Pour quelques bitcoins de plus
À la mort de Gerry Cotten, petit génie des crypto- monnaies, des centaines de millions se sont vaporisés. Une vaste enquête menée par les autorités, les banques et une armée de geeks révèle que cet inoffensif jeune Canadien n’est peut- être pas si mort que ça... Texte Nathaniel Rich. Illustration Bianca Bagnarelli
Côte Est du Canada, été 2017. La société Sunnybrook reçoit la visite d’un homme très souriant – presque trop. Les clients de ce courtier spécialisé dans les yachts sont en général des pontes de la chirurgie, des avocats d’affaires ou de richissimes PDG qui, à la belle saison, viennent de Toronto, Paris ou Hawaï pour passer leurs vacances ici, en Nouvelle-Écosse. Leurs femmes arborent carrés Hermès, escarpins Manolo Blahnik et manucures hors de prix. Le Canadien venu aujourd’hui, lui, détonne. Il porte un polo froissé, un bermuda et une vieille paire de Birkenstock. Il a l’air très jeune et il est pâle comme s’il n’avait pas vu le soleil depuis sa puberté. Il est arrivé en Tesla avec sa petite amie. Le vendeur qui les accueille dira plus tard que son inamovible sourire l’avait frappé. Le genre de rictus doux et insouciant qui met les gens à l’aise. Mais lorsque l’on apprendra ensuite que tout, chez ce garçon, relevait probablement du pur stratagème, le souvenir de cette expression sympathique prendra un tour plus mystérieux, voire glaçant. Tout cela, au fond, n’était sans doute que quelques-uns des maillons d’une gigantesque machination.
En ce jour d’été, l’affable Canadien veut donc s’acheter un gros bateau. Après discussion avec le concessionnaire, son choix finit par se porter sur un Jeanneau 51 avec trois cabines, salle à manger, cuisine équipée, salle de bains avec douche et plateforme extérieure en teck, pour un demi-million d’euros – mais cela n’a pas l’air d’être un souci pour lui. Il baptisera le bateau le Gulliver, en hommage au personnage de Jonathan Swift qui, pris dans la tempête, avait cru en son instinct et nagé dans la direction que sa bonne fortune semblait lui indiquer.
Le concessionnaire va faire mieux connaissance avec son client durant les cours qu’il va lui dispenser pour l’obtention du permis bateau. Il se prénomme Gerald, mais on l’appelle « Gerry » – Gerry Cotten. Sa petite amie, Jennifer Robertson, dont les deux chihuahuas Nitro et Gully adorent dormir au soleil sur le pont du Gulliver, travaille dans l’immobilier. À Mahone Bay, où ils naviguent, Cotten vient d’acheter une île et le couple vit dans une belle bâtisse de Fall River, une banlieue très chic au nord de Halifax. Il possède également une maison à Kelowna, dans une région viticole de Colombie-Britannique, ainsi qu’une autre dans la métropole de Calgary. Il est aussi bailleur des quatorze maisons de la même impasse, à Bedford en Nouvelle-Écosse. Outre sa Tesla, on trouve dans son garage une Lexus. Il s’est aussi payé un jet – un Cessna 400 – qu’il n’a jamais essayé de piloter. Jennifer et lui passent le plus clair de leur temps à l’étranger et envisagent même de parrainer un orphelinat en Inde. Si Cotten parle assez peu de son travail, il fait tout de même comprendre à son concessionnaire et instructeur qu’il est le fondateur et le PDG de Quadriga, la principale plateforme d’échange de bitcoins au Canada. Il gère ses affaires de son ordinateur portable, toujours à portée de main. Il souffre de la maladie de Crohn et a l’air de se nourrir essentiellement de houmous. Il aime les avions, les hélicoptères et semble du genre à finir ses jours sur une île déserte.
Un an plus tard, Cotten reprend les cours de bateau, mais il se montre moins assidu. Il est très occupé. Puis, en décembre, Jennifer appelle le concessionnaire de Sunnybrook. Elle lui apprend la mort soudaine de son mari lors de leur lune de miel en Inde et souhaite vendre le Gulliver. Le mois suivant, des articles confirment la disparition de Gerry Cotten et s’attardent tous sur un point : le jeune homme était visiblement le seul à détenir les mots de passe des comptes de Quadriga. Soit quelque 220 millions d’euros en crypto-monnaie et en devises. Et personne ne sait comment mettre la main sur cet argent.
Le vendeur de yachts n’ose pas demander plus d’explications à la veuve, mais, forcément, il se pose des questions. Les 75 000 clients de Quadriga aussi, et à juste titre. La cour suprême de Nouvelle-Écosse déclare la société en faillite et désigne le cabinet Ernst & Young comme « tiers qualifié » pour retrouver les fonds égarés. Plusieurs enquêtes complémentaires sont lancées : l’une menée par la gendarmerie canadienne, une autre par le FBI et au moins deux autres par des agences gouvernementales. Mais les détectives les plus coriaces engagés sur cette affaire ne font pas partie des autorités officielles : ce sont des titulaires de comptes Quadriga particulièrement connaisseurs des arcanes de la cryptologie, qui oeuvrent sur Twitter, Reddit et Telegram. Leurs trouvailles sont parfois peu lisibles pour les profanes. Mais elles semblent soutenir une seule hypothèse, on ne peut plus claire : Gerry Cotten n’est pas mort.
Quand sa disparition est annoncée sur la page Facebook de Quadriga, le portrait que l’on peut brosser de Gerry Cotten colle plutôt bien avec l’image que s’en était faite le vendeur de yachts : un petit génie de l’informatique qui a eu le flair d’investir dans le bon secteur au bon moment, et dont le succès a dépassé les rêves les plus fous. Mais avant cela, son parcours avait été plutôt banal. Il a grandi dans une ville tranquille baignée par le lac Ontario, élevé par des parents antiquaires, puis il a décroché un diplôme en administration des entreprises dans une école de commerce de Toronto. En 2010, il s’est lancé dans la crypto-monnaie avant de s’installer, deux ans plus tard, à Vancouver où il fait partie d’un petit cercle d’entrepreneurs fascinés par le bitcoin – la Vancouver Bitcoin Co- op. Son noyau compte une dizaine de personnes, qui se retrouvent dans des Starbucks ou des chambres d’étudiants. La plupart des membres sont attirés par l’esprit libertarien associé à une monnaie numérique qui promet transparence, vitesse, décentralisation et indépendance des gouvernements et des institutions financières. Le bitcoin pourrait permettre à deux milliards d’individus dépourvus d’accès aux banques d’envoyer et de recevoir des fonds, mais aussi offrir la stabilité aux citoyens de pays dont les monnaies souffrent de cours chaotiques – en supprimant au passage les frais bancaires.
Si Gerry Cotten connaît par coeur cette rhétorique, c’est avant tout le potentiel spéculatif du bitcoin qui l’intéresse. Le premier « bloc » de la crypto-monnaie valait, en 2010, un quart de cent de dollar américain – 0,0025 dollar. Dix ans plus tard, il tourne autour de 10 000 dollars, soit 4 millions de fois plus. Comme toutes les autres monnaies, il est devenu une illusion de masse : sa valeur tient au fait... que les gens croient qu’il vaut quelque chose.
Lorsque Cotten s’installe à Vancouver, vendre ou acheter du bitcoin reste une tâche réservée aux initiés et exige d’eux une patience considérable. 70 % des échanges mondiaux sur ce marché s’effectuent sur une plateforme tokyoïte appelée Mt. Gox, dont les utilisateurs doivent d’abord virer des fonds au Japon. Comme les banques canadiennes ne veulent alors rien savoir de la cryptologie, Cotten et ses compatriotes sont obligés de transférer leur argent en passant par toute une série d’intermédiaires qui prélèvent chacun de coquettes commissions. En première ligne du jour au lendemain
En novembre 2013, Cotten monte le Quadriga Coin Exchange, abrégé en Quadriga CX. Son associé plus âgé que lui, Michael Patryn, est un trader aguerri. Dans un écosystème du bitcoin encore modeste et mal organisé, Quadriga CX tire vite son épingle du jeu. La plateforme est la moins coûteuse du marché, la plus rapide et la mieux sécurisée – du moins en apparence. Elle est la première de son secteur à obtenir la licence du FinTrac, l’organisme canadien chargé de la lutte contre le blanchiment.
Quadriga va aussi bénéficier d’une conjoncture plus que favorable. En février 2014, soit six semaines après son lancement, on apprend que Mt. Gox doit brutalement suspendre ses opérations à la suite d’une vaste escroquerie en ligne : une bande de pirates informatiques aurait dérobé l’équivalent de plus de 400 millions d’euros sur des comptes clients. Un an plus tard, CaVirTex, jusqu’ici la plus grosse place de marché canadienne de crypto-monnaie, doit à son tour fermer après une cyber-arnaque. La même semaine, la deuxième plateforme du pays, Vault of Satoshi, est elle aussi dissoute. Du jour au lendemain, Quadriga devient le premier et principal carrefour de bitcoin du Canada. L’année suivante, l’entreprise tente une entrée en Bourse, et se prépare donc à se soumettre à un audit financier complet. « Nous sommes très excités à l’idée d’offrir une transparence sans précédent », déclare alors Gerry Cotten.
Les deux années qui suivent ne sont pas de tout repos. Alors que Quadriga s’apprête à lever 760 000 euros, Cotten se brouille avec l’un de ses principaux investisseurs et provoque la démission de tout le conseil d’administration. Il se retrouve seul aux commandes de l’entreprise, dont il est aussi l’unique salarié. Son manque de rigueur administrative lui vaut une suspension temporaire d’activité par les autorités financières de Colombie-Britannique. Puis un énorme bug informatique entrave le bon fonctionnement de la plateforme et lui coûte 12,5 millions d’euros. Sans compter que la banque canadienne CIBC saisit près de 19 millions d’euros d’origine vraisemblablement frauduleuse générés par l’un des services de paiement en ligne associés à Quadriga. Mais dans le même temps, le bitcoin atteint des sommets stratosphériques : en 2017, il cote près de 20 000 dollars ! Depuis son lancement, Quadriga CX a hébergé plus de 363 000 comptes individuels et traité près de deux milliards de transactions, sur lesquelles elle prélevait, à chaque fois, une commission. Gerry Cotten est donc bel et bien riche. Jennifer et lui parcourent le monde, le plus souvent en jet privé, comme on peut le voir sur le compte Instagram de Jennifer – Dubaï, Birmanie, Maldives, Brésil, le Machu Picchu et, donc, l’Inde. Ces déplacements, et pas seulement le dernier, vont attirer l’attention des différents corps d’enquêteurs après la mort supposée de Cotten. Les questions que tous se posent : à partir de quel moment l’entrepreneur a- t-il touché aux fonds déposés sur les comptes de Quadriga ? Dans quelle mesure la situation lui a- t- elle échappé ? Et comment en est-il venu à mourir en Inde sans avoir prévu de solution d’urgence pour débloquer les fonds de ses clients ?
La version la plus communément admise des derniers jours de Gerry Cotten a été racontée par les journalistes du Globe and Mail. Le jeune homme est tombé malade le 8 décembre 2018, au neuvième jour de sa lune de miel indienne, peu après son arrivée à l’hôtel Oberoi Rajvilas de Jaipur. Il a été conduit dans un hôpital privé, où on lui a diagnostiqué une gastro- entérite aiguë. Le lendemain après-midi, son état s’est aggravé et ses examens sanguins ont indiqué un choc septique. Il a subi un premier arrêt cardiaque avant que les médecins ne puissent le stabiliser. Ces derniers ont pourtant réussi à faire repartir son coeur, mais celui- ci s’est de nouveau arrêté de battre. Gerry Cotten a été déclaré mort moins de vingt- quatre heures après s’être plaint de simples maux d’estomac. Cause officielle du décès : complications de la maladie de Crohn. Mais le gastro- entérologue qui l’a soigné a avoué au Globe and Mail qu’il était hanté par cette histoire. « Nous ne sommes pas certains du diagnostic », a-t-il dit. Et aucune autopsie n’a été demandée. Le lendemain, Jennifer Robertson est repartie avec le corps de son mari au Canada et elle a attendu un mois avant d’annoncer sa mort. Entre-temps Quadriga a continué d’accepter de nouveaux fonds, sans en reverser aucun. « Personne ne connaissait le mot de passe »
Sur Reddit ou Telegram, les enquêteurs commencent alors à s’interroger sur l’authenticité des documents fournis par les autorités locales puisque le nom de Cotten a été mal orthographié sur le certificat de décès. Ils soulignent en outre que l’ancien directeur de l’hôpital a été condamné deux mois plus tôt pour abus de bien sociaux. Plus louche encore, le millionnaire a rédigé un testament seulement quatre jours avant son départ pour l’Inde, alors qu’il s’est marié plusieurs mois auparavant. Et surtout, il n’y est nulle part question des cold wallets, les disques durs externes dans lesquels Cotten est censé avoir stocké l’essentiel des fonds de Quadriga. C’est ce détail précis qui intrigue la communauté de la crypto-monnaie. Le grand principe du bitcoin, c’est que l’on ne peut faire confiance à personne, d’où sa transparence totale. Un autre consiste à toujours disposer d’un plan B. Et le dernier, d’un plan C. Car, contrairement à ce qui se produit avec une banque classique qui, en cas de mot de passe égaré, vous en fournit un autre, un compte bitcoin n’est accessible que par une très longue combinaison de lettres et de chiffres que le propriétaire seul détient. Il faut alors être certain d’avoir accès à cette clé et prévoir plusieurs façons de la retrouver, sans quoi les fonds resteront à tout jamais inaccessibles.
Michael Perklin, ancien responsable de CaVirTex et fondateur d’une société de conseil en sécurité blockchain, a connu Gerry Cotten en 2016 à Toronto. « Ça ne lui ressemble vraiment pas du tout de ne pas avoir prévu une sauvegarde, estime- t-il. Vu son niveau d’expertise et sa mentalité, ça me paraît même impossible qu’il ait pu oublier ça. J’ai cru à une mauvaise blague quand j’ai lu que personne ne connaissait le mot de passe. »
Une autre révélation vient donner un nouveau tour à l’enquête. Elle concerne quelqu’un qui ne s’est jamais caché : le co-fondateur de Quadriga, Michael Patryn, lui aussi canadien. En réalité, il ne s’appelle pas Michael Patryn, et son rôle dans l’affaire n’est pas celui que l’on croit.
Patryn fait pourtant partie des quelque 500 personnes qui discutent sur le groupe Telegram « Quadriga Uncovered », créé à la suite de l’affaire. On y trouve des clients de la plateforme, mais aussi des journalistes d’investigation et des enquêteurs du FBI et de la police canadienne. Patryn fait l’objet d’une enquête menée par les autorités, mais minimise son implication et refuse de parler de son passé – qui, pourtant, en intéresse beaucoup.
Au début des années 2010, il apparaît du jour au lendemain dans la petite scène « crypto » de Vancouver, à l’époque où Cotten n’en fait pas encore partie. Patryn écrit un e-mail à la Co- op pour leur exprimer son soutien. Les membres du petit cercle, sensibles aux flatteries de cet inconnu, l’accueillent à bras ouverts. Mais assez vite, ils trouvent ce type un peu suspect. « Il était bizarre, se rappelle Joseph Weinberg, un entrepreneur à l’époque étudiant. Un coup, il nous disait qu’il venait du Pakistan, puis la fois suivante il était italien, et la fois d’après, il se présentait comme indien. On sentait qu’il avait déjà roulé sa bosse, qu’il avait des idées derrière la tête en venant nous voir. » D’autres membres le décrivent comme un garçon avant tout soucieux de donner l’impression de connaître les secrets d’un monde obscur dont ils ignorent tout. Il fait de vagues allusions à un passé trouble, à des connexions aux milieux mafieux. Physiquement, il en impose, avec son regard sombre, ses tatouages et sa silhouette musculeuse. Il se lance dans des diatribes contre les imposteurs et les escrocs, alors qu’il utilise lui-même de nombreuses fausses identités en ligne. Il semble se considérer comme une sorte de justicier, qui veut faire respecter les lois, l’intégrité, la loyauté. Mais il a surtout l’air d’être très seul. Et puis, un jour, Patryn débarque à un rendez-vous de la Co- op flanqué d’un jeune gringalet, qui se comporte comme un petit frère servile. C’est Gerald Cotten.
SLa devise des trafics et des spéculateurs
’il affirme avoir rencontré Cotten peu de temps avant de l’introduire à la Co- op, Patryn connaît en réalité le jeune homme depuis 2003. C’est, en tout cas, ce qu’ont pu établir les recherches entreprises en ligne par quelques ex- clients qui ont examiné les archives de sites disparus du Web ou de registres légaux, tout en recoupant leurs infos auprès de sources anonymes. Et l’on sait que l’endroit où les deux hommes se sont croisés pour la première fois est une sorte de dédale virtuel du nom de TalkGold, une plateforme consacrée aux programmes d’investissement à haut rendement que Bernard Madoff a rendus célèbres sous l’expression « pyramides de Ponzi ». À son ouverture au début de l’année 2003, TalkGold fait de la publicité pour des fonds spécialisés en métaux précieux ou en devises étrangères, promettant de « vrais bénéfices offshore ». Sur ses forums, se croisent escrocs et investisseurs, qui parfois sont les mêmes personnes. L’ambiance s’y caractérise par un étrange mélange de cynisme et de foi aveugle en la spéculation. On y apprend à monter un Ponzi, mais aussi à reconnaître les arnaques ; on y fait la promotion de nouveaux programmes toujours plus prometteurs, tout en insistant sur la nécessité absolue de trouver la porte de sortie d’un système d’investissement pyramidal au bon moment tout en en tirant le maximum de bénéfices.
Patryn s’inscrit sur TalkGold le 3 avril 2003 et l’une de ses premières contributions sur le forum consiste à se vanter du rendement mensuel de ses investissements : 30 %. Cotten débarque trois mois plus tard sur la plateforme, alors qu’il vient de fêter son quinzième anniversaire. L’un et l’autre deviennent des habitués des lieux et font vite connaissance : Gerry essaye d’abord d’embobiner Michael, qui tente à son tour de rouler Gerry. Une amitié visiblement durable naît de cette rencontre, et bientôt les deux filous ne communiquent plus sur le forum que par sous- entendus.
Cotten apprend vite. Le 1er janvier 2004, il lance sa première pyramide, S & S Investments, qui promet « entre 103 et 150 % de retour sur investissement en moins de quarante-huit heures ». Dans la présentation de son offre, il précise que s’il ne s’agit pas d’un Ponzi, il ne tient pas pour autant à révéler la nature des investissements. Il garantit simplement que les mises généreront les sommes promises. Trois mois plus tard, S & S suspend ses opérations sans rendre leur argent à ses clients. Sur TalkGold, Patryn prend la défense de Cotten, souvent sous des identités fictives. Tout cela ne ressemble qu’à des arnaques à la petite semaine, jusqu’à ce qu’un jour d’octobre 2004, certains membres du forum se demandent si ce fameux Michael Patryn ne s’appellerait pas plutôt Omar Dhanani, un homme qui vient juste de
Quadriga a traité près de deux milliards de transactions sur lesquelles elle prélevait, à chaque fois, une commission.
se faire arrêter par les services secrets américains dans le cadre d’un coup de filet visant un trafic de cartes de crédit. Connu sur un autre forum comme un expert en blanchiment de fonds, Dhanani a été cueilli par la police en Californie. À l’été 2005, il est condamné à dix-huit mois de prison et lorsqu’il sort, début 2007, il est rapatrié au Canada.
Dans un geste dont on ne sait s’il relève de l’inconscience ou de la mégalomanie, Dhanani libéré va demander officiellement de changer son état civil pour se faire rebaptiser du pseudo qu’il a employé au cours de ses frasques criminelles : Michael Patryn. « La plupart des non-Blancs que je vois autour de moi, notamment les Sino-Canadiens, ont anglicisé leur nom, expliquera-t-il. Dans mon secteur à Vancouver, je pense qu’on devait être cinq à ne pas être blancs. » Il se remet à publier sur TalkGold et devient courtier en devises numériques. Début 2008, il fonde Midas Gold, un service de paiement affilié à une monnaie virtuelle inventée par un Américain installé au Costa Rica : la Liberty Reserve. Celle- ci est connue pour être utilisée à des fins de blanchiment d’argent par les cartels de la drogue, les réseaux de trafic humain, les vendeurs de pédopornographie ainsi que par les adeptes des pyramides de Ponzi. Midas Gold sert d’intermédiaire entre la Liberty Reserve et ses usagers. Et quelle est l’adresse e-mail indiquée par Midas Gold dans ses documents officiels ? gerald.cotten@gmail.com.
Michael et Gerry sont restés très proches. En ligne, ils continuent de se défendre mutuellement en postant des faux commentaires de clients satisfaits lorsque des investisseurs furieux leur demandent des comptes. Si Patryn s’est donc plongé dans le monde des services de paiement, Cotten, lui, a continué ce qu’il avait commencé avec S & S et gagné en expérience dans le domaine des Ponzi. Ils partagent souvent les mêmes coordonnées administratives et travaillent sur les mêmes ordinateurs.
Des fortunes dans des boîtes à chaussures
En 2013, les gestionnaires véreux de la Liberty Reserve sont réveillés à l’aube par la police fédérale. C’est la plus grosse saisie d’argent sale de l’histoire de la cybercriminalité aux États-Unis : plusieurs milliards de dollars. Au passage, Midas Gold tombe aussi. Mais Patryn et Cotten, prévoyants, sont déjà sur autre chose. Depuis quelques mois, ils ont monté le projet Quadriga Fund, un Ponzi qui prétend opérer sur les marchés des devises étrangères et du capital-risque. Puis en octobre, Gerry propose une offre d’emploi sur le web profond : il cherche un programmeur qui connaît le bitcoin afin d’élaborer un site « à peu près semblable à la Bourse, un marché ouvert où les gens peuvent vendre et acheter du bitcoin ». Trois mois plus tard, Quadriga Fund est dissous pour céder la place à Quadriga CX. À partir de là, en 2014, on connaît l’histoire : le boulevard qui s’ouvre par hasard, puis les embûches légales ou techniques, la tentative d’introduction en Bourse suivie de la démission du conseil d’administration, dont Patryn fait partie. Mais rétrospectivement, on peut se demander quelle était la vocation de Quadriga CX : la société a- t- elle été conçue dès le départ comme une escroquerie, un système de blanchiment où chaque transaction est assortie d’une commission ? Ou plutôt comme une façon pour Cotten de régulariser sa situation et de se racheter une conduite ?
Les partisans de la première option font remarquer que l’on a recensé parmi les clients de Quadriga CX bon nombre de comptes liés à des transactions frauduleuses. Cette thèse d’un marché pseudo- transparent qui servirait de société- écran est étayée par certains partenaires de l’entreprise, qui se sont étonnés à l’époque de découvrir des bureaux déserts : « Ça faisait vraiment vitrine, se rappelle un visiteur. Quatre tables posées au milieu d’une pièce un peu vide, avec des gens qui n’avaient pas l’air de bosser réellement. Il y avait juste des piles de chèques qui sortaient d’une imprimante, visiblement des fiches de paie, mais adressés à des gens qui n’étaient pas des employés de Quadriga. » Patryn explique aujourd’hui que les visiteurs ont pris pour des imprimantes à chèques ce qui n’était que des scanners ou des compteurs de billets. D’autres observateurs notent que l’entreprise de Cotten n’était pas partie pour faire de l’argent : ses comptes publics, rendus en 2015, révèlent qu’elle tournait à perte. Il serait donc probable, en se montrant indulgent voire crédule avec le jeune PDG, que son entreprise ait décidé de faire les choses à la régulière à partir de sa demande d’introduction en Bourse. C’est le scénario d’un Cotten bien intentionné, mais corrompu par ses mauvais réflexes : il aurait probablement cru que la bulle de la crypto-monnaie gonflerait indéfiniment et lui permettrait de travailler des volumes toujours plus gros, donc d’en tirer invariablement plus de profit. Il aurait convaincu Patryn de quitter le navire en pensant que tout allait bien se passer. Sauf qu’en pratique, son inexpérience en tant que patron aurait fini par avoir raison de ses bonnes intentions : il se serait heurté à une foule d’obstacles juridiques, informatiques et financiers et, pour sauver sa peau, aurait repris ses sales habitudes. Une spirale infernale qui l’aurait obligé à vider tous ses portefeuilles et l’aurait mené fatalement à sa ruine.
Hélas, ce scénario de la rédemption qui tourne mal ne fonctionne pas. Une lecture plus lucide de la situation consiste à envisager que Gerry a décidé d’entuber son monde, sans jamais chercher à faire preuve de cohérence ni de moralité. Selon cette interprétation, le projet d’introduction en Bourse ne serait donc qu’un leurre et l’excuse de l’incompétence dissimulerait une situation chaotique et désespérée. L’image positive du bitcoin et de Quadriga n’aurait servi qu’à amadouer les investisseurs de façon à encaisser les gains d’une pyramide de Ponzi au bord de l’effondrement – comme en souvenir des leçons de TalkGold sur les « portes de sortie ». Car depuis lors, l’enquête a montré que Cotten a probablement commencé à voler de l’argent à ses clients dès 2015, qu’il a reconnu avoir créé des dizaines de faux comptes afin de stimuler (et simuler) l’activité financière de sa plateforme, et qu’il a oublié de préciser qu’il avait aussi déposé sur ces comptes fictifs des fonds non moins imaginaires, à savoir des faux bitcoins convertis en vrais bitcoins ou en dollars, canadiens et américains. À sa mort, ses comptes et ses fonds factices ont donné lieu à plus 300 000 opérations. Après l’échec de l’introduction en Bourse, on a constaté que Cotten n’avait pas tenu le moindre livre de comptes, chose à peu près inconcevable
Gerry Cotten a été vu dans un aérodrome avec 50 000 dollars en liquide. Des employés auraient, eux aussi, pris des jets avec les poches pleines.
pour une entreprise qui a fait transiter plus d’un milliard de dollars de transactions. Il n’a pas non plus jugé utile de déclarer régulièrement ses revenus, et les rares fois où il l’a fait, il n’en a mentionné aucun provenant de Quadriga. À ses clients les plus véhéments, qui réclamaient le plus bruyamment leur dû sur les forums spécialisés, il finissait par rendre leur argent, généralement des mandats postaux, sous forme de liasses emballées dans des boîtes à chaussures ou des sacs en papier expédiés à l’adresse de laveries automatiques pour éviter le traçage.
ÀL’art du chaos
la mort de Cotten, on estimait le montant total des fonds de Quadriga CX à environ 220 millions d’euros. L’enquête a vite révélé que ce capital avait été allégé d’une quarantaine de millions correspondant aux pertes mentionnées plus haut, liées aux problèmes techniques et autres saisies bancaires ayant eu lieu entre 2014 et 2016. Il restait donc tout de même au PDG, après ces mésaventures, environ 180 millions d’euros. Seulement, moins d’un mois plus tard, les experts ont réussi à prouver que les fameux cold wallets inaccessibles, car déconnectés d’Internet, étaient en réalité presque tous vides. Cotten, selon leurs recherches, aurait transféré leur contenu sur des comptes à son nom afin de spéculer sur des marchés à risques. Et là aussi, au moins une partie de ces comptes personnels se seraient retrouvés vides ! Un opérateur d’un de ces marchés a ainsi déclaré à Ernst & Young qu’il avait vu Cotten miser la majeure partie de son argent sur des investissements extrêmement risqués, pour ne pas dire totalement désespérés. Sur un seul et même compte, il aurait ainsi procédé à 67 000 opérations et perdu des sommes astronomiques sur des devises encore balbutiantes, comme le Dogecoin ou le Zcash. Il n’est pas impossible que le trader casse- cou ait voulu tenter le diable une dernière fois en cherchant à se refaire en misant tout sur des placements « de la dernière chance ».
Cette version où Cotten serait une sorte d’ado attardé, irresponsable et pourtant maître dans l’art du chaos, est cependant elle-même mise en doute par la plupart des enquêteurs. Car ces derniers ont réuni assez d’éléments pour avancer que Gerry serait un imposteur de haut vol. Parmi les témoignages de celles et ceux qui l’ont croisé, deux ont particulièrement retenu l’attention. Le premier est l’un de ses associés, qui dit l’avoir entendu, de son vivant, évoquer un coffre fixé aux poutres de son grenier. En apprenant sa mort, le collaborateur est allé sur place dans l’espoir d’y trouver le trésor : sur les solives, il n’a pu voir que quelques trous, mais le coffre qui devait y être vissé s’était lui-même volatilisé. Le second témoignage recueilli par l’enquête alimente lui aussi la thèse du stratagème diabolique : c’est celui d’Eric
Schletz, un pilote d’avion ayant joué les intermédiaires lorsque Cotten avait acheté son Cessna. Il raconte avoir vu Cotten dans un aérodrome avec 50 000 dollars en liquide. La rumeur parle d’employés de Quadriga ayant eux aussi pris des jets avec les poches pleines. Le multimillionnaire se vantait d’avoir visité plus de cinquante pays différents sans avoir jamais été fouillé par les douanes. Une fanfaronnade qui, avec le recul, trahit sans doute son projet de dispersion des fonds : on l’imagine allant de destination en destination, pour y cacher sa fortune sur des comptes peu aisés à débusquer en préparation de sa future « disparition ».
Mieux encore : et si les transactions délirantes effectuées au cours des mois précédant sa mort étaient savamment calculées ? C’est la question posée par le FBI aux experts en cryptologie, qui ont répondu qu’il était possible en théorie que les sommes « dilapidées » par Quadriga eussent en fait été transférées, par d’obscurs montages, sur des comptes contrôlés par Cotten ou ses complices. Plus le marché était confidentiel et « exotique », plus le PDG pouvait espérer que personne n’irait trop éplucher les transactions. Il aurait ainsi donné l’illusion d’une série de paris irraisonnés, de façon à faire écran de fumée et à convaincre les potentiels observateurs qu’il ne s’agissait que du geste d’un fou
désespéré, et qu’ils ne retrouveraient pas le moindre bitcoin de ce côté-là. Ses ordres d’achat sont tellement bizarres, tellement risqués, que cette thèse d’une manoeuvre élaborée à l’extrême paraît de plus en plus plausible.
S’ils ont refusé de nous répondre sur cette question, le FBI et la gendarmerie canadienne ont tout de même donné l’impression aux personnes qu’ils ont interrogées qu’ils croyaient possible que Cotten ne soit pas mort. « Vingt fois, au bas mot, ils m’ont demandé si je pensais qu’il était encore en vie », confie un témoin. L’un des piliers des enquêteurs en ligne affirme qu’un inspecteur du FBI lui a dit que la question était « ouverte », dans la mesure où 180 millions d’euros se baladent dans la nature et que l’acte de décès reste incertain. Il faudrait exhumer le corps pour le savoir, mais la gendarmerie canadienne n’a rien entrepris en ce sens.
Patryn assure, lui, qu’il n’a « aucune raison de croire que Cotten est toujours vivant », comme si l’hypothèse était tirée par les cheveux. Sauf que toute escroquerie de cette envergure implique d’être tirée par les cheveux pour fonctionner. Et d’une certaine façon, toute la carrière de Cotten s’est construite sur un double postulat : les gens croient à peu près en tout ce qu’on les pousse à croire, mais passent vite à autre chose lorsqu’ils découvrent le pot aux roses, ce qui ne les empêche pas de se faire à nouveau piéger. Quand Gerry attirait des investisseurs, il les poussait déjà à croire qu’ils allaient gagner des fortunes sans effort, et eux tombaient dans le panneau. Puis, lorsqu’ils comprenaient l’entourloupe, la plupart ne réclamaient pas très longtemps leurs mises de départ. C’est le même schéma, à plus grande échelle, que pourrait appliquer Cotten aujourd’hui : la majorité des gens qu’il a dépouillés ne vont pas passer des années à dépiauter ses comptes occultes ni à convaincre les Canadiens d’exhumer son corps pour s’assurer qu’il est bien mort. Beaucoup croient au scénario d’un patron aux abois, disparu dans des circonstances peu claires. Certains ont même déjà oublié qui il était. L’hypothèse d’une arnaque aussi machiavélique semble tellement improbable que personne n’aura l’opiniâtreté de la soutenir très longtemps – d’où sa potentielle efficacité diabolique.
Il faut envisager que Cotten ait conçu Quadriga CX comme l’ultime véhicule de son ambitieuse machination, qu’il est toujours resté sur sa lancée depuis les premières combines de S & S Investments et qu’il a juste pris la peine d’honorer assez de demandes de retraits de la part de ses clients pour que son entreprise conserve une crédibilité de façade. Son idée, depuis le début, aurait donc consisté à faire durer la supercherie jusqu’au moment où il jugerait bon de disparaître avec l’argent. Quand, en 2018, le bitcoin a perdu de sa superbe, Cotten a épousé sa petite amie, rédigé son testament, quitté le Canada pour l’Inde en soi- disant « lune de miel » et n’est plus jamais réapparu. CQFD.
En octobre 2019, Jennifer Robertson, la veuve de Cotten, a versé l’équivalent de 8 millions d’euros aux plaignants titulaires de comptes chez Quadriga. Elle a pourtant déclaré n’avoir jamais eu connaissance des pratiques « déplacées » de feu son époux et s’être sentie « déçue et en colère » en apprenant leur existence. Elle dit vouloir « passer au chapitre suivant de sa vie ». Mais si Gerry est vivant, que peut-il être en train de faire ? On suppose qu’il aura changé de patronyme et de passeport, peut- être de visage. Peutêtre collabore-t-il toujours avec Patryn. Peut- être est-il même prévu que Jennifer le rejoigne lorsque l’enquête sera close. Vit-il sur une île privée ? Passe- t-il d’un pays à l’autre en jet, en yacht ou en hélicoptère ? S’il est encore parmi nous, il doit se dire que, tant que les gens penseront qu’il ne s’en est pas sorti, c’est qu’il s’en sort bien.