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uand je serai très vieille, ce qui n’est pas demain la veille, et que l’âge m’autorisera à enjoliver un peu ma vie, je raconterai une histoire à mes petits- enfants. Elle débutera ainsi : « Cela se passait à Noël 2019. Nous étions encore en République alors, la Ve. Très loin de nous, en Chine, des gens n’arrivaient subitement plus à respirer. Beaucoup mouraient. Tout cela parce que l’un d’entre eux avait mangé, ou adopté, ce n’était pas très clair, un animal à écailles inconnu dans nos contrées, un pangolin, qui lui-même avait fréquenté de trop près une chauve-souris ! Mais en Europe, on s’en fichait pas mal parce que les vacances approchaient. Je me souviens par exemple que je me passionnais pour la vie amoureuse d’un ami du président qui voulait devenir maire de Paris. Il avait envoyé une photo de lui tout nu à une dame qu’il ne connaissait pas bien et celle- ci avait eu la mauvaise idée de la montrer à tout le monde. » Pour les jeunes oreilles de mon auditoire, vous comprendrez que j’édulcore le passage précédent. Je poursuivrai : « Passé les fêtes, la maladie a transité d’Asie en Europe sans même prendre la peine de demander un visa. En quelques semaines, elle est arrivée autour de Paris. Et figurez-vous, les enfants, que j’ai moi-même joué un rôle dans cette histoire : j’ai fait quelque chose qui aurait pu mettre ma vie en péril. Oh, ce n’est pas faute d’avoir été prévenue par votre grand-père ! » à supposer que ce fichu Covid-19 qui ne respecte rien obéisse aux lois de la gravité : les votants étant debout et moi assise. Résultat ? Médicalement, fin mars, je ne savais pas encore si j’étais contaminée mais, électoralement parlant, nul, zéro, nada. Le maire sortant, le LR Patrick Ollier qui avait été réélu à deux reprises au premier tour (en 2008 et 2014), a en effet choisi cette année pour louper son coup, certes de peu, puisqu’il a engrangé 49,26 % des suffrages. Or, comme selon toutes probabilités, le second tour ne pourrait pas se tenir avant l’été, le risque était élevé d’avoir tout à reprendre à zéro. Un petit tour pour rien, donc.
une semaine ! Moi aussi, je voulais faire l’histoire de France, pas seulement l’apprendre. C’est ainsi que je fus une militante forcenée de l’abaissement de l’âge du droit de vote. Il fallut attendre 1974 pour qu’on m’écoute, et encore très partiellement puisqu’il passa à 18 ans alors que je prônais 7 ans. Ne me rabâchait- on pas sans cesse que c’était l’âge de raison ?
Le jeu est une parade à l’accablement qu’éprouvent les petits humains face à la forêt d’interdits dans laquelle ils évoluent. Fort opportunément, dans notre appartement en enfilade, ma mère avait posé un rideau pour séparer le salon- salle à manger de la minuscule cuisine. Je tenais là l’isoloir parfait. Grâce au bureau de poste que le Père Noël m’avait apporté (un jouet daté assurément, même Olivier Besancenot n’oserait pas l’offrir à ses enfants), je confectionnais des bulletins de vote et de jolies cartes d’électeurs que je tamponnais avec ferveur.
Sur le coup des 12 ans, émoustillée tant par les hormones que par le climat des années 1968, j’ai découvert des jeux plus excitants. Mais jamais je n’ai laissé passer une occasion de voter en vrai. À mon grand dépit, jamais non plus on ne m’a proposé de devenir scrutatrice. En 1988, alors que je votais pour les législatives dans le XVe arrondissement, le président du bureau de vote qui m’avait superbement ignorée, se fit mielleux avec celui qui votait juste derrière moi. « Monsieur, vous viendrez bien nous aider à dépouiller, ce soir ? » La personne dit oui. C’était mon mari. J’étais vexée. Mais quand ledit mari est rentré à 2 heures du matin en expliquant qu’il n’avait pas pu refuser d’aller boire des bières avec les partisans du vainqueur, Édouard Balladur, j’ai relativisé ma déveine.
Revenons à ce joli jour de mi-février 2020 où je reçus la missive barrée de bleu blanc rouge confirmant que le maire comptait sur moi pour le bon déroulement des opérations électorales. Deux semaines plus tard, la contagion s’accélérant, les chroniqueurs commencèrent à broder sur un éventuel report du scrutin, ce qui ne me plaisait pas du tout. C’est donc avec soulagement que j’ai entendu le président de la République annoncer le jeudi 12 mars : « Les scientifiques considèrent que rien ne s’oppose à ce que les Français, même les plus vulnérables, se rendent aux urnes. Il est important en ce moment (...) d’assurer la continuité de notre vie démocratique et de nos institutions. » En voilà une mission qui avait de l’allure ! J’étais son homme, enfin sa femme, à Emmanuel. Dimanche, promis, j’assurerais la continuité démocratique.
Pas superstitieux pour un sou, le vendredi 13 à 13 heures, notre premier ministre réitérait : « Voter, c’est un droit, un devoir. C’est aussi sans danger. » Parfait. Les choses étaient en ordre comme je les aime. Du coup, je me suis offert un casual friday insouciant. Couleur, coupe et Brushing chez le coiffeur (une des décisions les plus avisées de ma vie), déjeuner sur une terrasse bondée, puis ciné. Pour clore cette journée qui, plus tard, prendrait des allures de dernier repas du condamné, je me dirigeais le coeur léger vers le briefing organisé par ma municipalité pour les volontaires des bureaux de vote.
Compte tenu des circonstances, le maire était venu en personne épauler son adjoint en charge des élections. Le ton était grave. « Ces derniers jours, dit-il, nous avons enregistré trentecinq désistements. » De l’assemblée s’échappa une petite exclamation qui signifiait : « Oh, les lâches ! » Puis, avec un sens de la dramaturgie qui caractérise les animaux politiques, l’édile ajouta : « Dont quatre présidents de bureau. » L’indignation monta d’un cran, ceux-là étaient carrément des déserteurs, on voulait des noms. Et moi, ici présente et fière de l’être, si tant d’autres se défilaient, j’étais quoi ? courageuse ? ou disciplinée, l’autre mot pour dire bête ? J’optais pour la première réponse. Comme beaucoup de « boomers », je ne peux pas regarder un épisode d’Un village français sans être taraudée par la question : « De quel côté aurais-je été : résistante, collabo ou majorité passive ? » Je tenais un début de réponse. Pas de quoi obtenir la Légion d’honneur mais, en temps de paix, on a l’héroïsme qu’on peut.
Rassurée quant à ma bravoure, je me concentrais sur les aspects pratiques de ma mission. L’adjoint au maire expliquait que les bureaux de vote seraient abondamment pourvus de gants pour ceux qui en souhaiteraient. Le maire le reprit en martelant que ce n’était pas une option mais une obligation. En revanche, pour affirmer que la communication du gouvernement était cafouilleuse, ils étaient parfaitement raccord. On apprit aussi qu’il y aurait du gel à foison mais qu’il faudrait veiller à ne pas en mettre sur les enveloppes. Restait la question épineuse des stylos que les autorités sanitaires recommandaient de désinfecter entre chaque électeur. Un brin fastidieux.
Là, le maire fut aussi impérial que la ville qu’il administre (Napoléon et Joséphine y avaient investi dans une résidence secondaire, le château de Malmaison). Tel l’empereur offrant des sabres d’honneur aux grenadiers de sa garde après la bataille de Marengo, il annonça avoir acheté 55 000 stylos à usage unique que les électeurs pourraient donc remporter chez eux.
Pour ceux qui n’y auraient pas pensé tout seuls, on précisa qu’il conviendrait d’être courtois avec personnes âgées, voire de les faire passer en priorité, d’autant que celles vivant en Ehpad n’avaient pas demandé plus de procurations que d’habitude. Les nonagénaires ignoraient encore que toute sortie ressemblait pour eux à une balade aux alentours de Verdun en 1916.
Suivit alors le moment fatidique des questions-réponses, celui qu’on devrait interdire dans les réunions publiques (à supposer qu’un jour on les rétablisse). Vous savez, ce moment où, à la réunion de rentrée des parents de CP, le papa du petit Arthur demande à l’institutrice si elle compte commencer les cours de chinois au premier trimestre (encore eux !) et que la maman d’Agathe, qui ne veut pas être en reste, aimerait savoir si sa surdouée de fille peut faire plus d’exercices que ceux indiqués dans le cahier de texte. « Monsieur le maire, interpella un sexagénaire assis au premier rang, avez-vous prévu des gants sans latex pour les personnes allergiques ? » Il fut déçu, la réponse était négative (la patience qu’il faut aux élus, tout de même !). Une autre à l’imagination débordante : « Et si un électeur porte un masque et que je ne peux pas être sûre qu’il présente sa propre carte d’identité ? » Cette fois, mon maire, qui a réponse à presque tout sinon il ne serait pas maire, trouva la solution : « Vous lui demandez de reculer et d’ôter son masque quelques secondes. »
on inconscient étant manifestement plus conscient du danger que mon surmoi, ma nuit préélectorale fut agitée : un tsunami menaçait les côtes parisiennes et je ne disposais que de quelques minutes pour choisir un arbre robuste et m’y attacher. Le lendemain, j’arrivais néanmoins à 7 h 30 tapantes au bureau de vote pour faire connaissance avec mes collègues d’un jour. La présidente était professeure dans le civil, d’où une certaine manière autoritaire de nous parler, mais elle s’assouplit au fil des heures. Le vice-président, un gaillard jovial, directeur d’un des stades sportifs de la ville, s’était porté volontaire la veille, n’écoutant que son grand coeur et son aversion pour l’inaction. L’autre assesseure titulaire, mon homologue mais désignée par une liste d’opposition, avait amené sa copine comme suppléante. Il y avait là, aussi, deux employées municipales, les seules personnes vraiment compétentes dans un bureau de vote, capables en une seconde, au moment toujours tendu du dépouillement, de vous dire si un bulletin nul relève du cas no 8 (« trouvé dans l’urne sans enveloppe ») ou bien no 14 (« mentions injurieuses pour le candidat ou pour des tiers »). Dans mon bureau de vote, quelle que soit l’élection, il y a un grand malade qui prend le soin de rédiger à la main un bulletin portant le nom d’un seul candidat, à savoir le général de Gaulle, ce qui relève assurément du cas no 4 « bulletin établi au nom d’une liste qui n’a pas été régulièrement enregistrée ».
La représentante de la mairie me proposa aimablement un masque que je refusais d’un air outragé : « Moi, un masque ? Bien sûr que non, je ne suis pas une mauviette ! » Va pour les gants en revanche, puisqu’il le fallait (depuis les autorités sanitaires décidément versatiles ont jugé que c’était une mauvaise idée). Mais comme je trouve que les bleus ne sont pas du tout seyants, j’avais apporté les miens, des blancs légèrement transparents, les mêmes que porte le docteur House.
Au sol, des employés municipaux étaient venus coller des bandes d’adhésifs pour symboliser le mètre étalon de la distance de sécurité entre les votants et nous. Hélas, ces Gaston Lagaffe avaient omis de prendre en compte la largeur de la table, si bien que pour déposer leur bulletin dans l’urne, les électeurs devraient maîtriser la position du chien tête en bas au yoga. Les autres finiraient avec une fracture du col du fémur, ce n’était vraiment pas le moment. Mais ma présidente-professeure ne voulait rien savoir : pour déplacer la table, elle attendait un ordre de la mairie qui arriva heureusement avant les premiers électeurs.
En temps normal, tout assesseur avec un peu de bouteille sait à quoi s’attendre en termes de fréquentation. À l’ouverture des portes, à 8 heures, il y a ceux qui déboulent avant d’aller faire leur partie de tennis ou leur jogging ou d’aller déjeuner dans leur belle-famille. Vers midi et à 16 heures, on enregistre des pointes qui correspondent à la sortie de la messe et à la fin de la promenade en famille. Puis à 19 h 45, débarquent ceux qui rentrent de leur maison de campagne, des emmerdeurs car à ce stade, on a déjà commencé les calculs de participation en priant pour que les émargements correspondent au nombre d’enveloppes distribuées.
Mais le 15 mars, rien décidément n’était normal puisqu’on ne pouvait déjà plus jouer au tennis ni aller à la messe, tout juste la belle-mère était- elle encore disponible. La France découvrait un nouvel art de ne pas vivre.
Une heure après l’ouverture du scrutin, notre fine équipe ressemblait à l’armée du commandant Drogo dans Le Désert des Tartares. Nous étions fin prêts à livrer la bataille des gestes barrière mais aucun électeur ne montrait le bout de son nez. Du coup, chacun s’est rabattu sur son téléphone. Ci- dessous un abrégé commenté de mes échanges qui résume assez bien mon état d’esprit du jour.
8 h 32 Moi, toute fière de faire savoir aux membres de mes huit groupes WhatsApp d’intimes que leur copine est un héros : « C’est bon, je suis en poste à mon bureau de vote. C’est parti jusqu’à 20 heures. Bonne journée à tous et bon vote. Biz. »
8 h 40 Marianne, une copine (par charité chrétienne, j’ai modifié le prénom) : « Je devais aussi y aller mais je me suis tellement fait engueuler par Joël (pareil pour le prénom) que j’ai annulé hier soir à 22 h 30. »
9 h 20 Mon frère, psychiatre en hôpital public. : « Je reviens du marché. Les gens ne sont pas sérieux, beaucoup trop proches les uns des autres. Le no 1 des médecins de l’AP qui est très bien placé pour les retours de terrain appelle ce matin à un confinement maximum. Et à ne pas aller voter... »
10 heures Mon mari, Bernard (tant pis pour lui, je donne son vrai prénom) : « C’est idiot, j’irai pas voter pour la première fois de ma vie. »
10 h 10 Moi, un peu déçue, j’attendais des applaudissements : « Vous avez tort, les règles de sécurité sont très bien suivies. Je suis sûre qu’on risque moins qu’au marché » (et toc, pour mon frère).
10 h 40 Moi, véritable petit soldat au front expliquant à ceux de l’arrière que c’est dur mais qu’on tient le coup : « Beaucoup d’électeurs sont stressés. On leur propose du gel, ça aide. On en a deux qui n’ont pas voulu toucher le rideau, ils se sont contorsionnés pour entrer dans l’isoloir. Et là, un vieux monsieur très enrhumé vient de voter. La présidente s’est précipitée avec son flacon de gel pour nettoyer l’urne. Il l’a vu, c’était gênant. »
10 h 44 Mon mari : « C’est bête, le premier tour va être annulé. » Ce qu’il peut m’agacer quand il a raison sans le faire exprès, il y a un docteur Raoult qui sommeille en lui.
10 h 48 Mon frère, le médecin : « Oui, tout à fait, il n’y aura sûrement pas de deuxième tour. » Mais de quoi il se mêle celui-là ? Est- ce que j’écris des ordonnances, moi ?
10 h 47 Mon meilleur ami, Bertrand : « C’est une catastrophe : les golfs vont fermer. »
16 h 20 Fabienne, ma soeur, responsable RH, j’ai toujours pu compter sur elle : « Bravo pour tes concitoyens. »
17 h 50 Jeanne, ma nièce, toujours entreprenante : « On dit qu’ils vont annoncer un confinement. Si on partait tous ensemble dans la maison de campagne ? Ce serait cool. »
Jeanne n’était pas la seule à savoir. La tension s’est mise à monter dans le bureau de vote aussi rapidement que l’eau autour du Mont Saint-Michel à marée haute. Deux de mes compagnons de bureau avaient reçu une information ultra- confidentielle qui venait tout droit de leur meilleur ami qui la tenait d’un collègue, lui-même très proche de la soeur d’un conseiller de l’Élysée pour l’un, de son beau-père, commissaire de feu les RG à la retraite, qui avait encore des amis dans « la maison » pour l’autre. Cette