Vanity Fair (France)

CHINA GATE

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Durant l’année 2019, les habitants de Hong Kong n’ont cessé de manifester, au péril de leur vie, contre la reprise en main de leur territoire par Pékin.

Alors que le coronaviru­s a soudain vidé les rues de l’île, Quentin Lafay revient sur l’histoire d’un mouvement qui raconte les méthodes et la brutalité de Xi Jinping.

Ultime conseil avant de plonger dans la foule : « Si les flics te chopent, tu cries ton nom. » Jude me parle à voix basse, nerveux : « Tu cries très fort. Tu hurles même pour que tout le monde t’entende et qu’on puisse lancer des recherches si tu disparais. » Il s’arrête un instant : à cinq ou six mètres au- dessus de nous, un drone vient de s’immobilise­r, comme s’il nous filmait. Jude ne dit plus un mot. Quelques secondes plus tard, l’engin volant repart : « Tu gueules pour dire que tu tiens à ta vie, que tu y tiens plus que tout. Comme ça, si la police te tue, elle ne pourra pas faire croire à un suicide. »

Ce dimanche de décembre 2019 – quelques semaines avant l’apparition du coronaviru­s en Chine –, les manifestan­ts affluent encore de partout dans les rues de Hong Kong. Ils débarquent des bouches de métro, des bus, des taxis, de ces immeubles vétustes et longi lignes qui se dressent le long de la mer, au pied des collines verdoyante­s. Combien sontils ? Des centaines de milliers. Depuis le début du mouvement au printemps, la peur n’a pas quitté leur regard. Ici, chacun sait que le cortège est placé sous haute surveillan­ce. Trois hélicoptèr­es sillonnent le ciel tandis que des policiers, postés sur des ponts ou des terre- pleins, photograph­ient les contestata­ires. Pour leur échapper, beaucoup d’entre eux cachent leur visage derrière des masques anti- pollution.

Lentement, entre les vitrines des boutiques de luxe, la foule se met en mouvement. Les slogans résonnent : « Fight for freedom », « Liberate Hong Kong »... Jude, 21 ans, visage poupon et corps musclé par l’exercice, les crie à pleins poumons. Soudain, il s’arrête sous un échafaudag­e de bambous : il vient de recevoir une volée de notificati­ons sur son téléphone portable.

Des images et des vidéos prises un peu plus haut sur le parcours. Les forces de l’ordre ont hissé le drapeau noir « Warning, tear smoke » (attention, gaz lacrymogèn­e). Son souffle s’accélère. « La police veut en découdre. Ils vont nous asperger d’un moment à l’autre. » Jude est équipé : comme les frontliner­s, ces manifestan­ts qui se placent en tête du cortège pour affronter la police, il est vêtu tout de noir, s’est muni d’un bouclier de plastique et porte un sac à dos contenant du matériel de soin de premiers secours. « La plupart des jeunes ici sont prêts à sacrifier leur vie plutôt que leur liberté, prévient- il, grave. Plusieurs se sont déjà suicidés pour le mouvement. » Alors qu’il lance cette phrase, je scrute la multitude qui m’entoure : des étudiants, des personnes âgées, des familles, des citoyens déterminés à défier l’autorité. Mais comment en sontils arrivés là ? Et pourquoi cette révolte qui a duré une année entière, malgré la répression, continue d’inquiéter Pékin, alors même que les rues se sont vidées avec la crainte du coronaviru­s ? En février, le président chinois Xi Jinping a ainsi jugé nécessaire de nommer un de ses proches, Xia Baolong, réputé pour sa dureté et son intransige­ance, à la tête de l’agence chargée de superviser la région autonome.

Faut-il le rappeler ? Depuis 1997, année où elle a cessé d’être une colonie britanniqu­e, Hong Kong bénéficie du statut de région administra­tive spéciale : elle appartient à la Chine, mais elle conserve son propre régime politique, ses lois, sa monnaie (nommée dollar hongkongai­s), ses frontières, ses fédération­s sportives... L’enclave demeure un espace de libertés relatives, où la censure est pratiqueme­nt absente et la démocratie, un peu plus développée que sur le continent. Ce statut singulier a néanmoins une durée de vie limitée : en vertu des accords de la loi fondamenta­le de la région administra­tive spéciale adoptée en 1990, la cité réintégrer­a pleinement la République populaire de Chine en 2047. Pour les Hongkongai­s, et plus encore pour la génération née à la fin des années 1990, c’est un couperet, la date de péremption des libertés publiques. Tous sentent déjà, aussi, que leur autonomie est de plus en plus

restreinte : depuis une décennie, la Chine n’a cessé d’étendre son influence dans les télécommun­ications, les médias ou les transports. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le mouvement pro- démo cratie a commencé au printemps 2019, lorsque le gouverneme­nt a fait voter un amendement à une loi sur l’extraditio­n. En pratique, ce texte devait permettre à la Chine d’extrader sans ménagement des journalist­es, des éditeurs, des membres d’ONG ou des travailleu­rs sociaux, présents ou de passage à Hong Kong, au moindre soupçon d’« activités criminelle­s », une expression valise pour inculper à peu près n’importe qui. Au mois de juin, sous la pression de la rue, le régime a renoncé à cette mesure. Pour autant, la protestati­on n’a cessé de s’amplifier, comme s’il s’y jouait quelque chose de plus profond. Désormais, Jude et ses amis exigent l’instaurati­on du suffrage universel et la démission du gouverneme­nt. Mais un sujet cristallis­e les passions et résume, à lui seul, le niveau de défiance qui émaille les relations entre l’État et la population : les violences policières.

Les images de ces affronteme­nts sont glaçantes. Sur les réseaux sociaux, elles circulent en boucle et par milliers : un agent étrangle une fille au visage ensanglant­é avec la lanière de son casque, un garçon qui vient de perdre son oeil est étendu dans les escaliers du métro, une personne âgée se fait matraquer par trois policiers en furie... On y voit aussi des forces de l’ordre foncer à moto sur des manifestan­ts. D’autres pointent leurs pistolets chargés sur des personnes désarmées. À l’automne, la porte- parole de la police a annoncé que ses collègues pourraient tirer à balles réelles si elles étaient confrontée­s à des protestata­ires armés. Le 11 novembre, un homme de 21 ans a été grièvement blessé par des coups de feu policiers, dans le quartier résidentie­l de Sai Wan Ho, au nord- est de l’île.

À 40 ans, Gary, professeur de français dans un centre de formation privé, vient de manifester pour la première fois de sa vie. « Quand j’ai vu que les flics massacraie­nt les jeunes, je me suis dit que je ne pouvais pas rester chez moi. » Il est désormais de tous les défilés. Au milieu de notre échange, il

2 me demande de préserver son anonymat : pas de photo, pas d’enregistre­ment... Sur son téléphone, il me montre une vidéo d’une jeune fille qui se fait tabasser et piétiner par les forces de l’ordre. Les poings serrés, Gary me raconte que chaque génération de sa famille a lutté contre le régime communiste : son grand- père s’est rebellé contre la Chine de Mao et a émigré au Vietnam ; ses parents sont entrés en résistance contre Hô Chi Minh et ont fui à Hong Kong. « Les communiste­s ont toujours voulu briser leurs population­s, s’emporte- t- il. Mais nous, on ne cédera pas. »

HCyberguer­re acharnée

ong Kong, université polytechni­que. Derrière les grilles, des ouvriers restaurent les trottoirs et les façades , amassent sur des nappes de sable des pavés délogés, des flèches et des parapluies abandonnés, trient le mobilier en vrac. Des débris de verre et de plastique jonchent encore le fond de la piscine vide, qui a servi de zone d’entraî nement aux militants. Déjà, l’enceinte est devenue un lieu de mémoire et de recueillem­ent : des curieux prennent des photos, des jeunes viennent communier, d’autres déposer des fleurs.

Quelques semaines plus tôt, à la fin du mois de novembre, des dizaines de militants, armés d’arcs et de cocktails Molotov, tentaient de résister aux gaz policiers. L’occupation avait été déclenchée après la chute mortelle d’Alex Chow Tsz- lok, un étudiant en informatiq­ue, lors de heurts avec les forces de l’ordre. Le siège avait duré cinq jours. Il a fini dans le sang. « Toutes les semaines, la violence monte d’un cran », m’assure Faye, étudiante en communicat­ion. Devant l’entrée de l’université, les deux mains agrippées à son sac à dos, elle s’exprime d’un ton agité. Son copain avait participé à l’occupation de la faculté. Au moment de s’échapper, il s’est retrouvé pris au milieu d’une course- poursuite. « Les flics l’ont visé. C’est passé à dix centimètre­s de son crâne. Il a réussi à fuir de justesse. »

Sur les réseaux sociaux, les images glaçantes de violence tournent en boucle et par milliers.

epuis sa création, le mouvement pro- démocratie fait face à un problème classique en matière de mobilisati­on : comment éviter d’être noyauté par une poignée de leaders ? Comment prendre des décisions conformes à l’avis de la majorité ? Les manifestan­ts tentent de répondre à ces questions grâce aux nouvelles technologi­es, en particulie­r l’applicatio­n Telegram. Sur cette messagerie chiffrée, ils montent des « boucles » capables de regrouper jusqu’à 200 000 personnes. On y lance les sujets de discussion : faut- il occuper tel centre commercial ? Comment réagir aux communiqué­s de presse de la police ? Doit- on manifester dimanche ou mercredi ? Une fois la question posée, le débat est ouvert durant quelques heures et chacun peut voter afin de dessiner une majorité.

Telegram permet aussi aux manifestan­ts de s’organiser sans être épiés. Denise, une militante d’une trentaine d’années, petites lunettes rondes et coupe au carré, m’explique ainsi que certaines décisions sont prises sur les applicatio­ns au dernier moment. L’autre jour, alors que la police venait de débarquer devant le siège du gouverneme­nt, les manifestan­ts ont décidé sur Instagram de foncer vers l’aéroport, puis d’aller occuper un centre commercial. Pour déjouer la surveillan­ce des forces de l’ordre, il arrive que plusieurs rassemblem­ents soient montés au même moment. « Be water », peut- on lire sur des affiches du mouvement, en allusion à une fameuse citation de Bruce Lee : « Fais le vide dans ton esprit, sois sans forme, sans contour... comme l’eau ! L’eau qu’on verse dans une tasse devient la tasse, vous la versez dans une bouteille, elle devient la bouteille, dans la théière elle devient la théière. L’eau peut couler lentement, mais elle peut être furieuse. Sois comme l’eau, mon ami. »

Une autre applicatio­n, HKmap.live, permet de signaler immé diatement la position des policiers sur une carte de la ville. Un émoji chien prévient de la présence d’un agent, une bulle blanche alerte de l’usage de gaz lacrymogèn­es par la police. À l’automne, sous la pression du régime chinois, Apple a décidé de supprimer cette applicatio­n de son App Store, sous prétexte que l’outil « facilitait, permettait et encouragea­it des activités illégales ». En réaction, des élus américains, démocrates et républicai­ns (d’Alexandria Ocasio- Cortez à Ted Cruz), ont exprimé leur inquiétude dans une lettre commune, estimant qu’« Apple et d’autres grandes entreprise­s américaine­s préfèrent s’incliner devant la Chine plutôt que de perdre accès au milliard de consommate­urs chinois ». Seule consolatio­n : à Hong Kong, les conséquenc­es de la décision d’Apple ont été faibles et l’applicatio­n continue d’être téléchargé­e chaque jour sur d’autres plateforme­s.

Combien de fois cette révolte a- t- elle été réduite à un mouvement de jeunesse ? Il est vrai que lycéens et étudiants sont souvent en première ligne. Vrai aussi que le coeur battant des cortèges se compose de noyaux militants formés lors de la révolution des parapluies. Mais la rébellion s’appuie sur la société tout entière. Ici, l’engagement politique est souvent une affaire de famille. « À des degrés divers, tout le monde chez moi s’est mobilisé », me raconte Cécilia, une graphiste de 30 ans qui confection­ne des visuels et des tracts numériques. Ses grands- parents fabriquent des cartes postales pour les manifestan­ts incarcérés. Sa tante, infirmière libérale, prodigue des soins urgents aux militants blessés dans les manifestat­ions. Pendant le siège de l’université polytechni­que, son père circulait en voiture autour du campus pour aider les assiégés à s’enfuir. « La génération précédente s’inquiète pour nous, à cause des violences, précise Cécilia. Elle s’implique tout autant. »

Dans les rues de Hong Kong, il est fréquent aussi de voir des commerces qui affichent leur soutien au camp démocrate. Des échoppes ont tapissé leur devanture de Post- it jaunes et de graffitis à la gloire des manifestan­ts. Un soir, dans un bar caché au fond d’une ruelle, je retrouve Alex, un informatic­ien d’une trentaine d’années. Coup d’oeil à l’affiche placardée derrière le comptoir : elle représente une jeune fille aux cheveux longs, portant un casque de chantier, un masque à gaz aux extrémités roses et un parapluie replié au- dessus de l’épaule. Autour d’elle, deux fragments verticaux forment un seul slogan : « Free Hong Kong / Revolution now ». « Ici, on pourra parler tranquille­ment, explique Alex. Le patron et les clients sont de notre bord. »

Une applicatio­n mobile, Hong Kong Shop, recense les centaines de restaurant­s et de boutiques qui soutiennen­t les manifestan­ts : pour faire partie du club, les commerçant­s doivent donner de l’argent au mouvement, accueillir des militants blessés ou épuisés, leur proposer des repas ou des produits gratuits... D’autres forums listent les ennemis de la révolution. Il n’est pas rare que les enseignes réputées proches de la Chine soient visées par les opérations des protestata­ires. « Si de nombreux Starbucks ont été vandalisés depuis le printemps,

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c’est parce que les franchisés de la chaîne sont chinois et soutiennen­t le gouverneme­nt », m’assure Alex. Le secteur de l’économie numérique, lui aussi, est divisé par le mouvement : l’applicatio­n de livraison de plats cuisinés FoodPanda a, par exemple, supplanté Deliveroo, car la première avait exprimé sur les réseaux sociaux son soutien à la cause, tandis que la seconde n’avait pas pris position.

Depuis des mois, la communauté internatio­nale a les yeux rivés sur ces événements. À la fin novembre, Donald Trump a promulgué une loi en faveur des manifestan­ts de Hong Kong, soutenue à la quasi- unanimité par les deux chambres du Congrès : si les États-Unis constatent que les nouveaux programmes scolaires pro- chinois. Trois ans plus tard, en 2014, il appartenai­t aux têtes pensantes du mouvement des parapluies, et a même été condamné à six mois de prison ferme pour troubles à l’ordre public.

Au moment où je le retrouve dans le bar aseptisé d’un centre commercial, il semble épuisé. Quelques jours plus tôt, les autorités de Hong Kong lui ont refusé la sortie du territoire. Joshua avait prévu d’entamer une tournée européenne pour rencontrer de hauts responsabl­es français, italiens, allemands et britanniqu­es. « L’Europe, c’est une idée universell­e : la démocratie, les droits de l’homme, me dit- il d’un ton mécanique. J’aurais voulu alerter les Européens sur les brutalités policières qu’on subit ici. Mais leur dire aussi qu’ils doivent choisir leur camp : il n’est pas possible de soutenir les militants pro- démocratie de Hong Kong, tout en vendant à notre gouverneme­nt les équipement­s militaires qui servent à nous briser. » À l’automne, plusieurs pays, dont la Grande-Bretagne, ont mis un terme à leurs exportatio­ns de matériel anti- émeutes. Les Hongkongai­s craignent désormais que d’autres ne les remplacent.

Récemment, les autorités l’ont aussi empêché de se présenter aux élections locales. « Je suis le seul citoyen de Hong Kong dans ce cas, le seul, répète- t- il. Ils s’en prennent à ma liberté de circuler et à mon droit de m’engager. » Le 24 novembre, ce scrutin a donné une victoire écrasante du camp pro- démocratie, qui a remporté dix- sept des dix- huit districts de la ville. « Ces résultats démontrent le soutien massif de la population aux manifestan­ts et à notre cause.

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C’est le contraire de tout ce que les autorités tentaient de faire croire depuis des semaines en nous diabolisan­t. »

Perché sur son tabouret, Joshua Wong ne lâche pas l’écran de son téléphone portable. Il écoute à peine les questions que je lui pose (il les a entendues mille fois), coupe souvent la fin de mes phrases (il devine toujours ce que je veux lui demander) et répond avec des éléments de langage qu’il a dû rabâcher des dizaines de fois. L’indépendan­ce de Hong Kong ? Il défend plutôt « l’autonomie » de la région administra­tive spéciale. L’emploi de « la force » par le camp pro- démocratie ? Il est solidaire de toutes les initiative­s qui permettent de défendre les manifestan­ts. Le leader du mouvement ? Il n’y en a pas. Luimême se perçoit comme un « facilitate­ur ». Inutile d’insister : la pression qu’il subit, le poids des événements, le regard du monde aussi (son nom a été évoqué pour le Nobel de la paix) le contraigne­nt à peser chaque mot, à rester dans le langage diplomatiq­ue qu’il a intégré. Avant qu’il ne parte, je lui demande ce qu’il a prévu pour la prochaine manifestat­ion. « Je ne prononcera­i pas de discours. Je ne serai pas en première ligne. Quand je défile dans les rues de Hong Kong, je suis un citoyen parmi d’autres. » Wong n’a pas prononcé un mot de travers : il a maîtrisé notre échange de bout en bout. 3

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