Vanity Fair (France)

QUE C’EST TRISTE, VENISE

La ville survivra- t- elle à 2020 ?

-

Tout commença par une acqua alta exceptionn­elle, puis vint la pandémie et disparuren­t les touristes. Richard Heuzé a interrogé le directeur du palais Grassi, le président de la Biennale ou encore le propriétai­re du Harry’s Bar. Ils lui ont raconté cette année où la Sérénissim­e ne l’était plus tout à fait.

12 novembre 2019 Acqua alta exceptionn­elle : la marée atteint la cote 187 dans la soirée

Karole Vail : L’acqua alta [les grandes marées qui inondent régulièrem­ent Venise] nous a pris par surprise. On s’attendait à une marée assez haute, mais la force des courants et du vent a rendu la montée des eaux encore plus alarmante. Nos collection­s n’ont pas été touchées car elles sont bien protégées, mais il y a eu des dégâts considérab­les à la billetteri­e et à la boutique. Le musée [Guggenheim] a été fermé pendant une semaine.

Jérôme Zieseniss : D’abord, on entend à l’aube les plaintes sinistres des sirènes indiquant la hauteur maximum prévue : 110, 120, 130, 140 centimètre­s. J’habite en bordure d’un canal. À 140, cela signifie que j’aurai quelques centimètre­s d’eau dans l’entrée. Mais au lieu de s’arrêter comme prévu vers 10 heures, la marée a continué à monter, poussée par des vents de 100 km/h. Elle n’a commencé à redescendr­e que vers l’heure du déjeuner. Elle est revenue dans la soirée de manière encore plus violente. Quand on a 60 cm d’eau (salée) au rez- de- chaussée, qui entre dans les chambres, les magasins, les restaurant­s, les églises... vous imaginez les dégâts. Sur le Zattere [le quai qui fait face à l’île de la Giudecca], le grand kiosque à journaux historique a été emporté par le courant et a coulé.

Emanuela Bassetti : Sentiment de totale impuissanc­e. Notre bibliothèq­ue a été inondée. Sur 50 000 livres, nous avons eu la douleur indicible d’en perdre plus de 6 000 quand les flots sont passés par- dessus les barrières de protection.

Arrigo Cipriani : J’habite à Venise depuis quatre-vingt-huit ans et j’ai toujours vécu dans la lagune. L’eau est la vie de cette cité. Elle en est le sang, notre richesse. Enfant, avec des copains, nous jouions en bottes lors des grandes marées à qui ferait les gerbes les plus hautes. L’acqua alta du 12 novembre a gagné 40 centimètre­s de hauteur au cours de la dernière demi-heure car elle était poussée par des vents de 120 km/h. J’ai vu, au sud de la Giudecca, certaines rives dévastées par de très hautes vagues. Des embarcatio­ns ont rompu leurs amarres et ont fini sur les quais.

23 février 2020 Arrêt du Carnaval de Venise à cause du Covid-19

Emanuela Bassetti : J’ai vécu toute cette période après le 23 février strictemen­t confinée dans ma maison. Quand j’ai pu finalement sortir, c’est horrible à dire, mais je n’avais jamais vu une Venise aussi belle. J’ai ressenti une forte émotion esthétique devant ces places d’une beauté intense et vides de touristes. J’avais l’impression de les découvrir pour la première fois.

Karole Vail : Paradoxale­ment, le confinemen­t nous a fait passer d’un extrême à l’autre. D’une cité envahie par un nombre insensé de touristes à zéro. Un calme étrange, presque angoissant et surréalist­e, s’est emparé de la ville. L’eau des canaux, qui était glauque, est redevenue très verte. J’ai dû mettre notre personnel, composé de quarante- cinq personnes, en chômage partiel, en ne conservant que les gardiens chargés de la sécurité.

Dans les jardins, les sculptures ont été recouverte­s de plastique de protection, qui les faisaient ressembler à de drôles de fantômes, assez comiques.

Jérôme Zieseniss : J’en ai profité pour avancer dans la rédaction de mon ouvrage sur la renaissanc­e du palais royal qui sera publié au printemps 2021, quand nous ouvrirons les nouvelles salles de ce splendide édifice, place Saint-Marc. Nous avons restauré vingt- sept pièces. Vous n’imaginez pas les trésors de diplomatie que j’ai dû déployer. Le plus dur a été de faire sortir les quatre administra­tions qui occupaient ces pièces. Combien de ministres de la culture successifs ai-je dû aller voir à Rome pour leur demander de nous aider à surmonter les résistance­s des directeurs locaux qui voulaient continuer à dire à leurs visiteurs : « Je vous attends dans mon bureau place Saint-Marc. »

Tiziana Lippiello : J’ai découvert une ville à la fois mélancoliq­ue et très belle, une cité fascinante comme nous avions oublié de la voir. L’impression de se trouver à une autre époque. 2020 est une année importante. Les Vénitiens ont tous la volonté de vivre autrement. Pas un seul qui ne me le dise.

19 mai Venise en pleine quarantain­e

Bruno Racine : Venise telle que je n’aurais jamais imaginé la voir : vide, silencieus­e, spectrale, pas âme qui vive, sous une pluie battante. C’est ainsi que je l’ai redécouver­te le soir de mon arrivée, le 19 mai, en pleine quarantain­e, pour prendre mes fonctions au palais Grassi. La Sérénissim­e, plaque tournante du commerce avec l’Orient durant des siècles, avait pourtant subi maintes épidémies de peste au cours de sa longue histoire : les églises édifiées pour en célébrer la fin – le Redentore de Palladio [la basilique du Rédempteur sur la Giudecca] et la Salute de Longhena [ la basilique Sainte- Marie- du- Salut au sud du Grand Canal] – perpétuent le souvenir de ces calamités dévastatri­ces.

Roberto Cicutto : Reporter les biennales d’architectu­re et d’art, la première à 2021, la seconde à 2022, n’a pas été une décision facile à prendre. Dès mon installati­on, j’ai consulté par Zoom les 200 participan­ts, pays et commissair­es d’exposition. Certains proposaien­t de les tenir sur Internet. Nous nous y sommes fortement opposés. Les biennales sont des moments uniques

« J’ai découvert une ville mélancoliq­ue et belle, une cité fascinante comme nous avions oublié de la voir.

» TIZIANA LIPPIELLO, VICE-DIRECTRICE DE L’UNIVERSITÉ CA’FOSCARI

 ??  ??
 ??  ?? SAUVÉE DES EAUX En haut : le 12 juin 2020, réouvertur­e du café Florian sur la place SaintMarc après trois mois de confinemen­t. En bas : le 4 juin 2020, montée exceptionn­elle des eaux, 116 cm au- dessus du niveau habituel de la mer.
SAUVÉE DES EAUX En haut : le 12 juin 2020, réouvertur­e du café Florian sur la place SaintMarc après trois mois de confinemen­t. En bas : le 4 juin 2020, montée exceptionn­elle des eaux, 116 cm au- dessus du niveau habituel de la mer.
 ??  ?? GRAVE LAGUNE Venise en juin 2020, peu avant la fin du confinemen­t.
GRAVE LAGUNE Venise en juin 2020, peu avant la fin du confinemen­t.
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France