Le monde d’à peu près
Rien de plus agaçant que les expressions qui nous font tiquer un chronomètre dans la tête.
Je n’aime pas l’idée du « nouveau monde » ou du « monde d’après » ou de toutes ces expressions pour nous faire comprendre que rien ne sera plus jamais comme avant. En réalité, je n’aime même pas l’idée « d’avant », comme si c’était une masse, un truc stable et immobile. « Avant on faisait comme ci », « avant on faisait comme ça »... comme si tout le monde agissait de la même manière au même moment.
Parler du monde d’avant, c’est comme parler « des gens », c’est faire de la vie une généralité, c’est se faire croire qu’on a compris quelque chose au monde, alors que ce monde change tout le temps.
Je ne sais pas pourquoi je parle de tout ça. Peut- être parce qu’hier, alors que je me plaignais de suer de la moustache sous mon masque, une amie m’a dit : « Aah bah, autant t’habituer parce qu’à partir d’aujourd’hui, ça va être comme ça et ce n’est pas près de changer. » « À partir d’aujourd’hui » ! Alors que ça fait déjà des mois ! Elle m’a dit ça sur un ton arrogant, sous son masque à fleurs cousu maison, comme si elle savait tout sur l’avenir avec ses prévisions sinistres, et puis surtout comme si ses menaces allaient m’empêcher de me plaindre.
Et même si « ce n’est pas près de changer », je préfère me plaindre pour toujours que de m’habituer à tout en me photographiant en selfie avec un masque customisé et de poster ça tagué #lemondedapres.
Qu’est- ce qu’elle m’agace cette expression, comme si notre vie était devenue une frise temporelle d’un livre d’histoire et qu’à la place de JC, y avait Covid.
De toute façon, « carpe diem », « yolo », « le turfu »... ces expressions m’ont toujours toutes irritée, parce qu’elles portent en elles cette idée de se vivre avec un petit chronomètre dans un coin de sa tête
(comme dans une petite fiction dont le générique de fin serait tatoué au- dessus de son propre cul, the end).
Et puis il se trouve que j’ai toujours détesté les jeux chronométrés, les courses, les interros surprises – « vous avez deux heures ! » – et si on me demande de mimer quelque chose en un temps donné, on peut être sûr que je perds tous mes moyens et que je me mets à fixer le sablier bouche bée avec angoisse.
J’ai peut- être un rapport névrotique au temps mais je ne supporte pas qu’on me signale trop qu’il existe, qu’il passe, peutêtre aussi parce que j’ai un peu peur de sombrer dans la nostalgie.
J’aime les listes mais je n’aime pas les tâches, j’aime imaginer mais je n’aime pas prévoir et si je suis invitée à un mariage, je vais préférer ranger l’invitation dans un tiroir et vérifier la date tous les jours en fouillant dans ce tiroir plutôt que de m’infliger de noter un événement dans mon agenda huit mois à l’avance.
C’est peut- être aussi pour toutes ces raisons-là que j’arrive systématiquement avec un retard de cinq à dix minutes à chacun mes rendez-vous. Comme pour me dire, on avait prévu quelque chose, j’ai dépassé l’échéance et tout va bien quand même ! Du coup, permettez-moi d’être un peu à la bourre au rendez-vous avec le monde d’après. �