Vanity Fair (France)

UN HOMME À ABATTRE

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Il a remporté l’équivalent de « Loft Story » avant de devenir l’un des députés de gauche les plus populaires du Brésil. Jean Wyllys, métis et gay, ne pouvait donc qu’horripiler le président Jair Bolsonaro. Menacé de mort, il a fini par quitter le pays. Véronique Mortaigne l’a retrouvé entre deux avions pour lui faire raconter sa vie d’errance.

Q« Mon père noir, alcoolique, au chômage, était quand même au-dessus de ma mère, blanche mais femme, et moi encore en dessous car j’étais gay. » JEAN WYLLYS

uand Jean Wyllys s’envole vers l’Europe à la fin du mois de décembre 2018, c’est officielle­ment pour profiter des vacances parlementa­ires. Destinatio­n Madrid. À cet instant, l’escorte policière qui accompagne le jeune député de Rio pourrait nourrir des soupçons. Pourquoi ces trois grosses valises pour un court séjour touristiqu­e ? Pourquoi a-t-il tant pleuré en quittant sa mère, ses frères et soeurs ? Pourquoi s’est-il effondré la semaine précédente dans les bras de sa cheffe de cabinet ? Mais le doute n’entre pas dans les compétence­s des trois policiers chargés de le protéger. Six mois plus tôt, l’une de ses amies, Marielle Franco, militante LGBT et conseillèr­e municipale de Rio, a été sauvagemen­t assassinée. La menace est là, chaque jour plus présente, plus intime aussi. Dans la rue, Jean Wyllys se fait parfois bousculer, traiter de « pédé ». Alors quand il embarque pour l’Europe, il a le coeur serré. Il sait qu’il ne reviendra pas – pas tout de suite. Et quitter le pays, pour un Brésilien normalemen­t constitué, est un déchiremen­t, une désertion, comme si un gardien de but quittait le terrain en plein match.

Les semaines suivantes, le voilà à Madrid. Le ciel est sombre, il fait un froid de gueux. Élu député pour la troisième fois consécutiv­e, il a observé la flambée de violences qui a suivi l’élection de ce président d’extrême droite, outrancier et vulgaire, Jair Bolsonaro, notamment contre les gays et les transsexue­ls. Le 20 janvier, près de São Paulo, un fanatique a tué puis arraché le coeur d’une trans de 35 ans pour y placer une image pieuse. Wyllys finit par donner des nouvelles sur Twitter : « Préserver une vie menacée est aussi une stratégie de lutte vers des jours meilleurs. » À l’occasion d’un entretien téléphoniq­ue avec le quotidien Folha de São Paulo, il confirme son exil et indique renoncer à son mandat. La famille Bolsonaro, le père et ses trois fils (versés eux aussi dans la politique), applaudit avec ironie la décision sur les réseaux sociaux : « Bon débarras. »

Ce départ rappelle les années noires de la dictature militaire instituée en 1964, quand opposants politiques, artistes, professeur­s, scientifiq­ues fuyaient clandestin­ement le Brésil. En 2019, avec le retour de la droite fasciste et nationalis­te au pouvoir, ils sont une poignée à partir, de leur plein gré et par répugnance face à un gouverneme­nt où figurent de nombreux généraux qui ne jurent que par la Bible, affirme que les filles doivent s’habiller en rose et les garçons en bleu, qui soutient accessoire­ment que la terre est plate et que le national- socialisme est un modèle culturel. Surnommé « o mito » (le mythe) par ses partisans, l’ex- capitaine Bolsonaro promet qu’avec lui « les Indiens n’auront plus un centimètre carré de terre » et affirme « préférer que son fils meure dans un accident de voiture plutôt qu’il soit homosexuel ».

Pleurer pour se laver l’âme

Nous sommes en janvier 2020. Jean Wyllys est en exil depuis un an. Le Brésil n’a pas encore été frappé par le coronaviru­s (et par l’incurie de son président). Il n’est pas question de songer à un nouvel ordre mondial. Je veux comprendre ce que signifie l’exil volontaire pour un activiste politique. Se serait-il trompé en pensant que sa parole pourrait porter de l’étranger ? Je cherche un temps Jean Wyllys, qui passe de pays en pays, donne des conférence­s mais pas son adresse. On finit par me transmettr­e son numéro et, par WhatsApp, nous prenons rendez-vous à Berlin. Hélas, il doit repartir à Boston. Là, il a un créneau de quelques jours à Barcelone. Rendez-vous à la Rambla del Raval, à ne pas confondre avec celle des touristes, tout près, mais si lointaine, devant « el gato gordo », le gros chat rond sculpté par l’artiste colombien, ô combien voyageur, Fernando Botero. « J’aime le Raval, parce que c’est un quartier mélangé, populaire, malgré la gentrifica­tion », me dit-il d’emblée, lui qui appartient au peuple « moreno » , métis, celui du Nordeste du Brésil, mix d’Africains, d’Indiens, d’Européens. « En Europe, on me prend pour un Arabe, ce qui n’est pas toujours confortabl­e. » Il avoue ne plus très bien savoir où il habite. Surprise : j’avais gardé en tête l’image de ce député portant la contestati­on au parlement brésilien avec ostentatio­n, cheveux longs, barbichett­e, chemise blanche sous un costume impeccable, agrémenté d’un châle de laine rouge écarlate jeté sur les épaules – « communiste », disaient ses ennemis. Aujourd’hui, il se fond dans le paysage catalan : cheveux ras, jeans et blouson de cuir acheté à Berlin, dans une friperie du quartier de Kreuzberg, et constellé d’écussons rock, dont un « wild » , avec un W comme Wyllys.

L’exil est un trauma ? « Qu’est- ce que vous imaginez ? répond-il, en citant Victor Hugo. “L’exil est une longue insomnie.” Il remet en question la condition de citoyen de droit. Je n’ai aucune certitude sur ma vie. J’ai un visa d’étudiant qui va expirer... » Il n’a pas encore demandé l’asile politique, afin, dit-il, de pouvoir rentrer au Brésil si nécessaire, de circuler librement aux États-Unis. Il m’explique tout cela en sortant d’une pharmacie, où il vient d’acheter une gaze pour panser une profonde coupure à la main survenue le soir du réveillon. Ici, quand on lui parle en catalan ou en castillan, il répond dans un parfait portugnol (portugais- espagnol). « C’est cela aussi, l’exil : être chaque jour confronté à une langue qui n’est pas la vôtre. »

Jean Wyllys est né sous les tropiques, il n’est pas « équipé pour affronter les températur­es de Boston » (où il est professeur associé de l’université Harvard et poursuit ses recherches sur les fake news). C’en est presque inhumain. Sur sa vie présente, il est d’une discrétion d’acier. Aurait-il peur ? Oui. Il y a des tueurs dans le monde entier, les menaces prolifèren­t sur les réseaux sociaux. « Je fais attention, très attention. Je suis prudent. Exilé, on devient une personne radioactiv­e. » Quand il a donné sa première conférence à Harvard en septembre 2019, le compte Facebook de l’université a reçu d’innombrabl­es messages de haine.

S’il déclenche ces réactions, c’est qu’il coche, dit-il, toutes les cases du bannisseme­nt : famille pauvre, venue du Nordeste comme l’ancien président Lula, métis (donc, selon les critères brésiliens, noir) et gay assumé. « Ce qui pose problème aux élites blanches et aux conservate­urs, c’est que j’ai réussi : je suis devenu professeur d’université, j’ai porté le combat LGBT et la convergenc­e des luttes. Pire, je suis extrêmemen­t populaire, et personne n’a réussi à planquer Jean Wyllys sous une toile cirée, dit-il en parlant de lui à la troisième personne. Mais il y a une violence héritée de la colonisati­on. Des esclaves aiment leurs chaînes,

mais en vérité le monde est à nous, si on s’en rend compte. » Quand il a du vague à l’âme, il écoute de la musique. Il dessine aussi, « pour dire l’indicible ». « Je me sens seule, mais j’ai toujours été seule. » Le voici récitant la chanson Mutante, de Rita Lee, la grande rockeuse brésilienn­e. La voix s’étrangle, les yeux s’embuent. Les paroles disent : « Quand je me sens un peu rejetée/ j’ai la gorge nouée/ je pleure jusqu’à laver mon âme de toute douleur/ puis je tourne la page comme une mutante/ au fond, toujours seule, suivant mon chemin. » Il poursuit : « Qu’est- ce que vous croyez ? Certes, je suis un homme politique, mais en premier lieu un homme. D’ailleurs, les gays se sentent toujours seuls. Parce qu’ils sont différents. Jusqu’à ce qu’on découvre la communauté, on est seul. »

Star de téléréalit­é

J ean Wyllys de Matos Santos est né le 10 mars 1974 à Alagoinhas, ville de 150 000 habitants à 90 kilomètres au nord de Salvador de Bahia. Il aurait pu s’appeler João, comme beaucoup d’hommes au Brésil, mais une de ses tantes, employée de maison, lit des romans-photos et le héros de son opuscule préféré, un grand blond, se nomme Jean-Philippe. Il échappe à Philippe, mais rejoint la cohorte des Brésiliens dont le prénom a été puisé dans l’actualité ou dans les lubies de leur entourage – on ne compte plus les Kennedy (pour le président américain), Eliseu (pour la Bible), Itau (le nom d’une grande banque) et même Kylian (Mbappé). Son patronyme, « Wyllys », a aussi une histoire : son père, José Dias dos Santos, fut un temps peintre automobile et adorait les luxueuses berlines Willys Aero. « À ma naissance, il a décidé de maintenir son rêve de carrosseri­e, en me donnant le nom de Willys, avec un “y” de plus », m’explique- t-il. Dans son dernier livre, Que sera ? publié par la Companhia das Letras en 2019, il dit aussi : « Cet homme semi-analphabèt­e se remplissai­t ainsi de “y”. »

Il a grandi dans une famille nombreuse du quartier populaire de Baixa da Candeia. Maison de terre battue, pas d’eau courante, pas de toilettes, pas d’électricit­é... Au dîner, de la farine de manioc avec parfois du café – un luxe ! Sa mère, lavandière, donne un conseil à ses enfants : « Dormez, la faim se dissout dans le corps. » Le gosse apprend les règles de vie de la « périphérie », terme employé pour désigner les favelas de bord de ville, territoire­s où les problèmes se superposen­t et se hiérarchis­ent : « Mon père noir, alcoolique, au chômage, était quand même au- dessus de ma mère, blanche mais femme, et moi encore en dessous car j’étais gay. » À 10 ans, il doit travailler, vend des barbes à papa dans la rue. Une de ses soeurs meurt de la fièvre typhoïde. Sa mère se passionne pour les telenovela­s, les feuilleton­s télé qu’elle regarde chez un voisin, qui a placé un plastique bleu devant la télévision en noir et blanc pour mettre de la couleur. Le gosse se fait traiter de « pédé » à 6 ans par le patron de l’épicerie qui le trouve efféminé. Il regarde les lumières au loin en pensant que ce sont celles de la capitale, Salvador de Bahia, et découvre plus tard que ce sont celles d’une usine de savon. Bon élève et rêveur, il a une ambition : prouver que naître dans une favela ne marque personne au fer rouge.

Dans les années 1970, la dictature militaire s’épanouit sous la férule du sombre général Geisel. La censure s’active, et dans les quartiers supposés durs, les escadrons de la mort mettent la population sous surveillan­ce. Déjà circule un slogan dévastateu­r : « Un bon bandit est un bandit mort », mantra repris par la frange dure de la police militaire sous Lula et aujourd’hui utilisé par le gouverneur de l’État de Rio, Wilson Witzel (destitué le 28 août pour des malversati­ons dans la gestion de la crise du Covid-19).

Jean Wyllys échappe à sa condition initiale grâce à la théologie de la libération. « L’Église m’a sauvé. Elle a complété l’éducation

défaillant­e de l’école publique dans une optique très marxiste, mais j’en ai aussi hérité beaucoup de culpabilit­é sur ma sexualité. » Poussé par « la commission pastorale » locale, le jeune homme passe son bac, part en internat où il étudie l’informatiq­ue, devient programmat­eur à l’hôpital portugais de Salvador de Bahia. Nous sommes en pleine épidémie de sida. Les gays tombent comme des mouches. « Je me suis alors mis au service de la cause », dit-il. Il obtient un master de communicat­ion et de journalism­e, écrit dans un journal local, enseigne. En 2004, il a 30 ans. Être homo dans les quartiers chics est une chose ; dans les quartiers pauvres, une autre. Et ce n’est pas parce que les pires machos se déguisent en femmes pendant le carnaval que les préjugés ne s’abattent pas sur les gays, jusqu’à l’étouffemen­t. De quoi parlent alors les élèves de Jean Wyllys ? De « BBB », « Big Brother Brasil », l’équivalent du « Loft Story » français.

Le prof est « peuple ». Contrairem­ent aux gens de gauche qui méprisent la consommati­on de masse, il veut évaluer cette culture par son contenu politique. Il s’inscrit aux pré- sélections du BBB, doté d’un prix de 1 million de reais (un peu plus de 320 000 euros à l’époque). « Je ne suis pas beau au sens de l’esthétique consacrée de la margarine et des savonnette­s, explique- t-il. J’étais gay assumé, un militant anti- sida. Je me suis présenté tel quel, ils m’ont choisi. » Plus qu’une quête de notoriété, il revendique « une curiosité académique ». « Je voulais connaître les ressorts de ce Big Brother Brazil qui a des ingrédient­s narratifs très particulie­rs. Ma présence a politisé l’émission et créé un débat national. Je suis devenu célèbre dans le sens contempora­in de l’histoire. Ce n’est pas du cabotinage. »

La chaîne TV Globo, machine à fabriquer les feuilleton­s, les novelas de vingt heures, est un empire, et « BBB » affiche alors une audience de quarante- cinq millions de téléspecta­teurs chaque soir. Très à l’aise, Jean Wyllys joue le jeu, distribue des bisous aux filles moulées dans des shorts, confesse ses états d’âme, soutient la dépression de ses camarades confinés volontaire­s. Petites lunettes d’intello, polo strict, médaille de Saint-Georges au cou, il cuisine en direct et met les pieds dans le plat : oui, il est homosexuel. Plébiscité par le vote du public, il gagne devant une top-modèle confirmée, soulignant ainsi les contradict­ions d’un pays qu’il définit comme « profondéme­nt homophobe ».

Grâce à la récompense, il achète une maison à sa mère, un appartemen­t à sa soeur, et un autre pour lui, à Copacabana. Puis disparaît, tournant le dos « au cirque médiatique et aux revues à sensation ». Il dit : « Je me suis retiré de cette scène, pour remettre ma vie dans ses axes, ceux qu’elle avait avant. » Pendant cinq ans, il redevient journalist­e, co-anime une émission du matin, avec recettes de cuisine et infos. Il fait de la radio, pige pour G Magazine, un mensuel gay « où il y a toujours un homme nu en couverture ».

Le « kit gay » de la droite évangéliqu­e

Après un retour à l’université, des compagnons de lutte et des amis proches de la gauche radicale brésilienn­e l’amènent à la politique – il a un discours, il est célèbre. Gagner Big Brother peut aider pour une élection ? « Ça dépend des compétence­s, nuance- t-il. Quand je suis arrivé au parlement en 2011, j’étais connu dans le Brésil entier, Bolsonaro, non. C’était un candidat de paroisse, médiocre, qui avait eu son heure de gloire à Rio pour avoir trempé dans un projet d’attentat le jour de la fête du travail en 1981. Il avait été écarté de l’armée pour cela. » Au congrès, le petit capitaine Bolsonaro représente alors les intérêts du « bas clergé » et des subalterne­s des forces armées. On le prend pour un clown, un énergumène qui débite des horreurs sur les gays. « Alors, évidemment, il n’a pas supporté que je bénéficie des mêmes prérogativ­es que lui, poursuit Wyllys. Surtout, j’ai démontré que je ne jouais pas au député, que j’étais un député sérieux. »

Les églises néo-pentecôtis­tes, très riches, très puissantes, entretienn­ent la controvers­e. « Ce n’est pas idéologiqu­e seulement, ces églises au Brésil ont beaucoup d’argent. Les dénoncer, c’est menacer leur patrimoine. » Dilma Rousseff est élue en 2011. Le ministère de l’éducation lance la campagne « École sans homophobie ». Jean, fraîchemen­t élu député, y participe. Les évangéliqu­es montent au créneau, détournant des documents pédagogiqu­es conçus pour lutter contre les méfaits de la drogue chez les transsexue­ls et fourrant le tout dans un pseudo « kit gay », destiné à « homosexual­iser les écoles ». Bolsonaro en attribue la paternité à Jean Wyllys. « C’était un mensonge. La presse parlementa­ire le savait, mais n’a rien dit, car leur intérêt était de déstabilis­er le gouverneme­nt. Même les journalist­es les plus honnêtes ont laissé se développer une panique morale autour

En pleine campagne électorale, on verra Bolsonaro brandir un exemplaire du Guide du zizi sexuel de Titeuf, qualifié de « porte ouverte à la pédophilie ».

de l’opération Escola sem homofobia. Dilma a reculé. » La présidente a des problèmes : sa base parlementa­ire doit composer avec le centre droit, mais aussi avec une mosaïque de micro-partis à l’idéologie fluctuante et notoiremen­t corrompus, le fameux « bas clergé ». Dilma Rousseff, qui subit les effets de la crise financière de 2008, n’a ni l’habileté politique ni le charisme de son prédécesse­ur, Lula. Le « kit gay » va fourbir les armes de Bolsonaro, que l’on verra, en pleine campagne électorale de 2018, brandir un exemplaire du Guide du zizi sexuel de Titeuf, mis dans le même sac et qualifié de « porte ouverte à la pédophilie ».

La balle, le boeuf et la Bible

Entre le clan Bolsonaro et Jean Wyllys, la guerre est déclarée. Le 17 avril 2016, les 513 députés doivent voter pour ou contre l’ « impeachmen­t » de la présidente Dilma Rousseff accusée, non pas de corruption, mais de cavalerie comptable sur les lignes budgétaire­s de l’État. Pas de débat, une litanie de votes positifs ponctués de déclaratio­ns mi-mafieuses mi-religieuse­s, parfois haineuses : « Pour la famille », « pour Dieu ». 367 députés mettent la première femme présidente du Brésil au rencard. Bolsonaro abdique toute bienséance : au moment de se prononcer pour la destitutio­n, il rend hommage au colonel Brilhante Ustra, qui fut, pendant la dictature, le tortionnai­re de la même Dilma, alors jeune militante d’extrême gauche.

Jean Wyllys se décompose. Puis, encore KO, tempête au micro : « Au nom des droits de la population LGBT, du peuple noir exterminé dans les périphérie­s, des travailleu­rs de la culture, des sans- toit, des sans- terre, je vote non au coup d’État. » La télévision retransmet la session en direct. À la pause, on entend Bolsonaro maugréer pendant que Wyllys se retourne à la vitesse de l’éclair et lui crache à la figure. Il sera sanctionné, légèrement. Bolsonaro, raconte Jean Wyllys, s’était approché sourire aux lèvres, singeant la féminité supposée des pédés et murmurant « Ciao querida ! Ciao amor ! » en référence à la présidente. « Mais surtout, précise- t-il, entendre ce type féliciter le colonel qui mettait des rats dans les vagins des femmes pour les torturer, je n’invente pas, c’est dans le rapport de la commission nationale de la vérité, m’était humainemen­t insupporta­ble. »

Michel Temer, le vice-président, prend les rênes du pays. « Temer, le traître, arrivé là pour aligner la politique brésilienn­e sur celle des États-Unis, privatiser les entreprise­s, détruire l’État. » Si Jair Bolsonaro a gagné l’élection, analyse Jean Wyllys aujourd’hui, c’est parce que les « forces réactionna­ires » ont profité de la somnolence de la gauche, paralysée par l’incarcérat­ion de son leader, Lula, pour s’organiser efficaceme­nt par capillarit­é à partir de trois bancadas, sorte de congloméra­ts de députés représenta­nts des intérêts convergent­s : celle de la Bala (la balle) – fabricants d’armes, miliciens, paramilita­ires, forces armées... – ; le Boi (le boeuf) – les barons de l’agroalimen­taire et leurs hommes de main – ; la Biblia (Bible) – les catholique­s ultra- conservate­urs, les Évangéliqu­es omniprésen­ts « avec leurs Églises qui servent de blanchimen­t pour le crime organisé ».

La campagne pour la présidenti­elle vire au cauchemar. La diffamatio­n est un art ; WhatsApp est, au Brésil, son bras armé. Le chanteur Caetano Veloso est accusé de pédophilie pour avoir épousé Paula Lavigne quand elle avait 17 ans et lui plus de 40. Ils portent plainte et gagnent. Une exposition consacrée à la culture queer dans l’art contempora­in brésilien est fermée. Jean Wyllys est ciblé de toutes parts. « Dans le pays entier, il y avait des candidats du PSL, le parti de Bolsonaro, qui ont fait campagne en me prenant comme marqueur. J’incarnais ce que le militant de l’alt- right américaine Steve Banon a défini ainsi : “Vous n’avez pas besoin de diffamer un parti ou un peuple. Vous avez besoin d’identifier un seul ennemi et de le construire comme un monstre pour soumettre tout un électorat.” Et moi, j’étais le métis pédé qui défendait la légalisati­on du cannabis, celle de l’avortement... »

Le 14 mars 2018, Marielle Franco, conseillèr­e municipale de Rio téléphone à sa femme – le mariage gay est reconnu au Brésil

« Le fond du problème, c’est qu’il y a une haine, une jalousie incroyable : le fils de la bonne ne peut pas aller à l’université. » JEAN WYLLYS

depuis 2013 grâce, notamment, au travail parlementa­ire de Jean Wyllys. Elle est en retard. Elle vient de quitter une rencontre de femmes noires dans le quartier de Lapa. « On mange quoi ? Ma fille va bien ? Oui, ces femmes étaient géniales, à tout de suite. » Elle n’arrivera jamais, fauchée par treize balles tirées par des paramilita­ires, dont la proximité avec la famille Bolsonaro a été ensuite démontrée par les enquêteurs. Des balles pour son assistante, miraculée, pour son chauffeur, mort, quatre pour elle, en pleine tête.

Cheveux déliés, sourire solaire, Marielle Franco menait campagne contre les violences policières dans les favelas. Le lendemain de son assassinat, des milliers de femmes noires sortent dans la rue. L’une crie : « Marielle », la foule reprend en choeur « Présente ». Contre toute attente, Marielle Franco devient une icône brésilienn­e, jusqu’à Paris, où Anne Hidalgo nomme un square en son hommage, entre la gare de l’Est et la gare du Nord.

« Marielle était mon amie, elle exprimait à l’échelon municipal ce que je disais nationalem­ent », explique Jean Wyllys. Immédiatem­ent, l’extrême droite brésilienn­e accuse Marielle Franco d’avoir frayé avec des narco- trafiquant­s. Son ami monte au créneau. « Tirer sur elle une rafale de treize balles ne leur avait pas suffi, se rappelle- t-il. Ils voulaient aussi refaire l’histoire, l’en effacer, la défigurer. Parce que le fond du problème, c’est qu’il y a une haine, une jalousie incroyable : le fils de la bonne ne peut pas aller à l’université. »

Après ce crime, Jean Wyllys obtient (enfin) une protection policière. Réponse de ses ennemis : « Te tuer serait un cadeau. Tu peux bien être protégé parce que tu es député, mais ta famille ne l’est pas. » « Rien que d’en parler aujourd’hui me panique », me confie- t-il. Un jour, il s’en ouvre à l’ex-président uruguayen, Pepe Mujica, dans sa ferme des environs de Montevideo. Dix heures du matin, odeur de café, de terre mouillée. Le patriarche débonnaire, ex- guérillero Tupamaros, sort une bouteille de whisky. La conversati­on dure jusqu’au soir. L’ancien président conclut : « Attention à toi. Les martyrs ne sont pas des héros. » Quelques mois plus tard, Jean Wyllys demande à rencontrer la présidente déchue Dilma Rousseff. C’est « une femme dure, très peu affective » dans ses relations personnell­es « comme tous ceux qui sont passés par la torture et la prison ». Ils dînent dans un restaurant japonais de Rio. Il la serre dans ses bras. Elle lui dit : « Jean, je t’aime beaucoup. Le bouillon va s’épaissir. Tu es une cible. Tu devrais partir. Il est important que tu restes en vie. »

Conversati­ons secrètes

Àl’époque, Jean Wyllys ne dort plus, prend des médicament­s, dépérit. Vivre sous escorte est pesant : rien n’est normal, la plage de Copacabana, si proche, est un territoire interdit, tout comme les bars, les copains, et il faut, en plus, se méfier des hommes censés assurer votre sécurité. La goutte d’eau qui fait déborder le vase, c’est une « lune rouge », une éclipse qui attire la foule sur le bord de mer. Lui doit rester bouclé dans son appartemen­t, parce que « ses » policiers sont tombés en panne de voiture, et qu’il est alors impensable de sortir sans eux.

Après son exil en décembre 2018, Jean Wyllys est accusé d’avoir vendu son mandat à son suppléant, David Miranda, un garçon issu des favelas comme lui et marié au journalist­e Glenn Greenwald, l’un des fondateurs de The Intercept, site d’investigat­ion apparu après le scandale des écoutes de la National Security Agency (NSA) dévoilé par Edward Snowden. Glenn, citoyen américain, est resté au Brésil, en famille, avec les deux enfants qu’il élève au côté de David Miranda. Tous sous protection policière et menacés de mort. C’est The Intercept Brazil qui dévoile, en juin 2019, les conversati­ons secrètes entre le juge Sergio Moro et le procureur de la République Deltan Dallagnol, complotant, en ignorant la séparation des pouvoirs, pour s’assurer de la condamnati­on de Lula. Le site a aussi révélé des liens entre les miliciens soupçonnés du meurtre de Marielle avec Carlos Bolsonaro et les faits de corruption qui cernent désormais les trois fils du président.

Avec son statut d’élu de la nation, son 1,2 million d’abonnés sur Facebook, presque autant sur Twitter et Instagram, fallait-il que Jean Wyllys s’en aille ? Au Brésil, les réactions sont mitigées. À Rio, ses électeurs se sentent orphelins. La sphère bolsonaris­te, elle, l’accuse d’avoir menti en préparant son départ de longue date. À preuve : la bourse qu’il a immédiatem­ent reçue de la Fondation Rosa-Luxembourg, proche du milliardai­re George Soros. « On m’a accusé de fuir ? Ce sont des canailles. Ceux-là n’auraient pas vécu un an de ce que j’ai vécu pendant huit ans. Ce sont des gens abjects. Ils veulent me voir mort, mais je suis une voix qui dénonce. J’ai du courage et ils le savent. »

Cette année, la crise du coronaviru­s a été un nouveau révélateur du régime de Jair Bolsonaro : une moitié du pays se plie au confinemen­t, l’autre non. Tandis que les cercueils s’accumulent à Manaus ou São Paulo, le président pratique les bains de foule et les messes, en vertu du principe que « le Brésil ne peut pas s’arrêter », que l’homme brésilien est fort et qu’une « petite grippe » ne l’abattra pas. Et quand on lui demande de préciser le nombre de morts liés à l’épidémie, il répond : « Qu’est- ce que j’en sais ? Je ne suis pas fossoyeur ! » Des demandes d’impeachmen­t ont été déposées au Congrès. « Bolsonaro a donné tous les signes qu’il ne pouvait pas être président, mais il l’est toujours, dit Jean Wyllys. Donc il est soutenu par des intérêts puissants. » Sur les réseaux sociaux, il analyse, en termes virulents, l’histoire de la corruption dans son pays, axe de la déliquesce­nce politique. « La corruption est systémique, elle est inséparabl­e du capitalism­e. Je l’ai observée partout (...). J’ai compris très tôt que le Lava Jato [l’opération dite de “lavage express”, qui a abouti à l’incarcérat­ion pour corruption de l’ex-président Lula en 2018] n’était pas honnête, et dirigé presque uniquement contre la gauche. Les manifestat­ions anti-Dilma étaient pleines de racistes, d’homophobes, de gens qui défendaien­t le retour de la dictature militaire, indépendam­ment de leur appartenan­ce de classe. »

Et lui, va- t-il rentrer au bercail ? « Un jour, répond-il. Ce Brésil ne me manque pas du tout. Pour le moment, je fuis ces gens comme le diable fuit la croix. J’aime cette métaphore, parce qu’ils s’autoprocla­ment chrétiens tout en étant pires que le diable. » Il conclut en citant en substance Sapiens, le succès de librairie de Yuval Noah Harari : « Il a fallu beaucoup de génie humain pour inventer la pénicillin­e, le téléphone, etc., mais il suffit de six imbéciles pour mettre l’humanité en péril. »

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INDIGNAÇÃO Jean Wyllys au secours de l’ex- président Lula en 2018 lors d’un rassemblem­ent des partis de gauche à Rio.
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« Pour Jean » au Congrès après l’exil de Jean Wyllys en 2019.
SAUVEZ WYLLYS 1. Jean Wyllys en finale de Big Brother Brazil 2005. 2. Concert à Rio en 2019, en hommage à la femme politique assassinée Marielle Franco. 3. L’ex- présidente Dilma Roussef lors de la campagne de 2018. 4. Pancarte lors d’une manifestat­ion pro-Bolsonaro en 2017 : « Jean Wyllys a fait de ses fantasmes un programme politique. » 5. Une députée brandit le slogan « Pour Jean » au Congrès après l’exil de Jean Wyllys en 2019.
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