ÉLOGE DE LA JEUNESSE
Pendant quelques mois, Jean- Luc Godard a exposé à Nyon, en Suisse, des parties de son film Le Livre d’image. Un résumé du siècle et une porte vers le monde d’après.
La légende veut que Jean-Luc Godard soit venu seul pour visiter son exposition, sans prévenir personne, un matin, au printemps, en voisin. C’est peut- être d’ailleurs la clé de tout cela : si l’exposition « Sentiments, signes, passions » au château de Nyon fut à ce point réussie, c’est qu’elle était intime, intérieure, nous donnait l’impression d’habiter chez le maître, de loger dans le labyrinthe heurté de son cerveau. Et cela, d’abord parce qu’elle a eu lieu à quinze kilomètres de chez lui : Godard vit à Rolle, dans le canton de Vaud, depuis les années 1970. Ce repli en Suisse (après Paris, sa jeunesse aux Cahiers du cinéma puis le succès pop des années Nouvelle Vague/Anna Karina), cette réclusion, ce confinement long de quatre décennies, a toujours été interprété comme un décentrement. En retournant au bord du lac Léman, Godard ne rentrait pas chez lui ; il torpillait ce qu’il restait à torpiller du cinéma d’un endroit coupé du monde, souterrainement, tel le silure.
Mais le premier enseignement « physique » de cette exposition remplie d’écrans, d’images et de sons qui se mélangent différemment selon la perspective que l’on adopte, c’est que cet endroit n’est pas « neutre » (bien que Suisse) ou retranché. C’est un camp intérieur. Où des batailles ont lieu sans arrêt, déluge d’images et de sons, entrant en combustion, se télescopant... Cet endroit est le ressac où toutes les images du siècle, les chefs- d’oeuvre de Kenji Mizoguchi, de King Vidor ou de Jean Renoir, les images de guerre comme la pornographie vont ensemble et, dans leur cacophonie, produisent une lave dont ses films sont faits. À commencer par le dernier en date, Le Livre d’image.
Il y a trois ans, Émilie Bujes, directrice artistique du festival Visions du réel à Nyon, envoyait à Godard une lettre qui, de fil en aiguille, est devenue, avec l’appui de son complice Fabrice Aragano, une invitation à « installer » Le Livre d’image au château de Nyon, « parce que, pour
l’instant, je ne sais pas ce que vous savez du scénario », écrivait-il à Émilie Bujes. « Il y a cinq parties que je définis comme les cinq doigts. » Ce seront une quinzaine de salles, d’appartements en coins secrets, de salons en salles d’études qui finiront, cinq fois, dix fois, par nous bouleverser.
On y devine une nouvelle mise en scène de ce lieu mystérieux et fou, ce laboratoire qui nous intrigue tant : l’atelier de Godard à Rolle où des dizaines de magnétoscopes, lecteurs de DVD, bancs de montage et de mixage... tournent, paraît-il, en permanence. Bouleversante aussi parce que, des meurtrières du château, où sont installés des écrans par dizaines, démultipliant cet atelier, on peut voir les mêmes paysages qui hantent ses films depuis les années 1980. On se sent calmement immergés dans un bleu godardien, mais on ne sait pas encore ce qui nous attend : une même collection de plans, de sons, de phrases qui jamais ne se mélangent ou ne se dévorent de la même façon.
Il n’y a que ceux qui n’ont jamais vu un Godard qui croient que c’est une oeuvre froidement intellectuelle. Le cinéaste est le dernier grand lyrique de ce siècle et cette installation, une multiplication par dix de sa poésie. Quand, entrant seul dans une petite salle, devant un seul écran placé sous une fenêtre gothique, vous entendez soudain toutes les salles ensemble exploser d’un même cri – « les innocents ne peuvent pas payer pour les coupables » – qui semble tomber en vous et se déployer en blessures, vous savez que l’exposition vous a mordu, comme un chien.
On ne repart jamais d’un voyage en terre godardienne sans un enseignement sur le présent. C’est son côté oracle. En cet automne 2020, gelé par le Covid-19, à ceux qui demandent déjà à quoi ressemblera l’art créé par la génération d’après, Godard répond : « Quand un siècle se glisse lentement dans le siècle suivant, quelques individus transforment leurs moyens de survie anciens en moyens nouveaux. Ce sont ces derniers que nous appelons “art”. La seule chose qui survive à une époque, c’est la forme d’art qu’elle s’est créée. Aucune activité ne deviendra art avant que son époque ne soit terminée. Ensuite, cet art disparaîtra. » À 89 ans, Godard n’a qu’un sujet, donc : la jeunesse.