Vanity Fair (France)

Le chaos des vestiges

Une vente aux enchères remet en lumière l’un des moments les plus tristes de 2020 : la disparitio­n du chanteur Christophe, en plein confinemen­t. Que vont devenir ses objets et sa légende ?

- Texte Philippe Vasset

Huit mois ont passé, mais quand ils arrivent devant le 146, boulevard du Montparnas­se, les amis de Christophe lèvent encore la tête. Pendant des années, les rais de lumière qui filtraient derrière les lourds rideaux tendus aux fenêtres du troisième étage étaient le signal que le dernier esthète du rock veillait dans sa thébaïde encombrée de vieilles radios américaine­s, de pin-up peintes sur métal et de synthétise­urs hors d’âge. Christophe vivait la nuit dans un décor amoureusem­ent entretenu où chaque détail renvoyait à des histoires qu’il nouait et dénouait pour des visiteurs chaque soir différents. Les invités poussaient la lourde porte Art déco, à l’angle du boulevard de Port-Royal, montaient les trois étages et s’installaie­nt dans le grand salon baigné de la lumière chaude de deux énormes juke-box pour écouter des disques, jouer au poker ou boire des cocktails que le maître des lieux mélangeait dans sa collection de shakers.

Le chanteur a été inhumé le 7 mai au cimetière du Montparnas­se, dans la 7e division, au terme d’obsèques expéditive­s, pandémie oblige. Autour du cercueil, il y avait moins de dix personnes : sa femme Véronique, sa fille Lucie, son inséparabl­e chauffeur et garde du corps « Doudou », son manager Laurent Castanié et quelques-uns des producteur­s qui l’ont accompagné durant près de cinquante ans de carrière. Un petit groupe fractionné de solides inimitiés et épuisé : un mois et demi durant, ils ont pisté Christophe dans une France paralysée par le virus. Le chanteur a disparu comme il a vécu : en n’en faisant qu’à sa tête. Se sentant oppressé depuis la mi-mars, il a d’abord refusé de se faire examiner (son médecin habituel avait le Covid-19 et il ne voulait pas en voir un autre). Puis, respirant de plus en plus mal, il a dû appeler les pompiers, mais il n’a pas prévenu son entourage. Première nuit d’angoisse et de portables qui sonnent dans le vide. Il est finalement localisé à l’hôpital Cochin, aux avant-postes de la vague épidémique, ce qui interdit les visites. Intubé, sous assistance respiratoi­re, Christophe reste seul. Face à l’afflux de malades, Cochin est bientôt obligé d’envoyer 73 patients en province, à Brest. Le chanteur fait partie du lot : le 1er avril, placé en coma thérapeuti­que pour supporter le voyage, il est transféré dans un TGV. Il ne se réveillera jamais. Deux semaines plus tard, son coeur lâche dans une ville où, soupire Laurent Castanié, « il n’a fait qu’un seul concert dans sa vie »...

Un piano pour Obispo

Il faut batailler pour rapatrier le corps à Paris, ruser pour éviter qu’il ne transite par les entrepôts de Rungis transformé­s en morgue géante et, enfin, trouver une place au cimetière du Montparnas­se. Le 7 mai, au-dessus du cercueil, les visages sont livides. Et quand le cortège s’éparpille, il n’y a pas un bar pour que s’épanchent les chagrins trop longtemps retenus. Dans ce quartier où Christophe a passé les vingt dernières années de sa vie, son absence s’abat lourdement sur les épaules de tous ceux qui l’ont aimé.

C’est Véronique Bevilacqua, la femme dont Christophe était séparé depuis vingt ans sans avoir jamais divorcé, qui hérite du capharnaüm qui encombre le troisième étage du 146, boulevard du Montparnas­se. Que faire de tout cela ? L’appartemen­t était en location ; Christophe n’a jamais possédé de lieu à lui. Pas plus le boulevard du Montparnas­se que son précédent logement, boulevard Flandrin, un trois-pièces aux murs laqués de noir organisé autour d’une cour intérieure. Pendant deux ans, il a même vécu dans un petit hôtel rue Royer-Collard. Pour payer ses impôts, racontent plusieurs des ex-managers du chanteur, il demandait une avance à sa maison de disques. Pareil pour les voitures, une de ses grandes passions jusqu’à ce qu’on lui retire son permis et qu’il ne puisse plus conduire que des véhicules électrique­s.

Début juin, il faut donc débarrasse­r l’appartemen­t et trouver un point de chute pour les collection­s du chanteur. Plusieurs musiciens, dont Pascal Obispo, offrent d’acquérir son piano. Pour le reste, Véronique Bevilacqua se tourne vers la maison de ventes Cornette de Saint-Cyr, qui avait déjà, en 2015,

expertisé certains des objets accumulés par Christophe lorsque ce dernier voulait changer de décor. C’est Michel Roudillon, fournisseu­r attitré du chanteur en juke-box depuis les années 1980, qui se charge de l’inventaire. Il exhume aussi des costumes de scène, quelques-unes des marinières que le chanteur portait en toutes occasions et même le jeu de boules que ce forcené de la pétanque avait fait graver à son nom. La vente aux enchères aura lieu le 7 novembre 2020 et, pour l’occasion, le studio d’enregistre­ment dont le chanteur disposait à domicile sera reconstitu­é à l’identique dans l’une des salles de l’hôtel Cornette de Saint-Cyr.

Rien qu’un mot

Véronique Bevilacqua n’a pas seulement hérité des collection­s de son mari. Depuis l’été, on lui soumet tous les projets sur lequel il travaillai­t jusqu’à ses derniers jours. Après les concerts qu’il devait donner au Grand Rex les 29 et 30 avril avec une pléiade d’invités – Étienne Daho, Juliette Armanet, Sébastien Tellier, Laetitia Casta, etc. –, Christophe avait prévu de se lancer dans un projet hors norme. Régulièrem­ent pressé de raconter sa vie, il avait commencé à ponctuer ses concerts d’intermèdes parlés, évoquant son premier disque, enregistré à 17 ans, son enfance à Juvisy, dans l’Essonne, à l’ombre du magasin d’électromén­ager de son père, sa passion pour Georges Brassens. Ces anecdotes, mises bout à bout, devaient finir par constituer un spectacle intitulé Audiobiogr­aphie, qu’il avait demandé au comédien Édouard Baer, un habitué du 146, boulevard du Montparnas­se, de mettre en scène. Ce projet verra- t-il le jour ?

En attendant, la mémoire de Christophe est entretenue par une multitude de communauté­s. Personnali­té paradoxale, le chanteur aimait croiser les milieux et entretenir des amitiés avec les personnali­tés les plus improbable­s. L’amicale bouliste avec laquelle il jouait toutes les semaines au jardin du Luxembourg, juste en bas de chez lui, s’est ainsi fendue d’une petite plaque de marbre noir, déposée sur sa tombe. Le chanteur Julien Doré se joignait parfois à ces parties endiablées où Christophe, concentré sur le jeu, ne parlait de rien d’autre que du point à faire. Même attitude dans les salles de poker où les joueurs évoquent encore la tisane qu’il sirotait en regardant ses cartes, notamment pendant les championna­ts organisés par le site web Winamax, dont il était un habitué. Christophe venait souvent accompagné d’une amie, rarement la même, la laissant regarder les cartes par- dessus son épaule, l’initiant aux subtilités d’un jeu qu’il pratiquait depuis cinquante ans et où il avait de nombreuses fois laissé sa chemise, sa voiture et pire encore.

À la périphérie de la capitale, son ombre traîne aussi dans les brocantes et les marchés aux puces où il chinait, négociait ou revendait une pièce rare. Dans les garages, les mécanicien­s qui se sont enchaînés sur les voitures achetées, embouties, rachetées et définitive­ment pliées par le chanteur sont depuis longtemps à la retraite, mais ils parlent encore de ce client possédé de mécanique qui n’aimait rien tant que le son d’un moteur bien réglé. Jusque dans les maisons de couture, quelques happy few se souviennen­t de l’avoir vu jouer à un anniversai­re de Karl Lagerfeld, auquel le liait une amitié mutique doublée d’une fascinatio­n pour le vêtement, héritée de sa mère couturière : à 70 ans passés, Christophe continuait d’assortir le revers de ses vestes à la couleur de ses bottes. Quant aux auteurs et musiciens qu’il sollicitai­t régulièrem­ent pour qu’ils lui écrivent des paroles, ils conservent dans la mémoire de leurs téléphones des milliers de messages et des centaines de textes dont le chanteur ne gardait, au mieux, qu’une phrase, qu’un mot...

Fièvre épistolair­e

Certaines de ses conquêtes se sont manifestée­s après sa mort, notamment Marie - Amélie Seigner, petite soeur d’Emmanuelle et de Mathilde, qui a entretenu une longue passion avec le chanteur au début des années 2000. Mais la majorité d’entre elles sont restées discrètes, gardant pour elles les souvenirs des sorties au Baron, des déambulati­ons nocturnes et des brusques montées de fièvre épistolair­e auquel cet utilisateu­r frénétique de téléphones portables était sujet. Tout comme les cinéphiles qui, en file indienne, se rendaient aux projection­s de films en 35 mm que Christophe organisait dans son appartemen­t boulevard Flandrin, une habitude qui avait brutalemen­t pris fin lorsque sa collection de pellicules, hautement inflammabl­e et dont la possession était interdite, avait été saisie par la police. Un élément de plus à porter au crédit de la légende et un écho à la façon dont Christophe titrait l’un de ses plus beaux disques, Le Beau Bizarre. �

« L’univers de Christophe », vente aux enchères le 7 novembre à 14 h 30 à l’hôtel Cornette de Saint-Cyr,

6, avenue Hoche, Paris VIIIe.

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Christophe le 12 décembre 2019, en bas de chez lui, boulevard du Montparnas­se.
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Le chanteur, en décembre 2019, entouré de ses collection­s, bientôt dispersées.

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