AU NOM DU NOM
Mal nommer les objets, est- ce, comme l’écrivait Camus, ajouter au malheur du monde ? En tout cas, les nommer, c’est ajouter au monde concevable. Démonstration en quatre expressions émergentes.
Lyfe is life. La systématique est une discipline scientifique ayant pour objet d’inventorier les organismes vivants à l’aide de méthodes logiques permettant de décrire, dénombrer et organiser la gigantesque toile formée par ce que nous appelons la vie. Elle est épaulée dans cette ambition par la taxinomie qui identifie, classe et nomme ces mêmes représentants de la vie sur Terre. Elles forment sans doute la branche la plus poétique des sciences naturelles, comme le prolongement d’un songe d’enfant buñuelien qui baptise les étoiles et chaque fourmi pour s’assurer qu’elles existent.
Une chose sans nom n’existe pas ; elle ne trouve pas de place dans notre expression. La vie sur Mars existe-t- elle ? Sous forme de traces, peut- être. Mais même dans ce cas, il faudra donner à ces formes un nom et comprendre, organiser leurs rapports éventuels. Pour la lexicologie scientifique, c’est un défi entièrement neuf qui se présente et les chercheurs de la spécialité se préparent déjà à la rupture que constituerait un arbre du vivant nouveau et différent qu’il faudrait dessiner, inventorier, comprendre, cartographier. Peut- être même que ce ne sera pas un arbre, la métaphore ayant de trop manifestes racines... terrestres.
Un consensus semble s’ébaucher sur la toute première marche du dictionnaire de la vie extraterrestre : ce sera un dictionnaire de la vye. La langue de la science étant l’anglais, c’est en fait le mot « lyfe » qui connaît un vif essor dans la communauté scientifique pour désigner l’ordre éventuel d’un autre vivant qui nous entoure peut- être à l’échelle de l’univers. L’y est une torsion de poète. Il trace une faille dans nos principes et nos représentations, sans rien abandonner de l’idée. La trouvaille est élégante et facilement adaptable en français. Vye. Vyvant. Envye de vyvre !
Le vagin du monde. À propos de vie, Gustave Courbet voyait dans le vagin L’Origine du monde ; on ne s’étonnera donc pas de lire cette proposition inversée par Célia Xakriabá : « L’Amazonie est le vagin du monde. » Elle sait de quoi elle parle : elle est la figure de proue d’une nouvelle génération de femmes indigènes menant la lutte contre la destruction des forêts amazoniennes. Cet été, le Guardian a publié son interview réalisée par V, l’auteure des Monologues du vagin, mieux connue sous sa précédente identité d’Eve Ensler. « Pour moi, développe- t- elle, la Terre est comme une grand-mère. Elle a enfanté toutes les mères du monde. La Terre est la première des femmes indépendantes qui a créé l’humanité. Mais les gens ne la voient le plus souvent que comme une chose. »
Fuck the algorithm. Les mots changent, disparaissent, apparaissent et leur modernité nourrit aussi les slogans de luttes politiques éternelles. Devant le désastre et les injustices provoqués par un algorithme mis en place hâtivement et censé aider les aspirants étudiants britanniques, le gouvernement Johnson a fait machine arrière, mais c’est trop tard : « Fuck the algorithm » est devenu entre- temps le mot d’ordre d’une génération qui, de Brexit en Covid, a de bonnes raisons de s’estimer lésée. D’autant que le slogan est promis, hélas, a d’innombrables recyclages, selon les circonstances que ne manquera pas de créer la nouvelle manie mondiale de l’algorithme qui se substitue de plus en plus souvent à la décision, voire à l’action politique.
Centibillionnaires. Sur le front de l’hyper-richesse aussi, on semble ressentir le besoin d’une mise à jour linguistique. Le monde a ainsi appris, stupéfait, qu’il existait un club très limité de gens tellement riches qu’on ne pouvait décemment plus les appeler des milliardaires, un mot trop mesquin, trop petit et presque vulgaire. Eux, ce sont des « centibillionaires » et on en compte désormais trois spécimens sur notre planète : Jeff Bezos, Bill Gates et le petit dernier tout juste admis, Mark Zuckerberg. Un problème se pose déjà : le patron d’Amazon est dernièrement devenu le premier homme de l’histoire à incarner à lui seul plus de 200 milliards de dollars de richesse. Inventera-t- on un mot suffisamment éloquent pour donner tout son éclat à cette grandiose obscénité ?