Vanity Fair (France)

Lettre de confinemen­t par Nora Hamzawi

Alors qu’en quarantain­e les Français cultivent leur nostalgie, Londres piaffe d’impatience, déjà prête à inventer le monde d’après sans un regard en arrière.

- par JD Beauvallet

les cafés et les cinés. Cléo qui se promène de 5 à 7 dans le parc Montsouris, Vic qui mange un poulet aux girolles à La Coupole, sa mère qui rencontre le prof d’allemand dans la file du ciné, Antoine Doinel qui fait les quatre cents coups dans Paris ou encore Louise et Octave qui me paraissent être assis un peu trop près l’un de l’autre dans les cafés des Nuits de la pleine lune. Je me surprends à penser : « Oh la la, ils sont hyperproch­es l’un de l’autre, elle est toute petite cette banquette, non ? » et franchemen­t, ce n’est pas normal de penser un truc pareil, si ?

Comme si la distanciat­ion sociale allait devenir une norme et que tous ces films n’étaient que des témoignage­s d’une époque révolue, celle où on se touchait, celle où on mangeait ensemble, celle où on sortait.

Et, de la même manière qu’on regardait une comédie romantique en rêvant un jour de trouver notre Hugh Grant à nous, on regarde aujourd’hui ces films en rêvant des files d’attente ailleurs qu’aux supermarch­és, du bruit des couverts dans les restos, du brouhaha et des rideaux de théâtre qui s’ouvrent, faisant les présentati­ons entre le public et la scène.

Je ne sais pas quand mon spectacle recommence­ra, a priori à partir du mois de septembre, mais en vrai, on ne sait plus rien. À une époque, quelques mois avant mes premières représenta­tions, je faisais ce rêve récurrent où j’étais sur scène et puis tout à coup, j’avais un trou et je me mettais à dire n’importe quoi et à citer tous les noms de fruits que je connaissai­s, nue face à un public. Hier, pour la première fois, j’ai refait ce rêve, sauf que le public était masqué, que les spectateur­s n’étaient que douze dans la salle avec cinq sièges vides pour les séparer les uns des autres, et moi je portais un chapeau pointu. Concernant le chapeau pointu, je n’ai encore aucune explicatio­n, concernant le reste, ça me paraît assez limpide.

Alors voilà, c’est étrange d’écrire ce papier, en sachant qu’il ne sortira que dans un mois. Si ça se trouve, à sa sortie, je le relirai avec le même embarras que quand on retrouve son journal intime d’adolescent­e, peut- être que je me dirais : « Eh bah, t’étais bien dramatique », avant de retrouver des amis pour dîner... Je n’ai jamais autant espéré me trouver embarrassa­nte. Ou alors je serai dans mon T- shirt, le même depuis trois jours, en me disant qu’il faut vraiment se calmer sur la nourriture (et le petit verre de vin). Demain j’arrête. Demain... �

Horizontal­e et étirée, la vie confinée ressemble parfois, ou souvent, à des vacances dues et pluvieuses dans une maison de famille. On y régresse, on finit par lire des vieux magazines entassés et grignotés par les bêtes, où les prix sont encore en francs et les adresses strictemen­t postales, ignorant encore tout d’un www à venir. La peur du futur, du présent, du dehors, nous contraint à miser sur des valeurs refuges, sur tous ces biens culturels qu’on avait fini par ne plus aimer à leur déraisonna­ble hauteur, à ne plus regarder avec passion, à ne plus toucher même. Petit commerce de la nostalgie rassurante, on n’a jamais autant, sur les réseaux sociaux, exhibé avec une telle ferveur disques, livres ou DVD. Facebook ou Twitter sont ainsi devenus des monologues culturels, où chacun révèle ses reliques, ses doudous rassurants des temps compréhens­ibles.

Dans d’étranges rituels d’Occidentau­x gâtés, on ressasse, on catalogue. On fait des playlists, des tops dérisoires : on fait le ménage avec sa vie, avec son chaos, en attendant, le dos rond, que se précise le futur : la liberté ou la mort. Car si on recense, pour solder tous comptes avec une vie mesurée en kilos de culture dont même les Emmaüs ne veulent plus guère, on repense aussi son existence. On se fait des promesses, sans doute dignes des engagement­s du capitaine Haddock à ne plus siffler du Loch Lomond. On s’agite, mais on ne sort pas de sa tête. On fantasme de vie saine en Corrèze, de télétravai­l au Pays basque, mais l’animal est sédentaire et s’éloigne peu de sa tanière.

À Londres, malgré le brocantage séculaire de la royauté, on est moins versé sur la nostalgie. C’est une erreur de Boris Johnson, de ne miser que sur son électorat senior à force de références à Churchill, à longueur d’incantatio­ns au souvenir de « l’esprit de Dunkerque ». Si l’on mesure le modernisme et le dynamisme d’une ville au nombre des grues érigées, alors Londres est résolument une ville tournée vers le futur. Des rues entières, des quartiers même sont ainsi rasés sans états d’âme, sans mélancolie. Du passé, faisons table rase, hurlaient les punks – ça pourrait être la devise de la ville. Car là où les réseaux sociaux français semblent encombrés par la célébratio­n testamenta­ire du spleen, leurs équivalent­s anglais jouent encore l’effervesce­nce, dans une farandole de nouveaux groupes, de sons à explorer, d’artistes à découvrir, d’échanges à inventer. Censée avoir été plongée dans un coma artificiel tant que rôde le virus, Londres semble pourtant toujours agitée du bocal, du local. La ville est en stand- by, et même dans les starting-blocks : les idées, concepts et désirs qui se sont exprimés, précisés pendant le lockdown, semblent une fois encore tout ignorer de la conduite en marche arrière, au rétroviseu­r. Malgré l’énormité des futurs monuments aux morts de cette guerre d’usure, malgré l’ampleur de la déroute économique, Londres sera sans doute la première capitale européenne à sortir de l’hébétude. Car Londres n’a pas de mémoire. Londres regarde devant, sans s’encombrer du poids mort des souvenirs sépia. La preuve : on n’y parle déjà même plus du Brexit. C’est so 2019, le Brexit. �

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