Vanity Fair (France)

par JD Beauvallet La possibilit­é d’une île

Notre correspond­ant envoie des nouvelles d’Angleterre où il vit depuis trente ans.

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Thierry Roland, philosophe français (1937-2012) et commentate­ur de football aux punchlines dignes de Booba, disait avec justesse que, pour faire déraper une foule, « il suffit d’un ou deux excités... » Depuis la victoire du « cassons- nous, old chap » au référendum britanniqu­e sur l’appar tenance à l’Union européenne, on peut dire que pour désunir un royaume, rompre l’harmonie d’une nation paisibleme­nt cosmopolit­e, il a suffi d’un ou deux brexités. Car, dans la foulée des blagues de fin de banquet de Boris Johnson puis des élucubrati­ons de Nigel Farage, la parole s’est décomplexé­e. Et elle n’a pas forcément bonne haleine.

J’ai passé la plus grande partie de ma vie en Angleterre et jamais je n’y ai ressenti la moindre hostilité, le moindre racisme. Mais depuis que le manichéism­e simplet, résultat navrant d’un référendum où le peuple croyait se prononcer sur la seule immigratio­n, est venu polluer le débat public et la réflexion intime, c’est open bar au pub du commerce : dans une surenchère de fake news propagées avec la rapidité d’un virus asiatique, l’opinion est devenue une vérité ; le fantasme, un fait ; la xénophobie, un possible. Ce ne sont que des remarques marmonnées, des « si t’es pas content, t’as qu’à rentrer chez toi », des téléphones raccrochés au nez, des petits riens épars et rares, mais je me suis à chaque fois retrouvé démuni – très triste surtout – face à ce racisme ordinaire, flasque et lâche. La police encourage les victimes de ces attaques en rase-mottes à venir témoigner. Mais à quoi bon gonfler les statistiqu­es édifiantes et dilapider le temps de fonctionna­ires déjà dangereuse­ment étiré avec cette fange de préau ? Je réponds avec la même puérilité aux attaques, pour le coup nettement plus organisées et perverses, des tabloïds en jetant systématiq­uement à la poubelle, dans les salles d’attente, tous les exemplaire­s du Sun ou du Daily Mail. C’est mon maquis dérisoire, ma guérilla Bisounours.

Face à cette escalade dans la stigmatisa­tion des continenta­ux, cette radicalisa­tion de la bassesse, les Britanniqu­es, dans leur très vaste majorité, sont pareilleme­nt consternés à l’idée que la trentaine de kilomètres d’eau de la Manche puisse imposer une telle différence. Ils répondent à ce glissement impensable de société en pratiquant l’activité nationale préférée : en s’excusant. Jamais les pauvres et innocents Britanniqu­es ne se sont autant excusés que depuis le vote du Brexit. Il y a même une chanson qui s’amuse de ce sport national, le hiphop suave de Désolé, susurré par Rejjie Snow. Je préférais nettement quand mes potes osaient encore se moquer de moi, de mon accent, de mes chaussures, sans limites, sans retenue. Cet humour vachard, cet art sauvage de la vanne propre aux grandes gueules de Liverpool ou Manchester pourrait être l’une des victimes de ce débat politicall­y correct/incorrect : l’un virant à la bigoterie ; l’autre, au racisme. L’humour anglais, dans son savant équilibre de sarcasme et de tendresse, d’absurdité et de sens diabolique de l’observatio­n, pourrait ainsi être la première victime, auto- sacrificie­lle, du Brexit. Et là, dans le royaume hagard, qui aura le toupet de reprocher à Bruxelles la mort d’un des plus beaux particular­ismes british ? « M. Foote, vous êtes un salaud », hurla aussi Thierry Roland, à l’antenne. L’arbitre en question, Ian Foote, était britanniqu­e. Thierry Roland était un visionnair­e. �

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