L’HOMME QUI NE VOULAIT PAS TRAHIR
En 2017, un scientifique iranien venu voir ses enfants est arrêté à New York : le FBI veut en faire sa taupe.
Après avoir décliné l’offre, il a vécu l’enfer dans le système carcéral américain, entre mauvais traitements et épidémie de Covid. Mais pendant son séjour en prison, il racontait son calvaire à Laura Secor. Illustration Claire Merchlinsky.
Sirous et Fatemeh venaient de passer le portique à l’aéroport JFK, à New York, ce 21 juin 2017. Aucun problème, finalement. Il leur avait fallu deux ans pour obtenir ce visa pour les États-Unis qui leur permettait de rendre visite à leurs enfants. Bizarrement, c’était au moment même où le président Donald Trump claironnait qu’il venait d’interdire les séjours des ressortissants iraniens que le consulat américain de Dubaï les avait appelés pour leur annoncer la bonne nouvelle.
Sirous Asgari, 56 ans, professeur à l’université de technologie Sharif à Téhéran, considérait les États-Unis comme sa secondepatrie. Dans les années 1990, il avait passé son doctorat à Philadelphie. Sa fille Sara était née là-bas, ce qui faisait d’elle une citoyenne américaine. Ses deux aînés, Mohammad et Zahra, y avaient fait des études universitaires et ils étaient finalement restés. Certains de ses propres étudiants y travaillaient désormais dans des laboratoires de pointe et ses recherches le menaient de temps en temps à Cleveland.
Pourtant, avant que le couple ne s’égaye dans l’aéroport, deux fonctionnaires s’approchèrent de lui. Ils conduisirent rapidement Sirous et Fatemeh dans une pièce discrète où une cohorte d’hommes du FBI les attendaient : Sirous était en état d’arrestation ! Les agents lui tendirent un acte d’accusation de douze pages. Il y était accusé de vol de secrets commerciaux, de fraude au visa et de onze autres charges. Son séjour à l’université Case Western Reserve (là où a eu lieu le premier débat Biden-Trump en septembre), quatre ans plus tôt, était présenté comme le coeur d’un plan qu’il aurait ourdi pour dérober des secrets à un fabricant de soupapes local pour en faire profiter son pays. Leurs preuves, pouvait-on encore y lire, avaient été accumulées au cours de cinq ans d’interceptions électroniques : ses e-mails avaient été enregistrés avant, pendant et après le séjour en question. Il encourait une longue peine de prison. Dans la confusion, Sirous ne s’aperçut même pas que personne n’avait tamponné son visa ni ne lui avait rendu son passeport.
Pour le scientifique iranien, tout cela ressemblait à un absurde roman d’espionnage : les processus étudiés à Case Western étaient bien connus des spécialistes des matériaux comme lui ; il ne s’agissait pas du tout de secrets commerciaux.
« Si vous tenez à me poursuivre, leur dit-il, vous allez perdre. – Nous n’avons jamais perdu.
– Eh bien, ce sera une première. »
À aucun moment, il n’avait envisagé ses voyages aux ÉtatsUnis au prisme des tensions avec l’Iran. Que des frontières et des intrigues diplomatiques puissent interférer dans les échanges intellectuels de la communauté scientifique lui semblait contre-nature. Il n’en avait pas conscience, mais un piège venait de se refermer sur lui.
La nuit suivante, Fatemeh rentra chez son fils Mohammad tandis que Sirous resta sous la garde de deux agents dans un hôtel. Puis, au matin, les policiers le conduisirent à Cleveland où le tribunal fédéral le mit en examen et décida de son incarcération immédiate dans une prison de haute sécurité.
Le FBI avait quelques raisons de s’intéresser à Sirous Asgari. L’université Sharif était à la pointe de la technologie. La science des matériaux pouvait être utilisée aussi bien pour construire des missiles et des centrifugeuses que pour améliorer les batteries de téléphones ou comprendre les propriétés d’une pierre précieuse. Mais les travaux d’Asgari le cantonnaient au domaine civil. « Je n’ai jamais intentionnellement travaillé à des fins de destruction, m’a-t-il dit, au cours d’une série de conversations que nous avons commencée en 2018. Avec un stylo, on peut aussi bien écrire une lettre d’amour que le mode d’emploi d’une bombe. Le problème, ce n’est pas le stylo. »
Fort en Tem
La carrière d’Asgari était une lettre d’amour... à l’atome. Il se souvenait, émerveillé, de la première fois qu’il en discerna un avec l’aide d’un microscope à transmission d’électrons (Tem) : à la surface d’objets en apparence inerte, il pouvait observer un kaléidoscope d’activité frénétique. Mais un Tem est cher et si sensible qu’il faut le protéger de la lumière, de la chaleur, du froid, de la poussière, du mouvement imperceptible des bâtiments secoués par le vent et du bruit des galaxies lointaines. L’université Sharif en avait acquis un en 1994 pour un demi-million d’euros et Sirous Asgari en était responsable. Pour arrondir les fins de mois et financer leurs départements de recherche, les professeurs de Sharif travaillaient avec des industriels et le gouvernement. Asgari veillait ainsi sur les pièces de turbines à gaz et leur longévité pour le ministère de l’énergie. Il menait une étude de faisabilité pour produire des métaux résistants à la chaleur pour une compagnie minière publique. Ces contrats avaient rapporté quelque 350 000 euros à l’université.
Les sanctions internationales faisaient partie du quotidien en Iran. Dans les années 2010, à l’approche des négociations sur le nucléaire, les restrictions s’accrurent : tout ce qui pouvait servir dans les domaines militaire et civil était interdit d’exportation vers l’Iran. Par définition, la science des matériaux était à cheval sur cette ligne. La commande de pièces de rechange pour le Tem, fabriqué aux États-Unis, n’étant pas une option, Asgari et ses étudiants avaient appris à se débrouiller. Mais en 2011, le super-microscope resta hors-service pendant des mois. Cette année-là, Asgari rendit visite à Pirouz Pirouz, un ami et confrère de Case Western dont le laboratoire disposait d’un Tem dernier cri.
Sirous demanda un congé sabbatique l’année suivante, espérant retourner à Case Western, mais il n’y trouva pas de poste
« Avec un stylo, on peut aussi bien écrire une lettre d’amour que le mode d’emploi d’une bombe. Le problème, ce n’est pas le stylo. » SIROUS ASGARI
et partit donc avec un visa touristique en novembre 2012. Il souhaitait passer du temps avec ses enfants tandis qu’il continuerait à chercher du travail sur place. Quelques jours après son arrivée, Arthur Heuer, le responsable du laboratoire de science des matériaux à Case Western, lui proposa un emploi. L’université se chargerait de lui obtenir un visa de travail et, le temps des démarches administratives, il officierait au laboratoire comme bénévole. Heuer lui promit de le payer rétroactivement une fois son statut modifié (interrogé par nos soins, Heuer dit qu’il ne se souvient pas avoir passé un tel accord).
Le travail consistait principalement à préparer des échantillons pour le Tem, mais au bout de quelques semaines, Heuer demanda à Asgari d’analyser la structure atomique d’un acier inoxydable fourni par un industriel partenaire de l’université, Swagelok – un concepteur de raccords et de vannes installé dans l’Ohio. Au mitan des années 2000, l’entreprise avait généreusement financé le laboratoire et les universitaires travaillaient à la fois sur leurs propres recherches et sur des projets au bénéfice de l’industriel. Swagelok déposa son premier brevet pour un procédé permettant de produire un acier extraordinairement dur et résistant à la corrosion. Les échantillons que Sirous Asgari analysait avaient été soumis à ce procédé.
Après trois mois de bénévolat, le scientifique iranien apprit que l’université ne créerait pas de poste. En mars 2013, Heuer l’informa que sa demande de visa de travail n’avait aucune chance d’aboutir, ajoutant, d’après Asgari : « Le gouvernement se préoccupe de tes activités aux États-Unis. » Pourtant Sirous continua à travailler pendant que Case Western lui cherchait un remplaçant et Heuer lui versa des honoraires sur des fonds discrétionnaires.
Chantage au Bureau
Au bout d’un mois, Sirous Asgari trouva une carte du FBI sur sa porte. Elle appartenait à l’agent spécial Matthew Olson. Au dos, le policier avait griffonné un mot demandant de le rappeler. En Iran, la convocation par un service de renseignement est synonyme d’ennuis. Asgari téléphona à Olson qui lui proposa de le retrouver quelques minutes plus tard au café d’en face. L’agent semblait vouloir seulement discuter. Il lui demanda la raison de sa présence à Cleveland et le scientifique lui expliqua le congé sabbatique, l’offre de poste, les pièces de rechange manquantes de son Tem en Iran. Asgari supposa que le FBI était derrière le rejet de sa demande de visa de travail. Quatre mois de labeur et quelque 20 000 dollars (17 000 euros) qui ne lui seraient jamais payés : le gouvernement américain était responsable. Olson fit mine de prendre ses plaintes à coeur. Il lui offrit 5000 dollars (4000 euros), à condition qu’il signe un document qu’un autre homme dans le café – l’agent spécial Timothy Boggs, officier du contre- espionnage du bureau du FBI de Cleveland, chargé de l’Iran – lui donnerait. Asgari comprit qu’Olson n’était pas là pour l’arrêter : il essayait de le recruter.
Asgari eut un haut-le- coeur. Il ne signerait rien du tout, dit-il, ni ne toucherait un centime venant du FBI : les gens honorables n’acceptaient pas de telles propositions. Une demi- douzaine d’Iraniens en visite aux États-Unis ou y résidant m’ont décrit de telles manoeuvres d’approche du « Bureau » – non sans appréhension d’ailleurs, car Téhéran suspecte tous ses ressortissants ayant eu affaire avec le FBI d’être de potentiels espions. Certains m’ont raconté des conversations polies avec des agents fédéraux, des échanges de cartes, des refus acceptés... D’autres ont évoqué des demandes plus insistantes, des menaces voilées, des ennuis judiciaires au cours des années suivantes. Le FBI utilise les faiblesses de ses cibles pour les forcer à collaborer. De la petite différence dans les documents d’immigration à d’insignifiantes violations des sanctions décidées par Washington, les agents agitent parfois la menace d’une mise en examen pour appuyer leurs demandes. Mais cette fois, Sirous Asgari put rentrer en Iran, convaincu qu’il en avait fini avec cette histoire.
Que s’était- il passé ? À la fin de l’année précédente, l’agent Boggs fut informé par un de ses contacts à Case Western qu’un Iranien avec un visa touristique travaillait au labo. Une chance, se dit- il : un professeur de l’université Sharif comptait forcément dans ses relations des scientifiques collaborant avec l’industrie militaire ou nucléaire en Iran. Le visa touristique était le point faible d’Asgari, car il ne lui permettait pas d’occuper un emploi aux États-Unis. Olson déclara d’ailleurs au juge qu’il avait rencontré le scientifique pour évaluer s’il pouvait être « utile dans d’autres domaines ».
En interrogeant Heuer, le responsable du laboratoire, l’agent Boggs apprit qu’Asgari n’avait travaillé sur aucun sujet secret ou classifié. Il demanda néanmoins à un juge une commission rogatoire pour accéder aux e-mails d’Asgari, arguant qu’il avait de bonnes raisons de croire que l’Iranien violait les sanctions américaines. À la lecture de son courrier, l’enquêteur nota que les contacts d’Asgari avec ses confrères de Case Western étaient bien antérieurs à son arrivée et que, durant son séjour à Cleveland, il avait écrit à de nombreux collègues de l’université Sharif. Il releva également que le laboratoire de Case Western avait reçu des fonds de la marine américaine pour un travail sur la carburation à basse température, tandis que des chercheurs de l’université Sharif travaillaient parfois avec la marine iranienne. Asgari avait même reçu un e-mail à propos de véhicules sous-marins autonomes alors que ce n’était pas son domaine d’expertise et un étudiant lui demandait de relire un projet de carburation à basse température. Le FBI vit dans ces échanges la preuve du vol du procédé de Case
Western au bénéfice de l’industrie pétrochimique iranienne. D’ailleurs, les e-mails qu’Asgari avaient auparavant envoyés à son confrère Pirouz pour trouver du travail montraient la préméditation et le visa de tourisme, la dissimulation. Mis bout à bout, ces éléments constituèrent l’acte d’accusation qui fut présenté à Sirous Asgari en 2017.
Peut- être quelqu’un au FBI a- t-il vraiment cru que le scientifique iranien transmettait des secrets industriels à son pays. Mais l’enquête fait plutôt penser à un dossier monté de toutes pièces pour pousser Asgari à devenir un informateur des services secrets américains. Lorsque sa famille déposa une demande de libération sous caution, Daniel Riedl, le procureur, proposa une rencontre avec des hommes du FBI, en présence de son avocat, Edward Bryan. Il était accompagné d’agents de Cleveland, ainsi que de « certaines personnes de Washington », d’après Asgari. En vingt- deux ans de carrière, Edward Bryan n’avait jamais vu ça. Habituellement, un accusé concède au moins une des charges retenues contre lui et collabore en échange d’une réduction de peine. L’Iranien, lui, ne reconnaissait rien. D’ailleurs, ce que lui voulaient les agents du FBI n’avait rien à voir avec ce qu’on lui reprochait : ils souhaitaient qu’il les renseigne sur son pays. « C’était une affaire de contre- espionnage déguisée en accusation de vol de secrets industriels », m’expliqua Bryan.
Les agents interrogèrent principalement Asgari sur des projets qui auraient un lien avec les capacités militaires et nucléaires de l’Iran – des recherches auxquelles Asgari n’était en rien mêlé – et sur des collègues de l’université Sharif dont le FBI avait trouvé les noms en fouillant ses e-mails. Asgari refusa de répondre. Il se contenta de leur raconter une parabole perse. Un homme devient ami avec un ours parce qu’il croit avoir besoin d’un protecteur puissant. Une nuit, tandis qu’il dort, une mouche se pose sur son visage. L’ours écrase la mouche avec un rocher et tue l’homme. Moralité : « Ne deviens pas l’ami de gens stupides, même s’ils sont très puissants », leur dit Asgari.
Après une autre rencontre vaine, le gouvernement lui proposa une libération sous caution à condition qu’il réponde à quelques questions. Asgari accepta, pensant qu’il était désormais clair pour tous qu’il ne répondrait qu’à celles qui concernaient sa mise en examen. Mais à peine équipé d’un bracelet électronique pour être libéré, il fut arrêté par le service de l’immigration et des douanes (ICE). Il apprit que son visa n’avait pas été tamponné à JFK, très probablement parce qu’il ne s’agissait pas d’un vrai (le FBI peut délivrer de faux visas à des étrangers à la seule fin de les appréhender à leur entrée sur le territoire). Le gouvernement demanda officiellement à l’ICE de reporter l’expulsion après le procès. Asgari sortit donc de la prison de haute sécurité au bout de deux mois et demi pour être immédiatement renfermé dans un centre de rétention. Libéré sous caution après huit jours, il s’installa dans un immeuble décrépi de Cleveland. Les procureurs et le FBI vinrent le voir plusieurs fois. Il refusa toujours de plaider coupable et de devenir un informateur. La colère et la frustration du Bureau ne firent que croître et Asgari commença à comprendre que ses refus répétés lui coûteraient cher.
Il ne pouvait pas quitter le pays avant la fin de la procédure judiciaire. S’il était condamné, il irait en prison ; s’il était relaxé, il serait expulsé. Et il n’avait aucune idée de ce qui l’attendait en Iran. Asgari ne voulait pas bénéficier d’un échange de prisonniers entre les deux pays, convaincu qu’il avait des chances de gagner son affaire sans que son cas ne soit politisé.
Hell on ICE
Son procès commença le 12 novembre 2019. L’accusation était très technique mais le fond semblait vide : Sirous Asgari aurait volé des secrets commerciaux à une entreprise qui n’en avait apparemment pas souffert et au bénéfice de personne. En outre, les dits secrets étaient connus depuis des décennies et avaient été publiés dans des brevets et des publications scientifiques. Pour étayer leurs accusations, les procureurs s’appuyaient sur un e-mail de Sunniva Collins, une chercheuse en matériaux de Swagelok détentrice de plusieurs brevets sur la carburation à basse température. Pour les procureurs, la description précise du procédé qu’elle y faisait, à destination des échantillons qu’Asgari devait analyser, était la « recette » du secret volé. L’Iranien n’avait transmis cet e-mail à personne et son auteure témoigna en sa faveur. L’accusation continua avec deux autres courriers, l’un contenant un ensemble de données fausses et l’autre, le projet que l’étudiant l’avait prié de relire. Les autres accusations étaient tout aussi inconsistantes et la défense demanda l’abandon des charges. Le juge accepta mais il voulait rédiger son jugement avant de prononcer le non-lieu. Le ministère public, sachant que l’affaire n’allait pas dans son sens, informa le service de l’immigration et des douanes qu’il ne souhaitait plus différer l’expulsion : l’agence pouvait venir prendre le prisonnier. Aussitôt la séance levée, un officier s’approcha de la table de la défense pour remettre le prévenu entre les mains de l’ICE. Asgari venait d’être acquitté et il dormirait en prison. De toute évidence, le gouvernement se vengeait. (Riedl, le procureur, a refusé nos demandes d’interviews).
Ce jour-là, Asgari, blanchi, entama une descente aux enfers de sept mois dans un vaste système carcéral hors de portée de la justice américaine. L’homme fut transféré dans une prison privée où criminels et immigrés illégaux étaient mélangés. Lors de son arrivée, on craignait une épidémie de grippe aviaire et les prisonniers des quartiers de haute sécurité cognaient sur les portes tard dans la nuit. La nourriture le rendit malade et il se contenta de nouilles chinoises aux légumes lyophilisés qu’il devait acheter. Il m’appelait plusieurs fois par semaine. Un jour, je lui ai raconté que j’avais visité un laboratoire de microscopie électronique à New York pour voir les instruments dont il se servait. Cette nuit-là, pour la première fois en deux ans, il rêva qu’il travaillait sur un Tem. « Je me suis réveillé tellement plus serein », me confia- t-il. Il tenta de se lier avec certains des prisonniers de haute sécurité. Presque chaque semaine, il s’emparait d’une nouvelle cause, ce qui agaçait les surveillants. Trois mois plus tard, il fut transféré au beau milieu de la nuit dans un autre centre, pire encore : une soixantaine de lits dans une pièce ouverte, espacés de moins d’un mètre, une seule douche, trois toilettes dégoûtantes dépourvues de paravents, bruit et lumière en permanence. Mais rien qui puisse plomber le moral d’Asgari autant que les mots d’accueil de la surveillante : « On m’a briefé sur toi, lui lança- t- elle. N’essaie pas de la ramener ici. »
Asgari rejoint sa couche où il resta prostré. Son engagement, ses médiations, sa propension à chercher des solutions pour tout le monde, tout cela l’avait soutenu jusqu’alors. « Après deux ou trois ans de combat judiciaire contre des accusations absurdes, je paye toujours », me dit- il. Passé l’abattement initial, il se reprit. Le fait de se mêler à ses codétenus lui donnait de la force. Il leur enseignait les énergies renouvelables : voitures électriques, batteries au lithium, panneaux solaires... Il en vint même à considérer la fonctionnaire qui l’avait accueilli si froidement comme une « amie proche ». « Elle a l’air sévère mais elle a un coeur d’or », me déclara- t- il.
Sirous Asgari s’étant engagé à rentrer dans son pays à ses propres frais, la prolongation de sa détention était incompréhensible. Il ruminait l’injustice dont il était victime. Il n’était pas entré illégalement aux États-Unis. Il avait obtenu et payé son visa. De quoi le punissait- on ? Mais sa force de caractère n’avait d’égale que la force d’inertie de l’administration de l’ICE. Aucun recours n’aboutissait. Le service de l’immigration envoyait parfois des représentants. C’était la procédure et ils n’étaient pas compétents pour juger de la logique ou de la justesse des mesures qu’ils appliquaient, expliquèrent- ils. Il leur raconta alors une blague iranienne : un homme aperçoit deux groupes d’ouvriers, l’un creusant une tranchée le long de la route, l’autre la refermant derrière. Le passant, étonné, demande aux travailleurs ce qu’ils font. Ils lui répondent que le gouvernement a engagé trois entreprises, l’une pour creuser, l’autre pour installer un oléoduc, la troisième pour refermer.
La deuxième ne s’est jamais présentée. Ils font donc leur travail. « Voilà, leur dit- il, une parfaite définition de l’ICE. »
Le coronavirus toucha brutalement l’Iran en février 2020 avant de ravager les États-Unis. Les vols vers Téhéran furent suspendus. Souffrant de pneumonies à répétition depuis six ans, d’une fragilité chronique du foie et de tension artérielle, Sirous Asgari était considéré comme une personne à risque en cas de contamination. Il développa une infection pulmonaire fin février, guérie grâce aux antibiotiques, et il en conclut que ce n’était pas le Covid-19. Puis, à mesure que l’épidémie progressait, il fut transféré d’une prison fétide à une autre. La première fois, le voyage pieds et poings liés dura plus de douze heures. Certains de ses compagnons, dans l’impossibilité d’accéder aux toilettes, durent se résoudre à faire sur eux. L’avion alla d’escale en escale, chargeant chaque fois de nouveaux migrants pour atterrir finalement en Louisiane, où l’ICE disposait d’un centre d’expulsion. Asgari s’évanouit en sortant de l’avion.
Il apprit des autres détenus qu’on ne pouvait y rester plus d’une semaine. Au bout de sept jours, il reprit l’avion. Seize heures enchaîné, même scénario que la première fois. À la fin, le vol pour l’Iran qu’Asgari devait prendre fut annulé à cause de la pandémie. Celui dans lequel il se trouvait retourna donc en Louisiane avec plus de cent immigrants à bord.
L’Iranien remarqua à cette occasion que les gardiens portaient des masques et il pensa qu’ils savaient quelque chose qu’il ignorait. Celui que son fils avait prévu pour son retour au pays était dans sa valise et il n’avait pas le droit d’aller le chercher. Le centre de rapatriement était une bombe virale prête à exploser. Sa population ne fit que croître à mesure que les pays fermaient leurs frontières. Alors que la plupart des Américains se confinaient et gardaient près de deux mètres de distance entre eux dans la rue, les détenus de l’ICE marinaient dans leur jus.
Une semaine plus tard, le manège aérien se reproduisit. Comme Asgari avait quitté le centre pour un jour, l’ICE avait techniquement évité qu’il y passe plus d’une semaine. Son fils Mohammad, de plus en plus inquiet pour son père, contacta des militants des droits humains et des avocats. S’il avait été condamné pour espionnage industriel, il se serait retrouvé dans une prison dont les détenus étaient libérés à cause de l’épidémie.
À la fin du mois de mars, Asgari fut transféré dans un centre correctionnel privé tentaculaire, à la frontière entre la Louisiane et le Texas. L’unité était une boîte de béton, l’air y était si humide qu’il mouillait les draps, la quarantaine de lits était rouillée... Les rares fenêtres étaient recouvertes de Plexiglas semi- opaque. Asgari n’avait jamais vu un endroit pareil. « Chaque fois que je pense que ça ne peut pas être pire, l’ICE me surprend », m’a- t- il dit. Il était malgré tout soulagé d’avoir quitté la Louisiane. Un détenu de son unité avait été testé positif et ils avaient tous été transférés dans un nouveau centre pour être placés en quarantaine et leur température
L’accusation est vide : Sirous Asgari aurait volé des secrets à une entreprise qui n’en a pas souffert et au bénéfice de personne. Ces secrets étaient connus depuis des décennies et avaient été publiés.
surveillée. « Certains d’entre nous pleurèrent en arrivant. Mais je les rassurai : “Ici, vous êtes plus en sécurité.” » Asgari me confia néanmoins que l’endroit était inhumain : « Personne ne parle à personne. C’est humiliant et répugnant de parquer des gens ici. » Toutefois, une certaine camaraderie finit par s’installer, même s’il ne connaissait pas l’espagnol.
Les révoltés du Covid
L’ ICE ne prenait pas la quarantaine très au sérieux. Plusieurs Colombiens avaient été renvoyés dans leur pays, malgré l’exposition reconnue au coronavirus. Des Salvadoriens furent également expulsés avant la fin de la période d’isolement. Avec d’autres détenus, Asgari s’unit pour invoquer l’habeas corpus et contester les conditions de leur détention face à cette négligence évidente des services de l’immigration. Mi-avril, trois hommes avaient été testés positifs hors de son dortoir. Sa tension artérielle faisait des bonds. À ce moment-là, son unité était isolée depuis plus de quatorze jours et personne n’était tombé malade. Mais tandis que nous parlions, il vit qu’un nouveau détenu était amené dans son bâtiment – faisant courir un risque à tous ceux qui étaient à l’intérieur. « Je ne peux pas laisser faire ça », m’annonça- t-il. Il raccrocha, puis me rappela peu après pour me dire que si je n’avais pas de ses nouvelles dans l’heure, c’est qu’il serait sans doute en quartier disciplinaire et qu’il faudrait alors appeler sa famille. Dix minutes, nouvel appel : j’entendais les autres l’acclamer. Il les avait convaincus de bloquer l’entrée. Il informa les gardes qu’il luttait pour sa vie et qu’il ne laisserait pas tomber. Ses compagnons de cellule l’avaient suivi et le nouveau venu n’avait pu entrer. « Maintenant, les gens sont contents, me dit-il. Personne n’a flanché. » Quand la relève des gardes arriva, ceux- ci le remercièrent de ce qu’il avait fait : ça les rassurait eux aussi. L’enthousiasme d’Asgari dura peu. Sa jambe droite enfla et rougit, se couvrant de bleus alors qu’il ne s’était pas cogné. Parcourir les trente mètres séparant son lit de la porte où les médicaments étaient distribués et où les toilettes se trouvaient, lui devint extrêmement difficile. On lui refusa un fauteuil roulant et à la place, une infirmière lui proposa de la glace. Il vit un médecin qui l’envoya d’urgence à l’hôpital. L’échographe confirma le diagnostic : de petits caillots de sang s’étaient formés dans ses membres et il recommanda aux services de l’immigration de ne pas le mettre dans un avion. Asgari n’était pas tout à fait mécontent que son départ soit encore repoussé. S’il restait, le caractère arbitraire de sa détention pourrait être reconnu. « Je veux montrer à ces gens qu’ils ont eu tort », me dit-il.
Asgari était implacable quand il avait une idée en tête et il y avait toujours un combat à mener. L’hôpital lui donna des béquilles, mais au bout de deux jours, il les renvoya à une infirmière et exigea de nouveau un fauteuil roulant. Le règlement l’interdisait, lui répondit- on. Pour protester, il demanda à ses codétenus de le tirer sur un drap jusqu’à sa destination. Il me confia en riant qu’ils le traînaient si vite que ses fesses étaient en feu. Un jour, un garde déposa un fauteuil roulant dans son unité. Asgari attribuait de telles victoires à la détermination individuelle. « Un individu innocent, indépendant et sage l’emportera toujours, dans n’importe quelle situation », me dit-il.
Les atomes d’une société
En détention, Sirous avait eu le temps de réfléchir à sa vie. Il était devenu étudiant en ingénierie métallurgique à l’université de Téhéran en 1977, au moment où le mouvement révolutionnaire montait, avec sa faculté pour épicentre. Une fois le shah destitué et la République islamique proclamée, en 1979, il avait participé à la création d’une organisation appelée « Le djihad de la construction ». Il avait coordonné des équipes pour construire des routes, des conduites d’eau et cultiver du blé. Durant la guerre Iran-Irak, les étudiants ingénieurs s’étaient tournés vers la logistique militaire. Ils avaient aidé à concevoir un pont flottant installé sous l’eau au beau milieu de la nuit puis gonflé grâce à des réservoirs d’air. Asgari avait lui-même participé à cinq offensives. Il avait vu des corps déchiquetés et un tir de mortier tomber juste derrière lui. Il n’avait pas pris part à la révolution par idéologie religieuse mais parce qu’il croyait en l’égalité. Il pensait que la justice sociale était plus importante
que n’importe quelle théorie de l’État. Ce qui le surprit le plus lors de son premier voyage en Amérique, dans les années 1990, c’était qu’une société aussi calme et ordonnée ait pu surgir de la cruelle mécanique du capitalisme.
Il songeait que son temps en détention lui avait offert une meilleure compréhension des États-Unis que n’en avaient les Américains eux-mêmes. Il avait passé deux ans aux prises avec le système judiciaire fédéral et cinq mois entre les griffes des services de l’immigration, tout ça parce que le FBI n’avait pas réussi à le recruter et que son visa – si jamais c’en était vraiment un – n’avait pas été tamponné. Il gardait de l’affection pour l’Amérique. Il s’émerveillait que, dans chaque prison, il soit toujours possible d’alerter des journalistes et que ceux- ci puissent publier ce qu’ils voulaient sans craindre d’être censurés. Mais ce qu’il appréciait le plus, c’était l’indépendance de la justice : « Iranien, je suis passé devant un juge américain, réfléchissait-il. Ce magistrat a débouté le FBI en ma faveur. J’ai eu le privilège d’être témoin de la façon dont il a mené le procès, de la sélection du jury jusqu’au verdict, de son impartialité et de son sens de l’équité.
Je pense que ce sont des valeurs universelles qui devraient être respectées par tous les gouvernements, le mien compris. Mes avocats, qui se sont donnés à fond pour me défendre, étaient employés par l’État qui a monté cette affaire. »
Quelle déchéance ça avait été de passer entre les mains de l’ICE, dans cette zone de non- droit, très éloignée des valeurs américaines ! Quant au fait de déplacer constamment les clandestins par avion, ça devait bien rapporter un profit caché à quelqu’un. Sinon, il ne comp renait tout simplement pas... Qui était-il, ainsi que les autres détenus des services de l’immigration, aux yeux de la loi américaine ? Pour être libérés sous conditions, des gens qui avaient été emprisonnés précisément en vue d’être expulsés devaient d’abord prouver qu’ils ne prendraient pas d’avion pour rentrer chez eux. Leur détention était administrative et non punitive mais ils étaient mélangés avec des criminels.
La prison était un creuset de relations humaines et la foi qu’Asgari avait en elles sortit renforcée de cette expérience. Dans une unité pénitentiaire, impossible de se cacher derrière un personnage, un compte en banque ou un succès – ni même derrière un agenda surchargé. Les gouvernements pouvaient bien tenter de les contraindre ou de les détruire, mais les êtres humains, dans la plus grande promiscuité et la plus élémentaire égalité, avaient tendance à coopérer, découvrit Sirous Asgari. Il avait toujours été un érudit en microstructures et maintenant, il comprenait que les atomes d’une société – dont toutes les propriétés émanent –, c’étaient les gens. Les liens qui les unissaient donnaient toute sa force à la structure.
Asgari revit le médecin pour de nouveaux bleus sur sa jambe et celui- ci refusa encore qu’il prenne l’avion – à destination de Cleveland ou de Téhéran, il ne l’a jamais su. Il demanda une chaise en plastique pour se doucher et il se trouva de nouveau en butte avec le règlement, dont personne ne se rappelait la logique, à supposer qu’il y en ait jamais eu une. Si seulement l’ICE pouvait le confier à sa fille, disait-il, « en quatre jours, je serai chez moi à regarder la télévision et à manger de la nourriture iranienne ».
Fin avril 2020, Asgari fut testé positif au Covid-19. Il s’éveilla trempé de sueur, il était faible et toussait sans cesse. On le plaça dans une cellule à pression négative, qui empêche l’air contaminé de sortir et d’infecter les autres détenus. Il n’avait pas le droit d’accéder à la douche, un accès limité au téléphone et, pour seul compagnon, une grosse araignée noire. Au moins son niveau d’oxygène dans le sang restait-il stable. Un magistrat proposa que sa revendication à bénéficier de l’habeas corpus en raison de la négligence sanitaire de l’ICE soit rejetée au motif qu’il était déjà infecté et ne faisait donc plus partie des personnes à risque.
Quand sa fièvre tomba, il fut placé dans une unité avec d’autres malades du Covid. L’épidémie toucha près de deux cents prisonniers. Pour une fois, Asgari eut de la chance. Durant sa convalescence, sa femme se mit à discuter pour de bon avec le ministre des affaires étrangères de son pays. Un échange de prisonniers avait eu lieu en décembre précédent et un autre était en discussion. Au printemps, les Iraniens firent de l’expulsion d’Asgari un prérequis à tout accord : ils honoreraient leur part du marché seulement après que l’ICE l’aurait renvoyé en Iran. Début mai, la presse américaine eut vent de l’échange à venir et des articles mentionnèrent le nom de Sirous Asgari. Ken Cuccinelli, directeur des services de citoyenneté et d’immigration, affirma à l’agence Associated Press que les États-Unis avaient tenté de renvoyer le scientifique chez lui dès le mois de décembre mais que les Iraniens avaient tardé à confirmer la validité de son passeport jusqu’à février, quand l’épidémie éclata, rendant tout voyage international impossible.
Fin mai, un tribunal de Louisiane décida finalement de reconnaître l’habeas corpus à Asgari et donna deux semaines à l’ICE pour le libérer. Mais avant que cela n’arrive, il fut expulsé. Il m’appela le 4 juin. Il était dans sa maison de campagne, à Taleghan, dans les montagnes au nord de Téhéran. Il souffrait du décalage horaire, toujours sous le choc de sa liberté retrouvée et bouleversé par le goût de la nourriture. Des dignitaires iraniens l’avaient reçu. Les journaux locaux lui réclamaient des interviews, désireux de le présenter comme une victime emblématique de l’injustice américaine. Pour le moment, il avait décliné ces demandes : il ne voulait pas que son cas soit politisé.
Sirous Asgari avait l’intention de rentrer en Iran de la même façon qu’il en était parti – comme un scientifique cosmopolite, attaché à la raison et à l’atome. « Je ne veux pas être échangé, m’avait- il dit lorsque l’idée avait été évoquée la première fois. J’aurais aimé remporter ce procès devant un tribunal, un juge et un jury américains. Parce que je n’ai rien fait de mal. » �
Asgari n’était pas tout à fait mécontent que son expulsion soit repoussée. S’il restait, le caractère arbitraire de sa détention pourrait être reconnu. « Je veux montrer à ces gens qu’ils ont eu tort. »