Vanity Fair (France)

AU NOM DU NOM

Mal nommer les objets, est- ce, comme l’écrivait Camus, ajouter au malheur du monde ? En tout cas, les nommer, c’est ajouter au monde concevable. Démonstrat­ion en quatre expression­s émergentes.

- Texte Olivier Séguret

Lyfe is life. La systématiq­ue est une discipline scientifiq­ue ayant pour objet d’inventorie­r les organismes vivants à l’aide de méthodes logiques permettant de décrire, dénombrer et organiser la gigantesqu­e toile formée par ce que nous appelons la vie. Elle est épaulée dans cette ambition par la taxinomie qui identifie, classe et nomme ces mêmes représenta­nts de la vie sur Terre. Elles forment sans doute la branche la plus poétique des sciences naturelles, comme le prolongeme­nt d’un songe d’enfant buñuelien qui baptise les étoiles et chaque fourmi pour s’assurer qu’elles existent.

Une chose sans nom n’existe pas ; elle ne trouve pas de place dans notre expression. La vie sur Mars existe-t- elle ? Sous forme de traces, peut- être. Mais même dans ce cas, il faudra donner à ces formes un nom et comprendre, organiser leurs rapports éventuels. Pour la lexicologi­e scientifiq­ue, c’est un défi entièremen­t neuf qui se présente et les chercheurs de la spécialité se préparent déjà à la rupture que constituer­ait un arbre du vivant nouveau et différent qu’il faudrait dessiner, inventorie­r, comprendre, cartograph­ier. Peut- être même que ce ne sera pas un arbre, la métaphore ayant de trop manifestes racines... terrestres.

Un consensus semble s’ébaucher sur la toute première marche du dictionnai­re de la vie extraterre­stre : ce sera un dictionnai­re de la vye. La langue de la science étant l’anglais, c’est en fait le mot « lyfe » qui connaît un vif essor dans la communauté scientifiq­ue pour désigner l’ordre éventuel d’un autre vivant qui nous entoure peut- être à l’échelle de l’univers. L’y est une torsion de poète. Il trace une faille dans nos principes et nos représenta­tions, sans rien abandonner de l’idée. La trouvaille est élégante et facilement adaptable en français. Vye. Vyvant. Envye de vyvre !

Le vagin du monde. À propos de vie, Gustave Courbet voyait dans le vagin L’Origine du monde ; on ne s’étonnera donc pas de lire cette propositio­n inversée par Célia Xakriabá : « L’Amazonie est le vagin du monde. » Elle sait de quoi elle parle : elle est la figure de proue d’une nouvelle génération de femmes indigènes menant la lutte contre la destructio­n des forêts amazonienn­es. Cet été, le Guardian a publié son interview réalisée par V, l’auteure des Monologues du vagin, mieux connue sous sa précédente identité d’Eve Ensler. « Pour moi, développe- t- elle, la Terre est comme une grand-mère. Elle a enfanté toutes les mères du monde. La Terre est la première des femmes indépendan­tes qui a créé l’humanité. Mais les gens ne la voient le plus souvent que comme une chose. »

Fuck the algorithm. Les mots changent, disparaiss­ent, apparaisse­nt et leur modernité nourrit aussi les slogans de luttes politiques éternelles. Devant le désastre et les injustices provoqués par un algorithme mis en place hâtivement et censé aider les aspirants étudiants britanniqu­es, le gouverneme­nt Johnson a fait machine arrière, mais c’est trop tard : « Fuck the algorithm » est devenu entre- temps le mot d’ordre d’une génération qui, de Brexit en Covid, a de bonnes raisons de s’estimer lésée. D’autant que le slogan est promis, hélas, a d’innombrabl­es recyclages, selon les circonstan­ces que ne manquera pas de créer la nouvelle manie mondiale de l’algorithme qui se substitue de plus en plus souvent à la décision, voire à l’action politique.

Centibilli­onnaires. Sur le front de l’hyper-richesse aussi, on semble ressentir le besoin d’une mise à jour linguistiq­ue. Le monde a ainsi appris, stupéfait, qu’il existait un club très limité de gens tellement riches qu’on ne pouvait décemment plus les appeler des milliardai­res, un mot trop mesquin, trop petit et presque vulgaire. Eux, ce sont des « centibilli­onaires » et on en compte désormais trois spécimens sur notre planète : Jeff Bezos, Bill Gates et le petit dernier tout juste admis, Mark Zuckerberg. Un problème se pose déjà : le patron d’Amazon est dernièreme­nt devenu le premier homme de l’histoire à incarner à lui seul plus de 200 milliards de dollars de richesse. Inventera-t- on un mot suffisamme­nt éloquent pour donner tout son éclat à cette grandiose obscénité ?

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