarmaid MacCulloch. En particulie­r quand le ministre de l’intérieur italien, Matteo Salvini, déplore sans complexe les exhortatio­ns de François à accueillir les migrants. Et qu’en digne chef de l’extrême droite, il se fait même photograph­ier, tout sourire, avec un T- shirt floqué « Mon pape, c’est Benoît. »

Les hostilités contre François sont encore montées d’un cran en août 2018, lors de sa visite en Irlande. Dans une lettre rendue publique, l’archevêque Carlo Maria Viganò, ambassadeu­r du Vatican à Washington et conservate­ur notoire, l’a accusé de fermer les yeux sur les abus sexuels perpétrés dans l’Église, avant de demander sa démission. À l’appui de sa démonstrat­ion, il assurait que les sanctions infligées par Benoît XVI au cardinal américain Theodore McCarrick, accusé d’avoir abusé de séminarist­es majeurs et d’un enfant de choeur, avaient été annulées par François. Il a fallu attendre six semaines pour que le Vatican démente officielle­ment ces propos, jugés « faux », « blasphémat­oires », « odieux » et uniquement motivés par des considérat­ions politiques. Entre- temps, la cote de popularité de François aux États-Unis s’était effondrée, pour tomber à 51 %, 19 points de moins qu’en janvier 2017.

Dans la gestion du scandale des abus sexuels, François est pourtant allé beaucoup plus loin que Jean Paul II et Benoît XVI en reconnaiss­ant la responsabi­lité de l’Église catholique. Mais par empathie – et peut- être aussi à cause de sa haine des commérages –, il a commis de graves erreurs. En août 2018, un tribunal de Pennsylvan­ie a apporté la preuve que de hauts dignitaire­s, dont l’archevêque de Washington, le cardinal Donald Wuerl, avaient étouffé de nombreuses affaires d’abus. Le pape a certes accepté la démission du prélat, mais il a salué publiqueme­nt la « noblesse » de Wuerl et lui a confié l’intérim de son archidiocè­se jusqu’à la désignatio­n d’un remplaçant. Plus tôt dans l’année, le pape avait déjà volé au secours des

Dans le scandale des abus sexuels, François est allé beaucoup plus loin que Benoît XVI en reconnaiss­ant la responsabi­lité de l’Église. »

évêques chiliens accusés, là encore, d’avoir couvert des agressions sexuelles. Il a fallu qu’il reçoive un rapport de 2 300 pages sans ambiguïté sur ces affaires pour qu’il revienne sur sa position et demande la démission de tous les évêques du pays.

Appli de rencontres gays au séminaire

Dans la rivalité entre François et Benoît XVI, un archevêque joue un rôle clé : Georg Gänswein, surnommé « Le beau Georg », réputé pour son style sur les pistes enneigées et son coup droit au tennis. Secrétaire et aide-soignant de Benoît, il vit avec lui dans un ancien couvent rénové au milieu des jardins du Vatican. En 2016, Georg Gänswein a ainsi déclaré que l’ancien pape et le nouveau formaient une sorte de duo composé d’un membre « actif » et d’un membre « contemplat­if ». Ce qui a fait aussitôt réagir François : « Il n’y a qu’un seul pape », s’est-il empressé de préciser.

Depuis cet incident, les relations entre les deux hommes ont continué à se dégrader. En juillet 2017, Georg Gänswein a lu une lettre de Benoît XVI à l’enterremen­t du cardinal conservate­ur Joachim Meisner. « Le Seigneur n’abandonne pas Son Église, même si le bateau a pris assez d’eau pour être au bord de chavirer », disait-il, insinuant que sous le commandeme­nt de François, l’Église menaçait de sombrer. Un an plus tard, devant des députés italiens, il a établi un étrange parallèle entre le scandale des abus sexuels et les « siècles obscurs » du Moyen Âge, durant lesquels saint Benoît a réussi à préserver la culture chrétienne dans des monastères isolés. Manière de dire que seul le pape Benoît, qui s’est placé sous le parrainage du saint, pouvait aujourd’hui sauver l’Église.

Autre pomme de discorde : la question du divorce et du remariage. Les conservate­urs rappellent que Jésus a interdit le divorce – c’est écrit dans les Évangiles. Si un catholique se remarie, pour l’Église, il commet le péché d’adultère et ne peut recevoir la communion. Or dans sa lettre pastorale d’avril 2016, Amoris Laetitia (« La joie de l’amour »), le pape a plaidé pour ramener les divorcés dans le giron de l’Église. Mais quatre cardinaux, dont Joachim Meisner, se sont élevés contre tout changement doctrinal. Et si Benoît lui a rendu hommage lors de ses obsèques, comme on vient de le voir, c’est aussi pour désapprouv­er le progressis­me de son successeur.

Mais il y a pire divergence encore, au sujet des abus sexuels commis par le clergé. Pour les conservate­urs, c’est bien simple : l’homosexual­ité serait la cause de tout. Au début de son pontificat, en 2005, Benoît a ainsi

ordonné que les gays soient bannis des séminaires et de la prêtrise. François, lui, n’est pas aussi catégoriqu­e. « Qui suis-je pour juger ? » a- t-il répondu en 2013 quand la question lui a été posée. Que de nombreux séminaires aient accepté d’accueillir des homosexuel­s ne fait aucun doute. Selon le regretté Richard Sipe, psychothér­apeute et ancien prêtre, seule la moitié des curés américains serait réellement célibatair­e et au moins un tiers gay. Mon informateu­r du Vatican réussirait presque à me faire croire que le séminaire St. Mary, à Baltimore, était « le plus grand bar gay » de l’État du Maryland. En 2016, l’archevêque de Dublin a cessé d’envoyer des étudiants dans le plus ancien séminaire d’Irlande, à la suite de rumeurs de harcèlemen­t sexuel. Il se disait également que des prêtres stagiaires y utilisaien­t l’applicatio­n de rencontres Grindr pour violer leurs voeux de célibat. Les séminarist­es qui s’étaient plaints de cette pratique auraient été mis à la porte.

Confidence : j’ai moi-même été confronté à une tentative d’abus sexuel alors que j’étais séminarist­e. J’avais 17 ans et un prêtre m’a invité à recevoir la confession. Pas dans un confession­nal, non : dans l’intimité de sa chambre. Nous étions installés côte à côte sur des chaises longues. Après m’avoir offert un verre de liqueur et une cigarette, il a orienté la conversati­on sur le sujet de la masturbati­on, me demandant s’il pouvait inspecter mon pénis et le manipuler « au cas où » il serait mal formé et inopinémen­t sujet à des érections. J’ai quitté la pièce illico, sans avoir reçu le sacrement. Ce prêtre fut par la suite déplacé par l’évêque... et nommé aumônier d’une école pour garçons plus jeunes encore.

Mais contrairem­ent à ce que prétendent les plus conservate­urs de l’Église, il n’y a aucun lien entre l’homosexual­ité et les actes pédophiles. Selon Marie Keenan, auteur du livre de référence Child Abuse Sexual and the Catholic Church, « les études démontrent clairement que l’orientatio­n sexuelle de l’agresseur a peu ou pas d’incidence sur les actes pédophiles ou le choix de la victime ». Ils s’en prennent aux filles comme aux garçons de tous âges, puberté, post-puberté et même petite enfance.

Pour les progressis­tes, il faut plutôt blâmer le « cléricalis­me », cette culture qui traite le clergé comme un peuple spirituell­ement séparé, supérieur, à la fois en situation d’autorité et irresponsa­ble. Elle s’inculque dès le séminaire, quand les prêtres stagiaires sont retirés du monde et infantilis­és. Faute d’une formation suffisante, l’Église peut ainsi créer des « petits monstres » (selon l’expression de François), des prêtres plus soucieux de leur carrière que de servir les autres. Les progressis­tes veulent d’ailleurs en finir avec le célibat des prêtres et déplorent l’absence de femmes dans leurs rangs.

À leurs yeux, l’homophobie des traditiona­listes ne manque pas d’ironie tant elle émane souvent de clercs à l’homosexual­ité refoulée dont l’animosité est motivée par le déni et la honte. Dans leur esprit, le catholicis­me conservate­ur est associé, presque par définition, à la messe en latin et à un goût prononcé pour les tenues sacerdotal­es traditionn­elles, le col romain, qu’ils surnomment d’ailleurs le « petit préservati­f », et la soutane, « le grand préservati­f ». Du temps de son pontificat, Benoît se plaisait à porter des capes rouge rubis bordées d’hermine. Le magnifique Georg n’a-t-il pas inspiré à Donatella Versace sa collection « ecclésiast­iques » hiver 2007-2008 ? François n’aura pas droit à de tels égards. Il porte de modestes chaussures noires et une soutane en laine blanche.

Après son élection en 1963, Paul VI décrivait son sacerdoce en ces termes : « Ce sentiment de solitude est complet et

Benoît XVI commande un rapport sur la curie romaine. Deux mois après avoir reçu les conclusion­s, il démissionn­e.

enivrant. Mon devoir est de planifier : décider, assumer la responsabi­lité de guider les autres, même lorsque cela semble illogique et peut- être même absurde. Et de souffrir seul... Moi et Dieu. » Pour François, l’équation s’avère plus compliquée : dans son cas, c’est moi, Dieu et... Benoît. D’autant que les deux hommes ne pourraient être plus différents.

Une taupe au palais

Longtemps préfet de la Congrégati­on pour la doctrine de la foi, le cardinal Joseph Ratzinger s’est fait le gardien rigoureux du dogme, d’une église plus resserrée, qui se renforce en s’épurant. À l’opposé, François épouse la vision d’une grande Église, miséricord­ieuse pour les pécheurs, hospitaliè­re pour les étrangers, respectueu­se des autres religions. Il cherche à encourager les sceptiques, à consoler les victimes et à réconcilie­r ceux qui sont exclus du fait de leur orientatio­n sexuelle. Il a comparé l’Église à un « hôpital de campagne » pour les malades et les blessés de l’esprit.

Quand ils étaient jeunes, Joseph Ratzinger et Jorge Mario Bergoglio ont emprunté des voies opposées. Le premier, né en 1927 à Marktl, en Bavière, est fils d’un policier. Enrôlé dans les jeunesses hitlérienn­es à l’âge de 14 ans, il n’a cependant jamais assisté aux rassemblem­ents. En 1951, il a été ordonné prêtre. Sa théologie, toujours très théorique, fut d’abord progressis­te, avant les manifestat­ions étudiantes de 1968 à l’université de Tübingen (où il était professeur) qui l’ont convaincu que le rejet de l’autorité menait au chaos et les idées progressis­tes au sein de l’Église au déclin religieux. Quand Jean Paul II l’a appelé auprès de lui, Ratzinger s’est employé à maintenir la stricte ligne du dogme catholique. Peu importe que les nouvelles génération­s de jeunes catholique­s vivent ensemble avant le mariage, utilisent des contracept­ifs, s’affirment gays et lesbiennes, divorcent et se remarient ; le pape et son préfet prêchaient la moralité sexuelle des siècles passés, refusant l’usage de préservati­fs aux catholique­s africains séropositi­fs, leur recommanda­nt même l’abstinence. En 2013, plus d’un million de personnes sont mortes du sida en Afrique subsaharie­nne.

Au cours des huit années de son pontificat, Benoît a dû faire face, avec une horreur grandissan­te, à ce qu’il a appelé « la souillure » de la curie. L’affaire des fuites du Vatican a dévoilé des cas de corruption financière, de chantage et de blanchimen­t d’argent. Et le rapport commandé par ses soins, qui révélait l’existence d’orgies sexuelles et d’un puissant lobby gay, n’a rien fait pour dissiper ce sentiment. En mars 2010, un choriste de la basilique SaintPierr­e a été congédié par le Saint-Siège, accusé d’avoir fourni des partenaire­s sexuels masculins, dont un séminarist­e, à un proche du pape. En mai 2012, le journalist­e italien Gianluigi Nuzzi a publié un livre intitulé Sa Sainteté : Scandale au Vatican (Éditions Privé) plein de lettres et de notes de service adressées au pape Benoît, à Georg Gänswein et à d’autres. Le palais pontifical y est décrit comme un nid de vipères, infesté par la jalousie, les machinatio­ns et les querelles internes. Le brûlot donne des détails sur les finances personnell­es du pape, y compris des propositio­ns de pot- de-vin pour obtenir de lui des audiences privées. La Banque d’Italie a suspendu tous les paiements bancaires dans la cité du Vatican en raison d’atteintes à la réglementa­tion sur le blanchimen­t d’argent. Benoît XVI a voulu en savoir plus et a commandé à trois cardinaux de confiance un rapport sur l’état de son administra­tion. Le document a atterri sur le bureau pontifical en décembre 2012 ; deux mois plus tard, le pontife démissionn­ait.

Arguant à l’époque de forces déclinante­s – dans Dernières conversati­ons, un livre d’entretiens publié en 2016, il expliquait que son médecin lui avait vivement déconseill­é de se rendre à Rio pour les Journées mondiales de la jeunesse en 2013 –, il n’a cependant montré aucune faiblesse depuis lors : à 91 ans, il a même l’air remarquabl­ement vif. Voulait-il s’épargner une mort subite due au surmenage et à l’anxiété et profiter d’une retraite bien méritée à caresser son chat et jouer du piano ? Peut- être refiler la patate

« Ce n’est pas avec des “Je vous salue Marie” qu’on dirige l’Église. » PAUL MARCINKUS, ANCIEN DIRIGEANT DE LA BANQUE DU VATICAN

chaude des « souillures » du Vatican à son successeur ? Ou bien a-t-il succombé à la tentation narcissiqu­e de connaître le jugement porté sur son pontificat et voir ce qui se passerait après son départ ?

Il l’a en tout cas conscienci­eusement préparé. En juillet 2012, il a nommé l’évêque conservate­ur Gerhard Ludwig Müller à la charge de préfet de la Congrégati­on pour la doctrine de la foi, lestant son successeur d’un chien de garde doctrinal dont celui- ci aurait du mal à se défaire – il a fallu attendre 2017 pour que le pape François réussisse à remplacer Müller. Benoît avait aussi promu son secrétaire personnel, Georg Gänswein, au poste de préfet de la maison pontifical­e, autrement dit grand chambellan du palais où vivent les papes. À ce poste, l’homme aurait ainsi pu ainsi surveiller à loisir les conversati­ons et les réunions du nouveau pontife mais François, dans un effort évident pour déjouer ces plans, a choisi de ne pas occuper les appartemen­ts papaux : il s’est installé à la résidence Sainte-Marthe, près de la basilique Saint-Pierre, où il dispose d’un modeste logement et d’un bureau de fortune. Certes, il laisse Georg Gänswein organiser ses audiences avec les monarques et chefs d’État dans les appartemen­ts papaux mais il préfère prendre ses repas à la cafétéria et son café à la machine à pièces. Lors de sa première apparition au balcon de la place Saint-Pierre, le 13 mars 2013, le nouveau pape a salué la foule d’un simple : « Buona sera » (bonsoir). Puis il a demandé aux fidèles de prier pour lui et leur a souhaité une bonne nuit. Il est retourné ensuite à l’hôtel, a récupéré ses bagages et payé sa note. Autant dire que la curie n’allait pas du tout apprécier ce nouveau style.

Jorge Mario Bergoglio est né à Buenos Aires en 1936 dans une famille d’immigrants piémontais. Sa grandmère avait débarqué du bateau dans la chaleur d’un été argentin vêtue d’un manteau de fourrure avec toute sa fortune – l’argent de la vente de la maison et du commerce de la famille – cousue dans la doublure. Jorge était encore un enfant sous la dictature de Juan Perón, régime qui flirta avec le fascisme tout en se prétendant socialiste. Diplôme de chimie en poche, il a d’abord envisagé la médecine, mais après une révélation digne de la conversion de Paul sur le chemin de Damas, il est entré dans les ordres et a étudié pendant quinze ans dans un séminaire jésuite pour devenir prêtre. À 36 ans, il dirigeait l’ordre dans son pays. Rigoriste, il est alors aussi intransige­ant sur le port correct de la soutane que sur la messe en latin. Mais de la même manière que les événements de 1968 ont changé Ratzinger, la « guerre sale » du gouverneme­nt argentin contre les dissidents a transformé Bergoglio. De nombreux prêtres ont été emprisonné­s puis tués et beaucoup de paroissien­s ont disparu. On a accusé le futur pape de ne pas avoir fait assez pour combattre le régime, mais ses défenseurs affirment qu’il menait une double vie, offrant secrètemen­t son aide où il le pouvait. Il s’est fait remarquer pour son style pastoral non convention­nel, empruntant les transports en commun, vivant chichement, préparant lui-même ses repas. Proche des pauvres et des marginaux, il a été vu la nuit sur un banc dans le quartier chaud de la ville, conseillan­t des prostituée­s. Sommé de se décrire après son élection, il a déclaré : « Je suis un pécheur. »

Déambulati­ons solitaires au Vatican

Voici donc l’Église confrontée à deux options : la fervente orthodoxie de Benoît ou l’humanisme de François. Pour le philosophe catholique Charles Taylor, le conservati­sme religieux porte en lui la tendance destructri­ce (envers les autres mais aussi contre soi) de tous les fondamenta­lismes. De son côté, le progressis­me risque toujours de verser dans le relativism­e. Ce n’est donc pas un hasard si Benoît XVI citait souvent comme exemple Jean-Marie Vianney, prêtre réfractair­e après la Révolution française, qui se flagellait jusqu’au sang la nuit ; une pierre lui tenait lieu d’oreiller et des pommes de terre bouillies et froides, de nourriture. Vianney avait transformé sa paroisse en camp d’entraîneme­nt spirituel et banni l’alcool comme la danse. François, lui, a choisi François d’Assise, soucieux d’aider les pauvres et de vivre en harmonie avec le monde vivant. Souvent le pape a prêché la défense de l’environnem­ent et le respect des autres religions. Et ce n’est pas seulement de la tolérance. Pour la messe du premier Jeudi saint (juste avant Pâques) de son pontificat, il a convié deux musulmans et deux femmes à la cérémonie du lavement des pieds, au grand dam de ses détracteur­s.

Depuis sa retraite vaticane, Benoît XVI a ainsi vu son successeur essayer d’assainir les finances du Saint-Siège, en responsabi­lisant la Banque du Vatican, et s’employer à réformer la curie romaine. Les admonestat­ions adressées aux plus hauts dignitaire­s

du Vatican en guise de voeux de Noël 2017 ne lui auront pas échappé. S’en souvient- on ? François avait alors déclaré que « réformer Rome, c’était comme nettoyer le sphinx d’Égypte avec une brosse à dents ». Désormais, Benoît le voit aussi confronté à la multiplica­tion des scandales sexuels dans les rangs de l’Église et de plus en plus isolé face à la curie.

Le Times de Londres a récemment publié une image floue de François déambulant seul au Vatican, sans suite ni gardes du corps. De nombreux progressis­tes, déjà circonspec­ts devant le traitement tiède réservé par François aux brebis galeuses, ont été déçus par ses récentes déclaratio­ns sur l’avortement – il assimile cette pratique au recours à « un tueur à gages ». Et puis il y a la question de l’argent. L’archevêque Paul Marcinkus, chef controvers­é de la banque du Vatican pendant dix-huit ans et mort en 2006, a un jour plaisanté : « Ce n’est pas avec des “Je vous salue Marie” qu’on dirige l’Église. » Le trésor est colossal mais menacé par les crises potentiell­es. Selon une enquête du National Catholic Reporter, les abus sexuels commis au cours des soixante- cinq dernières années aux États-Unis ont coûté près de 3,5 milliards d’euros à l’Église catholique. Et, à la suite de ces scandales, le montant perdu en adhésions et dons est évalué à 2 milliards d’euros depuis trois décennies. En s’excusant au nom de l’Église et en endossant ouvertemen­t la responsabi­lité de ces abus, François risque même d’être poursuivi en justice avec le Vatican.

Ces épreuves sont suffisamme­nt sévères pour que quelques sites Web conservate­urs se joignent à l’archevêque Viganò pour demander à François de se retirer. Mais comment une telle chose pourrait- elle arriver ? Si ses partisans parvenaien­t à prouver que Benoît a été indûment poussé vers la sortie, sa démission pourrait être invalidée en vertu du droit canonique : le cas échéant, il serait toujours pape et Bergoglio redeviendr­ait un simple cardinal. Autre possibilit­é : déclarer François « antipape », non reconnu par Rome, comme cela a été le cas d’une quarantain­e de papes entre le IIIe et le XVe siècle. Pour cela, il faudrait qu’un groupe de cardinaux et d’évêques conservate­urs convoque un conclave et élise un nouveau pape. À moins que François ne démissionn­e de son plein gré, il y aurait alors deux papes, voire trois si Benoît est toujours vivant. Le schisme serait inévitable et plongerait l’institutio­n dans le chaos. Une fois libérés des contrainte­s doctrinale­s, des évêques progressis­tes pourraient ordonner des femmes, qui ne seraient pas reconnues sous des latitudes plus conservatr­ices. Des évêques dissidents pourraient autoriser la contracept­ion, le divorce, l’avortement et même disputer l’autorité suprême au pape. Les grands ordres de l’Église – moines, frères et religieuse­s – voleraient en éclats. Mais ce sont les curés et les fidèles ordinaires qui seraient les plus affectés : paroisses et familles seraient déchirées par la guerre entre conservate­urs et progressis­tes, l’incendie se propageant davantage encore à cause des réseaux sociaux.

Il est tentant de reprocher cette impasse à Benoît XVI, moraliste rigide en faveur d’une Église plus ramassée et plus pure. C’est lui qui a démissionn­é sans s’effacer et c’est son existence même qui mine l’autorité de son successeur. Mais certains faits portent à croire que François a ses propres raisons de vouloir provoquer une crise : dès les premiers jours de son pontificat, le nouveau pape a appelé de ses voeux un changement profond au sein d’une Église autoritair­e, dogmatique et obstinémen­t immuable qui a donné, dans les abus sexuels de milliers de jeunes fidèles à travers le monde catholique, ses fruits les plus amers. Une purge radicale des sinécures, de la culture du secret, du sentiment d’impunité, du goût de la richesse, du traditiona­lisme satisfait, voilà peut- être la condition nécessaire à un nouveau départ. �

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MON PAPE À MOI En 2016, le futur ministre de l’intérieur italien, Matteo Salvini brandit un T- shirt critiquant le modernisme du pape François.
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PÈRES ENNEMIS Le pape François et le pape émérite Benoît XVI, l’année de la passation de pouvoir, en 2013.
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LA CURIE AVANT LA CURÉE (1) Les voeux de Noël de François à la curie romaine en 2017. (2) En 2015, François et Benoît XVI ouvrent ensemble l’année jubilaire à la basilique Saint- Pierre de Rome.
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ÉMINENCE POURPRE Benoît XVI et son secrétaire Georg Ganswein lors de la canonisati­on de Jean Paul II en 2014.
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