NOTRE-DAME DU GRAFFITI
Entre 2010 et 2011, deux artistes- graffeurs ont multiplié les virées nocturnes et clandestines dans un supermarché désaffecté du nord de Paris. Résultat : une cathédrale du street- art qu’Anne Hidalgo songe aujourd’hui à transformer en centre artistique. L’écrivain Philippe Vasset, qui s’y est lui- même perdu jadis, raconte ce passage de l’ombre à la lumière.
Ce jour de septembre 2019, Anne Hidalgo et son conseiller spécial Paul-David Regnier ont rendez-vous place Auguste-Baron, aux confins du XIXe arrondissement de Paris. Au- dessus de leurs têtes vrombit le périphérique et, face à eux, une petite porte métallique s’encastre dans un mur de béton nu. On ouvre. À l’intérieur, une salle plongée dans le noir. Regnier, qui a eu la bonne idée d’apporter une lampe frontale, avance en premier, suivi de l’édile dont les talons résonnent dans le vide. Il y a là une cage d’escalier et, tout en haut, un parking immense en déshérence. Dans le halo de lumière, ils sont tous deux saisis : devant eux, des dizaines d’images abstraites peintes un peu partout sur les piliers en béton comme sur le flanc de voitures abandonnées. Des explosions de rouge, des fresques pointillistes, des murs de dessins sismographiques. « C’était sidérant, se rappelle aujourd’hui Regnier, cheveux en bataille et regard pétillant. Il y a eu un moment Lascaux. »
Ce vertige archéologique, je l’avais moi- même éprouvé sept ans plus tôt. Au printemps 2012, j’écrivais un roman dont le personnage principal, un entrepreneur en religion, fondait des sectes pour gruger les gogos. Je cherchais des décors pour des scènes de rituels et j’avais repéré, porte de la Villette, ces vestiges d’un supermarché Casino planqué sous les piliers du périphérique. À plusieurs reprises, j’avais tenté d’y pénétrer mais les accès étaient murés et la zone surveillée. Un jour, la chance m’a souri : le vigile regardait ailleurs et j’ai pu passer en douce devant sa guérite, escalader en vitesse les rambardes de béton pour me faufiler par un trou du grillage. Je me suis alors retrouvé, ébahi, devant des frises sinuant jusqu’au plafond avant de découvrir, plus loin, d’immenses dessins arachnéens, ces projections de couleurs et ces fresques fabuleuses. La lumière faiblissait mais je continuais ma progression à la lueur du téléphone, montant dans les étages, redescendant dans les tréfonds du parking. C’est là, au deuxième sous- sol, que ma batterie a fini par me lâcher. Dans le noir complet, j’ai cherché à tâtons un mur pour le suivre, en espérant qu’il me ramène à la surface et non au fond d’un puits d’ascenseur...
Mon livre, La Conjuration, publié un an plus tard aux éditions Fayard, raconte cette déambulation dans la cathédrale du graffiti. Mais comme les ouvriers du Moyen Âge, ses peintres restaient anonymes. Je les ai finalement retrouvés par hasard sur les berges du canal de l’Ourcq, à moins de 500 mètres de la porte de la Villette. Une agence de publicité réalisait un documentaire sur les Magasins de Pantin, une ruine légendaire qu’elle venait de racheter pour en faire son siège et quelques traîne- savates avaient été sollicités pour témoigner de l’histoire du lieu. Je faisais partie du lot, ainsi que plusieurs graffeurs, dont deux répondaient aux pseudonymes de Lek et Sowat : les noms qui figuraient sur les murs du bâtiment abandonné. Les maîtres des fresques, c’était eux. Lek, le Parisien, est aussi grand et détendu que Sowat, le Marseillais, est ramassé et nerveux. Entre deux prises de vues, j’ai été leur dire combien j’aimais leurs oeuvres, et aussi comment je les avais découvertes. Surprise : ils connaissaient mon livre, mais ce n’est pas de cela qu’ils voulaient parler. Ce qui les intéressait, c’était de comprendre par quel moyen j’avais réussi à entrer dans ce lieu...
Cette obsession des friches et des zones inaccessibles place Lek et Sowat à part dans la communauté du graffiti. Leur style de peinture, tout en constructions géométriques et entrelacs de lignes anguleuses, semble dévorer les murs comme une vigne abstraite. Pas de personnages stylisés ni de lettrages surdimensionnés comme on a l’habitude d’en voir. Les deux hommes s’inspirent davantage du travail de Jacskon Pollock ou de Hans Hartung. « Pour moi, ce n’était pas du graff, m’a confié un jour l’ex- graffeur Karim Boukercha, auteur de la bible de l’art urbain, Descente interdite (Gallimard, 2011). Il y a trente ans, quand je voyais un mur de Lek, direct, je passais mon chemin. »
L’alerte Space Invader
E n septembre 2010, Lek remarque les ruines du supermarché Casino de la porte de la Villette où il venait, gamin, faire des courses avec ses parents. Le bâtiment, qui appartient à la ville de Paris, reste inoccupé, porte close, fenêtres murées. Lek s’introduit donc non par le parking, comme je le ferai deux ans plus tard, mais par une voie ferrée désaffectée qui longe l’arrière du site. À l’intérieur, il n’en croit pas ses yeux : les murs sont vierges de la moindre inscription. Avec son complice Sowat, ils décident d’en faire leur « mausolée » et de tout repeindre du sol au plafond.
Pendant huit mois, d’octobre 2010 à juin 2011, ils gardent le secret, rasent les murs et passent l’essentiel de leur temps dans ce lieu immense. Pour éviter de transporter leurs collections de
En septembre 2019, Anne Hidalgo découvre ces dizaines de fresques pointillistes, ces murs couverts de dessins sismographiques : « Il y a eu un moment Lascaux », se souvient un conseiller.
Une vidéo YouTube fait soudain connaître cette friche du graffiti. Un de mes fils me lance : « C’est mieux que les lieux obscurs sur lesquels tu écris. »
bombes, de seaux de peintures et d’outils, ils cachent le matériel dans le coffre d’une voiture abandonnée. Sans musique, pour éviter d’attirer les vigiles, les deux hommes commencent par le premier étage du parking, suivant les courbes des murs qui s’enroulent autour de la rampe centrale. L’hiver, dans les grandes salles gelées, ils doivent peindre avec des gants pour éviter d’attraper l’onglée, cet engourdissement de l’extrémité des doigts par grand froid. Chaque jour est un nouveau sursis : il faut esquiver les rondes des vigiles, mais aussi prier pour ne pas croiser des squatteurs. Le supermarché est un site de campement connu, plusieurs salles ont visiblement été habitées : elles sont jonchées de matelas en désordre, de piles de vêtements usagés et d’emballages en tout genre.
La véritable menace, pour Lek & Sowat, ce sont les autres graffeurs. Qu’un seul d’entre eux s’avise de peindre sur les flancs du supermarché, et les services de la mairie, alertés, viendront barrer l’accès du site. L’apparition, au printemps, d’une composition du célèbre Space Invader, qui dessine avec des carreaux de céramique des personnages du jeu vidéo du même nom, leur donne des sueurs froides. Chaque matin, ils craignent de découvrir leur ouvrage recouvert de dessins exécutés à la va-vite par leurs congénères.
Début 2011, ils finissent par prendre les devants en invitant les graffeurs qu’ils aiment et qui les ont inspirés : JayOne, O’clock, Bom. k et les DMV, Smo, Fléo, pour n’en citer que quelques-uns. À chacun, ils donnent rendez-vous dans un café de la porte de la Villette avant de les emmener le long des voies désaffectées de la petite ceinture jusqu’à un cul- de- sac peu engageant. Derrière, les artistes découvrent, ébahis, le paradis du graffiti : cinq mille mètres carrés de surface, des sous- sols jusqu’aux anciens rayons en passant par les réserves. Au printemps 2011, le puits d’aération, un mur circulaire de quinze mètres de hauteur, est ainsi recouvert d’une danse macabre peinte avec Dem189 et Seth où s’agitent des représentations des prêtres de toutes les religions...
Ce bonheur ne dure que quelques mois : à l’été 2011, les vigiles se font plus présents et les accès sont murés les uns après les autres. Alors Lek & Sowat décident de monter une dernière expédition : ils grimpent sur le toit du bâtiment, armés d’extincteurs remplis de peinture, et, puisque le temps presse, ils dessinent des croix, rouges, bleues et noires, hautes de cinq mètres. On peut encore les voir au- dessus des rambardes du périphérique extérieur quand on roule entre porte de la Villette et porte d’Aubervilliers. Les huit années suivantes, rien ne va bouger dans le bâtiment : protégé par une coque de parpaing édifiée par la ville de Paris, le mausolée va rester à l’abri des regards. Seuls les rats et quelques rôdeurs dans mon genre auront la chance de contempler les fresques. À l’extérieur, en revanche, le lieu va peu à peu devenir un mythe. Dans la communauté du graffiti d’abord, par le biais d’un livre à tirage limité, Mausolée (Alternatives, 2012), où Lek et Sowat font le récit de leur aventure et publient les premières photographies du lieu. Puis à l’automne 2012, quand mon roman diffuse l’histoire au- delà du cercle des passionnés. Mais c’est surtout un petit film de sept minutes, confectionné par Lek & Sowat et mis en ligne sur YouTube, qui popularise le projet avec plus de 200 000 vues. Très vite, des petits malins se mettent à vendre pour plusieurs centaines d’euros des visites guidées de l’ancien supermarché sur les réseaux sociaux. Des aigrefins vont jusqu’à voler la porte d’une carcasse de voiture peinte par Lek & Sowat pour la revendre à des collectionneurs. En décembre 2018, le duo d’explorateurs urbains Hit The Road, connu pour ses spectaculaires ascensions clandestines de la Tour Eiffel, se filme en train de descendre en rappel à l’intérieur du bâtiment. Succès immédiat sur les réseaux sociaux et dans les cours des collèges. Sans savoir que j’y suis entré six ans auparavant, un de mes fils me montre la vidéo sur son téléphone portable et me lance : « Franchement, c’est mieux que les lieux obscurs sur lesquels tu écris. » Apocalypse dans Paris confiné L e mythe ne cesse de grandir jusqu’à ce jour de septembre 2019 où le téléphone portable de Sowat résonne dans sa poche. « Bonjour, c’est Paul-David Regnier, du cabinet d’Anne Hidalgo. » Il vient de visiter le site avec la maire de Paris. « Ça fait dix ans qu’on attend ce coup de fil, répond Sowat. On se voit quand ? » La rencontre a lieu peu après dans le grand bureau du conseiller spécial, diplômé de Saint- Cyr et passé par le renseignement militaire avant de travailler pour le PDG de Total Christophe de Margerie, mort en 2014. Aux murs, des dizaines de dessins, toiles, gravures témoignent de sa passion pour l’art contemporain. Il explique à Lek et Sowat qu’à l’orée de l’hiver, la ville doit trouver des locaux pour accueillir la centaine de sans- abri qui dorment dans les rues de Paris. L’ex- supermarché constituerait un site idéal : il pourrait être reconverti en centre d’accueil comme l’avaient été, en 2016, les anciens entrepôts Dubois de la SNCF, porte de la Chapelle. Problème : le mausolée n’est pas un site comme les autres. « Il y a là des oeuvres qui vous appartiennent », dit Paul-David Régnier aux deux graffeurs. Que faire ? La mairie ne peut pas sauvegarder tout le site, mais elle veut préserver les fresques.
Lek et Sowat ressortent électrisés du rendez-vous : ils doivent trouver une solution pour sauver leur oeuvre. Ils sollicitent plusieurs musées, dont le Centre Pompidou, qui a déjà
fait l’acquisition d’une de leurs réalisations, mais c’est le musée d’art contemporain de Marseille, le seul en France à disposer d’un fonds dédié au graffiti, qui réagit le plus vite. Deux conservatrices sont dépêchées en urgence à Paris. Une visite est organisée fin octobre 2019, afin de voir si des pièces peuvent être prélevées. Je m’arrange pour faire partie de l’expédition et, sept ans plus tard, me voici à nouveau porte de la Villette, sous les arches du périphérique. Mais cette fois, plus question d’effraction : c’est une fonctionnaire de Paris Habitat qui nous accueille. Derrière elle, une noria d’ingénieurs en bâtiments s’active pour tester la solidité de la structure en vue de son aménagement. Au milieu des bruits de perceuses, Lek et Sowat mènent la visite, s’arrêtant ici devant une carcasse de voiture intégralement peinte, plus loin devant une porte coulissante recouverte d’une fresque. Le plus étrange, c’est de redécouvrir la majorité des oeuvres intactes. Quelques compositions ont bien été taguées, mais l’essentiel a été préservé, comme si les rares visiteurs n’avaient pas osé les souiller.
Paul-David Regnier ne reste pas inactif. Il parle du lieu à son ami Jérôme de Noirmont, galeriste- star reconverti dans la production d’oeuvres monumentales in situ, telles l’installation d’Éva Jospin dans la cour carrée du Louvre ou le bouquet de Jeff Koons devant le palais de Tokyo. Regnier met également sur le dossier les fonds d’arts municipaux, ainsi que diverses institutions artistiques rattachées à la mairie. Mais l’incongruité de l’entreprise suscite des résistances au sein des services. Pourquoi accorder autant d’importance à des graffitis ? se demandent les uns. Pourquoi prendre autant de précautions avant de réquisitionner un lieu qui appartient déjà à la ville ? s’agacent les autres.
De ces atermoiements va paradoxalement venir le salut du mausolée : au début du mois de décembre 2019, les services de la ville de Paris finissent par juger trop complexe la transformation express de l’ancien supermarché en centre d’accueil. Les travaux sont trop chers, trop longs. L’équipe d’Anne Hidalgo entre en campagne électorale et la sauvegarde des trésors de l’art urbain n’est plus du tout sa priorité. L’épisode a cependant convaincu les conseillers de la maire de la qualité du mausolée et de la nécessité de le mettre en valeur en l’ouvrant d’abord au public pour quelques jours puis, à terme, en le convertissant en centre artistique d’un nouveau genre.
Pendant quatre mois, la pandémie de Covid-19 gèle tout projet. Dans Paris confiné, les abords du mausolée ressemblent à une scène d’apocalypse : des centaines de SDF campent sur les trottoirs autour du supermarché abandonné, attendant les distributions alimentaires. Les bagarres sont fréquentes et débordent sur la chaussée désertée.
Puis la vie repart et, avec elle, la politique. Réélue, Anne Hidalgo recompose une équipe pour reprendre les dossiers de l’ancienne administration et statuer définitivement sur l’avenir du mausolée. Le temps bureaucratique est lent comparé à l’urgence du graffiti. Mais parfois, petit miracle, les deux temporalités convergent. Au moment même où la mairie tente de sauvegarder le supermarché, la RATP et un groupe de BTP ont invité les graffeurs à descendre dans les galeries d’extension de la ligne 14 du métro pour peindre une fresque sur un mur de dix mètres de haut. Et le 20 juillet, lorsque l’énorme tunnelier est arrivé au terme de son trajet, il a symboliquement crevé, sous les applaudissements, l’oeuvre des artistes, comme si ce n’était qu’un écran de papier. On espère un meilleur sort au mausolée.