La musique s’amuse sans musée
Londres n’en finit plus d’attendre sa Philharmonie pop. Car ce génie anglais, en perpétuelle hybridation, refuse de se laisser happer par le vertige de la nostalgie.
L e Centre for Music, sorte de Philharmonie britannique en quête d’un mécène, devait présenter ce printemps son projet architectural, son financement et un échéancier. Une pandémie et des changements de priorités pourraient avoir raison de cette arlésienne londonienne.
En Suède, en Norvège même, il existe pourtant des musées consacrés à la pop music locale, à son importance historique, à son rôle influent d’ambassadeur et son statut de précédent. Au Royaume-Uni, pourtant riche en lieux solennels, glorifiant cet îlot riquiqui et son poids sur le monde, il n’existe pas vraiment de musée digne pour exposer l’un des génies anglais : la pop music. Ici et là, souvent à la gloire du clocher (Liverpool en tête), on dénombre des dizaines de micro-musées, mais aucun digne de la majesté du sujet. Quand on se souvient du triomphe de quelques rétrospectives, dont celle de David Bowie au Victoria & Albert Museum, on peut s’en étonner. Après tout, la pop music reste, avec par exemple le football et la gastronomie (rires), l’une des immenses sources de rayonnement de la nation, en plus d’une économie qui est toujours imposante. Avant de la consigner sur les étagères d’un musée, les Britanniques estiment peut- être que cette matière demeure vivante, que rien n’est figé, que le passé simple est autant de mise que le futur. En la confinant dans un musée, il faudrait ainsi adapter ce lieu sacré à chaque nouveau soubresaut de la musique locale, en constante hybridation, en évolution permanente. Car souvent, quand on pensait la scène figée dans le marbre, que la belle histoire avait fini en cul- de-sac, notamment après l’âge d’or des Stones, Beatles, Who ou Kinks, de nouvelles propositions redonnaient élan et envie aux fans, aux musiciens. Du glam rock au punk, du prog rock à la britpop, de la new wave à la rave culture, de l’électro pop au grime, l’histoire de la pop music (pour musique populaire british) joue ainsi depuis soixante ans aux ricochets. Elle incarne une forme de progrès, de mouvement vers l’avant, même si, d’Oasis aux Libertines, ses plus flamboyants et tapageurs héros du jour conduisent souvent un oeil sur le rétroviseur. Comptons donc sur la vitalité, l’audace et les ambitions illimitées des jeunes musiciens pour que ce trésor de la couronne ne devienne jamais langue morte. Il suffit d’écouter le monstrueux This Is England de la Londonienne Farai pour se convaincre que cette musique possède encore suffisamment de sève et de rêves pour ne pas se laisser épingler, façon papillon disparu, dans les vitrines d’un musée. Le Royaume-Uni, ou ce qu’il en restera dans les années agitées à venir, a trop observé la fossilisation des gloires locales pratiquée par le Rock’n’Roll Hall of Fame américain pour se laisser happer par le vertige (vestige ?) de la nostalgie.
De plus en plus pesant au quotidien dans la politique à toute berzingue, en zigzag et marche arrière de Boris Johnson et de son cabinet dégelé, façon Hibernatus, des années 1950, le conservatisme insulaire possède déjà ses propres musées. Citons pour s’amuser de l’excentricité éternelle de nos voisins brexités, celui des colliers de chiens du château de Leeds, celui top sexy de la tondeuse à gazon des rives de la Mersey ou l’impayable collection d’éventails de Greenwich. Ces objets, disparus de la circulation, ne doivent leur survie qu’à des collectionneurs d’une Angleterre d’hier. Alors que la pop music, elle, reste présente partout, tout le temps, dans l’âme britannique. À quoi bon tenter de parquer l’essence même d’un peuple dans une galerie sans fin, alors que la musique virevolte en d’interminables jeux de pistes, dans un musée à ciel ouvert, où le vent interdit la poussière ? �