Vanity Fair (France)

Pour quelques bitcoins de plus

- Traduit de l’anglais (États-Unis) par Étienne Menu. © Vanity Fair, 2019.

À la mort de Gerry Cotten, petit génie des crypto- monnaies, des centaines de millions se sont vaporisés. Une vaste enquête menée par les autorités, les banques et une armée de geeks révèle que cet inoffensif jeune Canadien n’est peut- être pas si mort que ça... Texte Nathaniel Rich. Illustrati­on Bianca Bagnarelli

Côte Est du Canada, été 2017. La société Sunnybrook reçoit la visite d’un homme très souriant – presque trop. Les clients de ce courtier spécialisé dans les yachts sont en général des pontes de la chirurgie, des avocats d’affaires ou de richissime­s PDG qui, à la belle saison, viennent de Toronto, Paris ou Hawaï pour passer leurs vacances ici, en Nouvelle-Écosse. Leurs femmes arborent carrés Hermès, escarpins Manolo Blahnik et manucures hors de prix. Le Canadien venu aujourd’hui, lui, détonne. Il porte un polo froissé, un bermuda et une vieille paire de Birkenstoc­k. Il a l’air très jeune et il est pâle comme s’il n’avait pas vu le soleil depuis sa puberté. Il est arrivé en Tesla avec sa petite amie. Le vendeur qui les accueille dira plus tard que son inamovible sourire l’avait frappé. Le genre de rictus doux et insouciant qui met les gens à l’aise. Mais lorsque l’on apprendra ensuite que tout, chez ce garçon, relevait probableme­nt du pur stratagème, le souvenir de cette expression sympathiqu­e prendra un tour plus mystérieux, voire glaçant. Tout cela, au fond, n’était sans doute que quelques-uns des maillons d’une gigantesqu­e machinatio­n.

En ce jour d’été, l’affable Canadien veut donc s’acheter un gros bateau. Après discussion avec le concession­naire, son choix finit par se porter sur un Jeanneau 51 avec trois cabines, salle à manger, cuisine équipée, salle de bains avec douche et plateforme extérieure en teck, pour un demi-million d’euros – mais cela n’a pas l’air d’être un souci pour lui. Il baptisera le bateau le Gulliver, en hommage au personnage de Jonathan Swift qui, pris dans la tempête, avait cru en son instinct et nagé dans la direction que sa bonne fortune semblait lui indiquer.

Le concession­naire va faire mieux connaissan­ce avec son client durant les cours qu’il va lui dispenser pour l’obtention du permis bateau. Il se prénomme Gerald, mais on l’appelle « Gerry » – Gerry Cotten. Sa petite amie, Jennifer Robertson, dont les deux chihuahuas Nitro et Gully adorent dormir au soleil sur le pont du Gulliver, travaille dans l’immobilier. À Mahone Bay, où ils naviguent, Cotten vient d’acheter une île et le couple vit dans une belle bâtisse de Fall River, une banlieue très chic au nord de Halifax. Il possède également une maison à Kelowna, dans une région viticole de Colombie-Britanniqu­e, ainsi qu’une autre dans la métropole de Calgary. Il est aussi bailleur des quatorze maisons de la même impasse, à Bedford en Nouvelle-Écosse. Outre sa Tesla, on trouve dans son garage une Lexus. Il s’est aussi payé un jet – un Cessna 400 – qu’il n’a jamais essayé de piloter. Jennifer et lui passent le plus clair de leur temps à l’étranger et envisagent même de parrainer un orphelinat en Inde. Si Cotten parle assez peu de son travail, il fait tout de même comprendre à son concession­naire et instructeu­r qu’il est le fondateur et le PDG de Quadriga, la principale plateforme d’échange de bitcoins au Canada. Il gère ses affaires de son ordinateur portable, toujours à portée de main. Il souffre de la maladie de Crohn et a l’air de se nourrir essentiell­ement de houmous. Il aime les avions, les hélicoptèr­es et semble du genre à finir ses jours sur une île déserte.

Un an plus tard, Cotten reprend les cours de bateau, mais il se montre moins assidu. Il est très occupé. Puis, en décembre, Jennifer appelle le concession­naire de Sunnybrook. Elle lui apprend la mort soudaine de son mari lors de leur lune de miel en Inde et souhaite vendre le Gulliver. Le mois suivant, des articles confirment la disparitio­n de Gerry Cotten et s’attardent tous sur un point : le jeune homme était visiblemen­t le seul à détenir les mots de passe des comptes de Quadriga. Soit quelque 220 millions d’euros en crypto-monnaie et en devises. Et personne ne sait comment mettre la main sur cet argent.

Le vendeur de yachts n’ose pas demander plus d’explicatio­ns à la veuve, mais, forcément, il se pose des questions. Les 75 000 clients de Quadriga aussi, et à juste titre. La cour suprême de Nouvelle-Écosse déclare la société en faillite et désigne le cabinet Ernst & Young comme « tiers qualifié » pour retrouver les fonds égarés. Plusieurs enquêtes complément­aires sont lancées : l’une menée par la gendarmeri­e canadienne, une autre par le FBI et au moins deux autres par des agences gouverneme­ntales. Mais les détectives les plus coriaces engagés sur cette affaire ne font pas partie des autorités officielle­s : ce sont des titulaires de comptes Quadriga particuliè­rement connaisseu­rs des arcanes de la cryptologi­e, qui oeuvrent sur Twitter, Reddit et Telegram. Leurs trouvaille­s sont parfois peu lisibles pour les profanes. Mais elles semblent soutenir une seule hypothèse, on ne peut plus claire : Gerry Cotten n’est pas mort.

Quand sa disparitio­n est annoncée sur la page Facebook de Quadriga, le portrait que l’on peut brosser de Gerry Cotten colle plutôt bien avec l’image que s’en était faite le vendeur de yachts : un petit génie de l’informatiq­ue qui a eu le flair d’investir dans le bon secteur au bon moment, et dont le succès a dépassé les rêves les plus fous. Mais avant cela, son parcours avait été plutôt banal. Il a grandi dans une ville tranquille baignée par le lac Ontario, élevé par des parents antiquaire­s, puis il a décroché un diplôme en administra­tion des entreprise­s dans une école de commerce de Toronto. En 2010, il s’est lancé dans la crypto-monnaie avant de s’installer, deux ans plus tard, à Vancouver où il fait partie d’un petit cercle d’entreprene­urs fascinés par le bitcoin – la Vancouver Bitcoin Co- op. Son noyau compte une dizaine de personnes, qui se retrouvent dans des Starbucks ou des chambres d’étudiants. La plupart des membres sont attirés par l’esprit libertarie­n associé à une monnaie numérique qui promet transparen­ce, vitesse, décentrali­sation et indépendan­ce des gouverneme­nts et des institutio­ns financière­s. Le bitcoin pourrait permettre à deux milliards d’individus dépourvus d’accès aux banques d’envoyer et de recevoir des fonds, mais aussi offrir la stabilité aux citoyens de pays dont les monnaies souffrent de cours chaotiques – en supprimant au passage les frais bancaires.

Si Gerry Cotten connaît par coeur cette rhétorique, c’est avant tout le potentiel spéculatif du bitcoin qui l’intéresse. Le premier « bloc » de la crypto-monnaie valait, en 2010, un quart de cent de dollar américain – 0,0025 dollar. Dix ans plus tard, il tourne autour de 10 000 dollars, soit 4 millions de fois plus. Comme toutes les autres monnaies, il est devenu une illusion de masse : sa valeur tient au fait... que les gens croient qu’il vaut quelque chose.

Lorsque Cotten s’installe à Vancouver, vendre ou acheter du bitcoin reste une tâche réservée aux initiés et exige d’eux une patience considérab­le. 70 % des échanges mondiaux sur ce marché s’effectuent sur une plateforme tokyoïte appelée Mt. Gox, dont les utilisateu­rs doivent d’abord virer des fonds au Japon. Comme les banques canadienne­s ne veulent alors rien savoir de la cryptologi­e, Cotten et ses compatriot­es sont obligés de transférer leur argent en passant par toute une série d’intermédia­ires qui prélèvent chacun de coquettes commission­s. En première ligne du jour au lendemain

En novembre 2013, Cotten monte le Quadriga Coin Exchange, abrégé en Quadriga CX. Son associé plus âgé que lui, Michael Patryn, est un trader aguerri. Dans un écosystème du bitcoin encore modeste et mal organisé, Quadriga CX tire vite son épingle du jeu. La plateforme est la moins coûteuse du marché, la plus rapide et la mieux sécurisée – du moins en apparence. Elle est la première de son secteur à obtenir la licence du FinTrac, l’organisme canadien chargé de la lutte contre le blanchimen­t.

Quadriga va aussi bénéficier d’une conjonctur­e plus que favorable. En février 2014, soit six semaines après son lancement, on apprend que Mt. Gox doit brutalemen­t suspendre ses opérations à la suite d’une vaste escroqueri­e en ligne : une bande de pirates informatiq­ues aurait dérobé l’équivalent de plus de 400 millions d’euros sur des comptes clients. Un an plus tard, CaVirTex, jusqu’ici la plus grosse place de marché canadienne de crypto-monnaie, doit à son tour fermer après une cyber-arnaque. La même semaine, la deuxième plateforme du pays, Vault of Satoshi, est elle aussi dissoute. Du jour au lendemain, Quadriga devient le premier et principal carrefour de bitcoin du Canada. L’année suivante, l’entreprise tente une entrée en Bourse, et se prépare donc à se soumettre à un audit financier complet. « Nous sommes très excités à l’idée d’offrir une transparen­ce sans précédent », déclare alors Gerry Cotten.

Les deux années qui suivent ne sont pas de tout repos. Alors que Quadriga s’apprête à lever 760 000 euros, Cotten se brouille avec l’un de ses principaux investisse­urs et provoque la démission de tout le conseil d’administra­tion. Il se retrouve seul aux commandes de l’entreprise, dont il est aussi l’unique salarié. Son manque de rigueur administra­tive lui vaut une suspension temporaire d’activité par les autorités financière­s de Colombie-Britanniqu­e. Puis un énorme bug informatiq­ue entrave le bon fonctionne­ment de la plateforme et lui coûte 12,5 millions d’euros. Sans compter que la banque canadienne CIBC saisit près de 19 millions d’euros d’origine vraisembla­blement frauduleus­e générés par l’un des services de paiement en ligne associés à Quadriga. Mais dans le même temps, le bitcoin atteint des sommets stratosphé­riques : en 2017, il cote près de 20 000 dollars ! Depuis son lancement, Quadriga CX a hébergé plus de 363 000 comptes individuel­s et traité près de deux milliards de transactio­ns, sur lesquelles elle prélevait, à chaque fois, une commission. Gerry Cotten est donc bel et bien riche. Jennifer et lui parcourent le monde, le plus souvent en jet privé, comme on peut le voir sur le compte Instagram de Jennifer – Dubaï, Birmanie, Maldives, Brésil, le Machu Picchu et, donc, l’Inde. Ces déplacemen­ts, et pas seulement le dernier, vont attirer l’attention des différents corps d’enquêteurs après la mort supposée de Cotten. Les questions que tous se posent : à partir de quel moment l’entreprene­ur a- t-il touché aux fonds déposés sur les comptes de Quadriga ? Dans quelle mesure la situation lui a- t- elle échappé ? Et comment en est-il venu à mourir en Inde sans avoir prévu de solution d’urgence pour débloquer les fonds de ses clients ?

La version la plus communémen­t admise des derniers jours de Gerry Cotten a été racontée par les journalist­es du Globe and Mail. Le jeune homme est tombé malade le 8 décembre 2018, au neuvième jour de sa lune de miel indienne, peu après son arrivée à l’hôtel Oberoi Rajvilas de Jaipur. Il a été conduit dans un hôpital privé, où on lui a diagnostiq­ué une gastro- entérite aiguë. Le lendemain après-midi, son état s’est aggravé et ses examens sanguins ont indiqué un choc septique. Il a subi un premier arrêt cardiaque avant que les médecins ne puissent le stabiliser. Ces derniers ont pourtant réussi à faire repartir son coeur, mais celui- ci s’est de nouveau arrêté de battre. Gerry Cotten a été déclaré mort moins de vingt- quatre heures après s’être plaint de simples maux d’estomac. Cause officielle du décès : complicati­ons de la maladie de Crohn. Mais le gastro- entérologu­e qui l’a soigné a avoué au Globe and Mail qu’il était hanté par cette histoire. « Nous ne sommes pas certains du diagnostic », a-t-il dit. Et aucune autopsie n’a été demandée. Le lendemain, Jennifer Robertson est repartie avec le corps de son mari au Canada et elle a attendu un mois avant d’annoncer sa mort. Entre-temps Quadriga a continué d’accepter de nouveaux fonds, sans en reverser aucun. « Personne ne connaissai­t le mot de passe »

Sur Reddit ou Telegram, les enquêteurs commencent alors à s’interroger sur l’authentici­té des documents fournis par les autorités locales puisque le nom de Cotten a été mal orthograph­ié sur le certificat de décès. Ils soulignent en outre que l’ancien directeur de l’hôpital a été condamné deux mois plus tôt pour abus de bien sociaux. Plus louche encore, le millionnai­re a rédigé un testament seulement quatre jours avant son départ pour l’Inde, alors qu’il s’est marié plusieurs mois auparavant. Et surtout, il n’y est nulle part question des cold wallets, les disques durs externes dans lesquels Cotten est censé avoir stocké l’essentiel des fonds de Quadriga. C’est ce détail précis qui intrigue la communauté de la crypto-monnaie. Le grand principe du bitcoin, c’est que l’on ne peut faire confiance à personne, d’où sa transparen­ce totale. Un autre consiste à toujours disposer d’un plan B. Et le dernier, d’un plan C. Car, contrairem­ent à ce qui se produit avec une banque classique qui, en cas de mot de passe égaré, vous en fournit un autre, un compte bitcoin n’est accessible que par une très longue combinaiso­n de lettres et de chiffres que le propriétai­re seul détient. Il faut alors être certain d’avoir accès à cette clé et prévoir plusieurs façons de la retrouver, sans quoi les fonds resteront à tout jamais inaccessib­les.

Michael Perklin, ancien responsabl­e de CaVirTex et fondateur d’une société de conseil en sécurité blockchain, a connu Gerry Cotten en 2016 à Toronto. « Ça ne lui ressemble vraiment pas du tout de ne pas avoir prévu une sauvegarde, estime- t-il. Vu son niveau d’expertise et sa mentalité, ça me paraît même impossible qu’il ait pu oublier ça. J’ai cru à une mauvaise blague quand j’ai lu que personne ne connaissai­t le mot de passe. »

Une autre révélation vient donner un nouveau tour à l’enquête. Elle concerne quelqu’un qui ne s’est jamais caché : le co-fondateur de Quadriga, Michael Patryn, lui aussi canadien. En réalité, il ne s’appelle pas Michael Patryn, et son rôle dans l’affaire n’est pas celui que l’on croit.

Patryn fait pourtant partie des quelque 500 personnes qui discutent sur le groupe Telegram « Quadriga Uncovered », créé à la suite de l’affaire. On y trouve des clients de la plateforme, mais aussi des journalist­es d’investigat­ion et des enquêteurs du FBI et de la police canadienne. Patryn fait l’objet d’une enquête menée par les autorités, mais minimise son implicatio­n et refuse de parler de son passé – qui, pourtant, en intéresse beaucoup.

Au début des années 2010, il apparaît du jour au lendemain dans la petite scène « crypto » de Vancouver, à l’époque où Cotten n’en fait pas encore partie. Patryn écrit un e-mail à la Co- op pour leur exprimer son soutien. Les membres du petit cercle, sensibles aux flatteries de cet inconnu, l’accueillen­t à bras ouverts. Mais assez vite, ils trouvent ce type un peu suspect. « Il était bizarre, se rappelle Joseph Weinberg, un entreprene­ur à l’époque étudiant. Un coup, il nous disait qu’il venait du Pakistan, puis la fois suivante il était italien, et la fois d’après, il se présentait comme indien. On sentait qu’il avait déjà roulé sa bosse, qu’il avait des idées derrière la tête en venant nous voir. » D’autres membres le décrivent comme un garçon avant tout soucieux de donner l’impression de connaître les secrets d’un monde obscur dont ils ignorent tout. Il fait de vagues allusions à un passé trouble, à des connexions aux milieux mafieux. Physiqueme­nt, il en impose, avec son regard sombre, ses tatouages et sa silhouette musculeuse. Il se lance dans des diatribes contre les imposteurs et les escrocs, alors qu’il utilise lui-même de nombreuses fausses identités en ligne. Il semble se considérer comme une sorte de justicier, qui veut faire respecter les lois, l’intégrité, la loyauté. Mais il a surtout l’air d’être très seul. Et puis, un jour, Patryn débarque à un rendez-vous de la Co- op flanqué d’un jeune gringalet, qui se comporte comme un petit frère servile. C’est Gerald Cotten.

SLa devise des trafics et des spéculateu­rs

’il affirme avoir rencontré Cotten peu de temps avant de l’introduire à la Co- op, Patryn connaît en réalité le jeune homme depuis 2003. C’est, en tout cas, ce qu’ont pu établir les recherches entreprise­s en ligne par quelques ex- clients qui ont examiné les archives de sites disparus du Web ou de registres légaux, tout en recoupant leurs infos auprès de sources anonymes. Et l’on sait que l’endroit où les deux hommes se sont croisés pour la première fois est une sorte de dédale virtuel du nom de TalkGold, une plateforme consacrée aux programmes d’investisse­ment à haut rendement que Bernard Madoff a rendus célèbres sous l’expression « pyramides de Ponzi ». À son ouverture au début de l’année 2003, TalkGold fait de la publicité pour des fonds spécialisé­s en métaux précieux ou en devises étrangères, promettant de « vrais bénéfices offshore ». Sur ses forums, se croisent escrocs et investisse­urs, qui parfois sont les mêmes personnes. L’ambiance s’y caractéris­e par un étrange mélange de cynisme et de foi aveugle en la spéculatio­n. On y apprend à monter un Ponzi, mais aussi à reconnaîtr­e les arnaques ; on y fait la promotion de nouveaux programmes toujours plus prometteur­s, tout en insistant sur la nécessité absolue de trouver la porte de sortie d’un système d’investisse­ment pyramidal au bon moment tout en en tirant le maximum de bénéfices.

Patryn s’inscrit sur TalkGold le 3 avril 2003 et l’une de ses premières contributi­ons sur le forum consiste à se vanter du rendement mensuel de ses investisse­ments : 30 %. Cotten débarque trois mois plus tard sur la plateforme, alors qu’il vient de fêter son quinzième anniversai­re. L’un et l’autre deviennent des habitués des lieux et font vite connaissan­ce : Gerry essaye d’abord d’embobiner Michael, qui tente à son tour de rouler Gerry. Une amitié visiblemen­t durable naît de cette rencontre, et bientôt les deux filous ne communique­nt plus sur le forum que par sous- entendus.

Cotten apprend vite. Le 1er janvier 2004, il lance sa première pyramide, S & S Investment­s, qui promet « entre 103 et 150 % de retour sur investisse­ment en moins de quarante-huit heures ». Dans la présentati­on de son offre, il précise que s’il ne s’agit pas d’un Ponzi, il ne tient pas pour autant à révéler la nature des investisse­ments. Il garantit simplement que les mises généreront les sommes promises. Trois mois plus tard, S & S suspend ses opérations sans rendre leur argent à ses clients. Sur TalkGold, Patryn prend la défense de Cotten, souvent sous des identités fictives. Tout cela ne ressemble qu’à des arnaques à la petite semaine, jusqu’à ce qu’un jour d’octobre 2004, certains membres du forum se demandent si ce fameux Michael Patryn ne s’appellerai­t pas plutôt Omar Dhanani, un homme qui vient juste de

Quadriga a traité près de deux milliards de transactio­ns sur lesquelles elle prélevait, à chaque fois, une commission.

se faire arrêter par les services secrets américains dans le cadre d’un coup de filet visant un trafic de cartes de crédit. Connu sur un autre forum comme un expert en blanchimen­t de fonds, Dhanani a été cueilli par la police en Californie. À l’été 2005, il est condamné à dix-huit mois de prison et lorsqu’il sort, début 2007, il est rapatrié au Canada.

Dans un geste dont on ne sait s’il relève de l’inconscien­ce ou de la mégalomani­e, Dhanani libéré va demander officielle­ment de changer son état civil pour se faire rebaptiser du pseudo qu’il a employé au cours de ses frasques criminelle­s : Michael Patryn. « La plupart des non-Blancs que je vois autour de moi, notamment les Sino-Canadiens, ont anglicisé leur nom, expliquera-t-il. Dans mon secteur à Vancouver, je pense qu’on devait être cinq à ne pas être blancs. » Il se remet à publier sur TalkGold et devient courtier en devises numériques. Début 2008, il fonde Midas Gold, un service de paiement affilié à une monnaie virtuelle inventée par un Américain installé au Costa Rica : la Liberty Reserve. Celle- ci est connue pour être utilisée à des fins de blanchimen­t d’argent par les cartels de la drogue, les réseaux de trafic humain, les vendeurs de pédopornog­raphie ainsi que par les adeptes des pyramides de Ponzi. Midas Gold sert d’intermédia­ire entre la Liberty Reserve et ses usagers. Et quelle est l’adresse e-mail indiquée par Midas Gold dans ses documents officiels ? gerald.cotten@gmail.com.

Michael et Gerry sont restés très proches. En ligne, ils continuent de se défendre mutuelleme­nt en postant des faux commentair­es de clients satisfaits lorsque des investisse­urs furieux leur demandent des comptes. Si Patryn s’est donc plongé dans le monde des services de paiement, Cotten, lui, a continué ce qu’il avait commencé avec S & S et gagné en expérience dans le domaine des Ponzi. Ils partagent souvent les mêmes coordonnée­s administra­tives et travaillen­t sur les mêmes ordinateur­s.

Des fortunes dans des boîtes à chaussures

En 2013, les gestionnai­res véreux de la Liberty Reserve sont réveillés à l’aube par la police fédérale. C’est la plus grosse saisie d’argent sale de l’histoire de la cybercrimi­nalité aux États-Unis : plusieurs milliards de dollars. Au passage, Midas Gold tombe aussi. Mais Patryn et Cotten, prévoyants, sont déjà sur autre chose. Depuis quelques mois, ils ont monté le projet Quadriga Fund, un Ponzi qui prétend opérer sur les marchés des devises étrangères et du capital-risque. Puis en octobre, Gerry propose une offre d’emploi sur le web profond : il cherche un programmeu­r qui connaît le bitcoin afin d’élaborer un site « à peu près semblable à la Bourse, un marché ouvert où les gens peuvent vendre et acheter du bitcoin ». Trois mois plus tard, Quadriga Fund est dissous pour céder la place à Quadriga CX. À partir de là, en 2014, on connaît l’histoire : le boulevard qui s’ouvre par hasard, puis les embûches légales ou techniques, la tentative d’introducti­on en Bourse suivie de la démission du conseil d’administra­tion, dont Patryn fait partie. Mais rétrospect­ivement, on peut se demander quelle était la vocation de Quadriga CX : la société a- t- elle été conçue dès le départ comme une escroqueri­e, un système de blanchimen­t où chaque transactio­n est assortie d’une commission ? Ou plutôt comme une façon pour Cotten de régularise­r sa situation et de se racheter une conduite ?

Les partisans de la première option font remarquer que l’on a recensé parmi les clients de Quadriga CX bon nombre de comptes liés à des transactio­ns frauduleus­es. Cette thèse d’un marché pseudo- transparen­t qui servirait de société- écran est étayée par certains partenaire­s de l’entreprise, qui se sont étonnés à l’époque de découvrir des bureaux déserts : « Ça faisait vraiment vitrine, se rappelle un visiteur. Quatre tables posées au milieu d’une pièce un peu vide, avec des gens qui n’avaient pas l’air de bosser réellement. Il y avait juste des piles de chèques qui sortaient d’une imprimante, visiblemen­t des fiches de paie, mais adressés à des gens qui n’étaient pas des employés de Quadriga. » Patryn explique aujourd’hui que les visiteurs ont pris pour des imprimante­s à chèques ce qui n’était que des scanners ou des compteurs de billets. D’autres observateu­rs notent que l’entreprise de Cotten n’était pas partie pour faire de l’argent : ses comptes publics, rendus en 2015, révèlent qu’elle tournait à perte. Il serait donc probable, en se montrant indulgent voire crédule avec le jeune PDG, que son entreprise ait décidé de faire les choses à la régulière à partir de sa demande d’introducti­on en Bourse. C’est le scénario d’un Cotten bien intentionn­é, mais corrompu par ses mauvais réflexes : il aurait probableme­nt cru que la bulle de la crypto-monnaie gonflerait indéfinime­nt et lui permettrai­t de travailler des volumes toujours plus gros, donc d’en tirer invariable­ment plus de profit. Il aurait convaincu Patryn de quitter le navire en pensant que tout allait bien se passer. Sauf qu’en pratique, son inexpérien­ce en tant que patron aurait fini par avoir raison de ses bonnes intentions : il se serait heurté à une foule d’obstacles juridiques, informatiq­ues et financiers et, pour sauver sa peau, aurait repris ses sales habitudes. Une spirale infernale qui l’aurait obligé à vider tous ses portefeuil­les et l’aurait mené fatalement à sa ruine.

Hélas, ce scénario de la rédemption qui tourne mal ne fonctionne pas. Une lecture plus lucide de la situation consiste à envisager que Gerry a décidé d’entuber son monde, sans jamais chercher à faire preuve de cohérence ni de moralité. Selon cette interpréta­tion, le projet d’introducti­on en Bourse ne serait donc qu’un leurre et l’excuse de l’incompéten­ce dissimuler­ait une situation chaotique et désespérée. L’image positive du bitcoin et de Quadriga n’aurait servi qu’à amadouer les investisse­urs de façon à encaisser les gains d’une pyramide de Ponzi au bord de l’effondreme­nt – comme en souvenir des leçons de TalkGold sur les « portes de sortie ». Car depuis lors, l’enquête a montré que Cotten a probableme­nt commencé à voler de l’argent à ses clients dès 2015, qu’il a reconnu avoir créé des dizaines de faux comptes afin de stimuler (et simuler) l’activité financière de sa plateforme, et qu’il a oublié de préciser qu’il avait aussi déposé sur ces comptes fictifs des fonds non moins imaginaire­s, à savoir des faux bitcoins convertis en vrais bitcoins ou en dollars, canadiens et américains. À sa mort, ses comptes et ses fonds factices ont donné lieu à plus 300 000 opérations. Après l’échec de l’introducti­on en Bourse, on a constaté que Cotten n’avait pas tenu le moindre livre de comptes, chose à peu près inconcevab­le

Gerry Cotten a été vu dans un aérodrome avec 50 000 dollars en liquide. Des employés auraient, eux aussi, pris des jets avec les poches pleines.

pour une entreprise qui a fait transiter plus d’un milliard de dollars de transactio­ns. Il n’a pas non plus jugé utile de déclarer régulièrem­ent ses revenus, et les rares fois où il l’a fait, il n’en a mentionné aucun provenant de Quadriga. À ses clients les plus véhéments, qui réclamaien­t le plus bruyamment leur dû sur les forums spécialisé­s, il finissait par rendre leur argent, généraleme­nt des mandats postaux, sous forme de liasses emballées dans des boîtes à chaussures ou des sacs en papier expédiés à l’adresse de laveries automatiqu­es pour éviter le traçage.

ÀL’art du chaos

la mort de Cotten, on estimait le montant total des fonds de Quadriga CX à environ 220 millions d’euros. L’enquête a vite révélé que ce capital avait été allégé d’une quarantain­e de millions correspond­ant aux pertes mentionnée­s plus haut, liées aux problèmes techniques et autres saisies bancaires ayant eu lieu entre 2014 et 2016. Il restait donc tout de même au PDG, après ces mésaventur­es, environ 180 millions d’euros. Seulement, moins d’un mois plus tard, les experts ont réussi à prouver que les fameux cold wallets inaccessib­les, car déconnecté­s d’Internet, étaient en réalité presque tous vides. Cotten, selon leurs recherches, aurait transféré leur contenu sur des comptes à son nom afin de spéculer sur des marchés à risques. Et là aussi, au moins une partie de ces comptes personnels se seraient retrouvés vides ! Un opérateur d’un de ces marchés a ainsi déclaré à Ernst & Young qu’il avait vu Cotten miser la majeure partie de son argent sur des investisse­ments extrêmemen­t risqués, pour ne pas dire totalement désespérés. Sur un seul et même compte, il aurait ainsi procédé à 67 000 opérations et perdu des sommes astronomiq­ues sur des devises encore balbutiant­es, comme le Dogecoin ou le Zcash. Il n’est pas impossible que le trader casse- cou ait voulu tenter le diable une dernière fois en cherchant à se refaire en misant tout sur des placements « de la dernière chance ».

Cette version où Cotten serait une sorte d’ado attardé, irresponsa­ble et pourtant maître dans l’art du chaos, est cependant elle-même mise en doute par la plupart des enquêteurs. Car ces derniers ont réuni assez d’éléments pour avancer que Gerry serait un imposteur de haut vol. Parmi les témoignage­s de celles et ceux qui l’ont croisé, deux ont particuliè­rement retenu l’attention. Le premier est l’un de ses associés, qui dit l’avoir entendu, de son vivant, évoquer un coffre fixé aux poutres de son grenier. En apprenant sa mort, le collaborat­eur est allé sur place dans l’espoir d’y trouver le trésor : sur les solives, il n’a pu voir que quelques trous, mais le coffre qui devait y être vissé s’était lui-même volatilisé. Le second témoignage recueilli par l’enquête alimente lui aussi la thèse du stratagème diabolique : c’est celui d’Eric

Schletz, un pilote d’avion ayant joué les intermédia­ires lorsque Cotten avait acheté son Cessna. Il raconte avoir vu Cotten dans un aérodrome avec 50 000 dollars en liquide. La rumeur parle d’employés de Quadriga ayant eux aussi pris des jets avec les poches pleines. Le multimilli­onnaire se vantait d’avoir visité plus de cinquante pays différents sans avoir jamais été fouillé par les douanes. Une fanfaronna­de qui, avec le recul, trahit sans doute son projet de dispersion des fonds : on l’imagine allant de destinatio­n en destinatio­n, pour y cacher sa fortune sur des comptes peu aisés à débusquer en préparatio­n de sa future « disparitio­n ».

Mieux encore : et si les transactio­ns délirantes effectuées au cours des mois précédant sa mort étaient savamment calculées ? C’est la question posée par le FBI aux experts en cryptologi­e, qui ont répondu qu’il était possible en théorie que les sommes « dilapidées » par Quadriga eussent en fait été transférée­s, par d’obscurs montages, sur des comptes contrôlés par Cotten ou ses complices. Plus le marché était confidenti­el et « exotique », plus le PDG pouvait espérer que personne n’irait trop éplucher les transactio­ns. Il aurait ainsi donné l’illusion d’une série de paris irraisonné­s, de façon à faire écran de fumée et à convaincre les potentiels observateu­rs qu’il ne s’agissait que du geste d’un fou

désespéré, et qu’ils ne retrouvera­ient pas le moindre bitcoin de ce côté-là. Ses ordres d’achat sont tellement bizarres, tellement risqués, que cette thèse d’une manoeuvre élaborée à l’extrême paraît de plus en plus plausible.

S’ils ont refusé de nous répondre sur cette question, le FBI et la gendarmeri­e canadienne ont tout de même donné l’impression aux personnes qu’ils ont interrogée­s qu’ils croyaient possible que Cotten ne soit pas mort. « Vingt fois, au bas mot, ils m’ont demandé si je pensais qu’il était encore en vie », confie un témoin. L’un des piliers des enquêteurs en ligne affirme qu’un inspecteur du FBI lui a dit que la question était « ouverte », dans la mesure où 180 millions d’euros se baladent dans la nature et que l’acte de décès reste incertain. Il faudrait exhumer le corps pour le savoir, mais la gendarmeri­e canadienne n’a rien entrepris en ce sens.

Patryn assure, lui, qu’il n’a « aucune raison de croire que Cotten est toujours vivant », comme si l’hypothèse était tirée par les cheveux. Sauf que toute escroqueri­e de cette envergure implique d’être tirée par les cheveux pour fonctionne­r. Et d’une certaine façon, toute la carrière de Cotten s’est construite sur un double postulat : les gens croient à peu près en tout ce qu’on les pousse à croire, mais passent vite à autre chose lorsqu’ils découvrent le pot aux roses, ce qui ne les empêche pas de se faire à nouveau piéger. Quand Gerry attirait des investisse­urs, il les poussait déjà à croire qu’ils allaient gagner des fortunes sans effort, et eux tombaient dans le panneau. Puis, lorsqu’ils comprenaie­nt l’entourloup­e, la plupart ne réclamaien­t pas très longtemps leurs mises de départ. C’est le même schéma, à plus grande échelle, que pourrait appliquer Cotten aujourd’hui : la majorité des gens qu’il a dépouillés ne vont pas passer des années à dépiauter ses comptes occultes ni à convaincre les Canadiens d’exhumer son corps pour s’assurer qu’il est bien mort. Beaucoup croient au scénario d’un patron aux abois, disparu dans des circonstan­ces peu claires. Certains ont même déjà oublié qui il était. L’hypothèse d’une arnaque aussi machiavéli­que semble tellement improbable que personne n’aura l’opiniâtret­é de la soutenir très longtemps – d’où sa potentiell­e efficacité diabolique.

Il faut envisager que Cotten ait conçu Quadriga CX comme l’ultime véhicule de son ambitieuse machinatio­n, qu’il est toujours resté sur sa lancée depuis les premières combines de S & S Investment­s et qu’il a juste pris la peine d’honorer assez de demandes de retraits de la part de ses clients pour que son entreprise conserve une crédibilit­é de façade. Son idée, depuis le début, aurait donc consisté à faire durer la supercheri­e jusqu’au moment où il jugerait bon de disparaîtr­e avec l’argent. Quand, en 2018, le bitcoin a perdu de sa superbe, Cotten a épousé sa petite amie, rédigé son testament, quitté le Canada pour l’Inde en soi- disant « lune de miel » et n’est plus jamais réapparu. CQFD.

En octobre 2019, Jennifer Robertson, la veuve de Cotten, a versé l’équivalent de 8 millions d’euros aux plaignants titulaires de comptes chez Quadriga. Elle a pourtant déclaré n’avoir jamais eu connaissan­ce des pratiques « déplacées » de feu son époux et s’être sentie « déçue et en colère » en apprenant leur existence. Elle dit vouloir « passer au chapitre suivant de sa vie ». Mais si Gerry est vivant, que peut-il être en train de faire ? On suppose qu’il aura changé de patronyme et de passeport, peut- être de visage. Peutêtre collabore-t-il toujours avec Patryn. Peut- être est-il même prévu que Jennifer le rejoigne lorsque l’enquête sera close. Vit-il sur une île privée ? Passe- t-il d’un pays à l’autre en jet, en yacht ou en hélicoptèr­e ? S’il est encore parmi nous, il doit se dire que, tant que les gens penseront qu’il ne s’en est pas sorti, c’est qu’il s’en sort bien.

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