« Il faut prendre soin de moi »
Qui se dissimule derrière Louise Bourgoin, l’une des actrices les plus populaires de sa génération ?
Pour le savoir, Toma Clarac a rencontré la jeune femme alors qu’elle terminait le tournage de la seconde saison d’Hipprocrate, bientôt diffusée sur Canal+, la chaîne de ses débuts dans les années 2000. Retour sur un parcours exemplaire.
« Quand vous me regardez, je ne sais pas si vous pensez “Je t’aime” ou “Je vais te tuer”. » FRÉDÉRIC TADDEÏ À LOUISE BOURGOIN
Dès le départ, elle avait un plan. Elle ne s’étendrait pas sur la « cuisine interne » de l’actrice (« ça intéresse qui ? »), ne s’attarderait pas sur la vie en période de pandémie – sinon pour condamner la mise à l’arrêt de la culture – parce que, plus que d’autres, elle est à l’abri. Elle veillerait également à ne pas ressasser des sujets abordés dans des entretiens précédents. Enfin, elle ferait tout ce qui est en son pouvoir pour ne pas nous fournir de « phrase à clics », le genre d’énoncé qui, sorti de son contexte, suscite une réaction médiatique inversement proportionnelle au contenu du propos. Elle n’est pas surprise, du reste, quand on lui dit qu’on la trouve sur ses gardes : « Mais pas du tout. Je suis concentrée. »
Depuis près d’une heure, Louise Bourgoin répond à nos questions avec une attention extrême, les yeux rivés sur le sol pour ne pas se laisser distraire. « Je ne sais pas si c’est pathologique, mais je suis capable de mettre le même degré d’intensité dans tout ce que j’entreprends. » Tout, ça peut être un rôle, un dessin à quatre mains avec son fils ou, dans notre cas, un entretien. « Je sais que ça surprend souvent les gens, mais je suis quelqu’un d’hypersérieux. » Et nous qui espérions secrètement retrouver le personnage de la miss météo effrontée et désopilante qui l’a révélée sur Canal+ voilà près de quinze ans... Après tout, on en aurait bien besoin.
Les bureaux de Vanity Fair, où l’on s’est retrouvés parce que les cafés sont fermés, offrent une vue désolée sur Paris. La lumière pâle de décembre n’arrange rien. Sans parler du confinement, sans fin, du froid, polaire, ou de Valéry Giscard d’Estaing, mort. Louise Bourgoin avait rencontré l’ex-président de la République sur le plateau du « Grand Journal » de Michel Denisot sur Canal+. Elle mime les salutations et les clins d’oeil que VGE lui avait adressés alors que leurs voitures se suivaient sur les quais de la Seine au retour de l’émission : « Il avait demandé à Denisot quelles études j’avais faites. C’est curieux non ? »
Bourgoin se sert de son regard comme d’une ponctuation. En point final à chacune de ses réponses, elle lève la tête, nous défie des yeux et se fend d’un sourire aussi ravissant qu’illisible. L’actrice a été marquée par une pique que Frédéric Taddeï lui avait lancée au cours d’une interview : « Quand vous me regardez, je ne sais pas si vous pensez “Je t’aime” ou “Je vais te tuer” », lui avait-il dit en substance. Or c’est précisément dans cet entre- deux nébuleux qu’on évolue à notre tour, déboussolé, confus : sous le charme. Plus tard, en discutant avec ceux qui l’ont côtoyée dans le travail, à la télé où elle a débuté, au cinéma où elle a vite enchaîné ou dans Hippocrate, la série hospitalière de Thomas Lilti dont on s’apprête à découvrir la très attendue seconde saison, on comprendra : l’application que l’actrice met en toute chose est telle qu’elle menace à chaque instant de se retourner contre elle. Un mal récurrent du perfectionnisme. « Parfois, je suis obligé de lui demander d’arrêter de réfléchir aux liens de causalité entre les scènes, les épisodes, dit Thomas Lilti, de la ramener au présent du tournage. Louise est très cérébrale. Elle a besoin de tout penser. » Comment le réalisateur, médecin de formation, explique- t-il cette approche obsessionnelle ? « Peut- être s’agit-il d’une forme d’angoisse, d’un besoin de maîtriser au maximum les choses pour se rassurer. Un jour elle m’a dit : “Je suis grande. Tout le monde croit que je suis costaud, mais il faut prendre soin de moi.” »
Q« Un truc en plus »
uand Thomas Lilti parle de Louise Bourgoin, on jurerait qu’il brosse le portrait de Chloé Antovska, l’interne qu’elle campe dans Hippocrate. Une jeune femme ambitieuse atteinte d’une anomalie cardiaque qu’elle cache à ses collègues avant qu’une attaque n’étale au grand jour sa vulnérabilité (et ne la laisse dans un état critique à la fin de la première saison). Il s’étonne lui-même de la ressemblance. « Ça pourrait paraître présomptueux de ma part, mais voilà : dans la carrière d’un acteur, il y a quelques rôles comme ça qui sont de véritables rencontres. Louise et Chloé sont profondément connectées. J’oublie parfois ce qui vient de l’une et ce qui appartient à l’autre. Dans la fabrication de ce personnage, elle a bien fait la moitié du chemin. » D’après Karim Leklou, qui joue un médecin légiste rêvant de soigner les vivants dans Hippocrate, l’actrice et son personnage ont un rapport identique au travail, un même professionnalisme exacerbé. « Louise et Chloé ont surtout le même sens de la franchise. Ça peut être assez perturbant », rigole Zacharie Chasseriaud, qui incarne un jeune interne vite dépassé par les événements. La principale intéressée paraît fébrile à l’évocation de Chloé. Le rôle l’a jetée dans un état de trouble « inédit », et pas seulement parce qu’elle doit cohabiter avec le personnage au fil des épisodes et des saisons : « J’ai joué beaucoup de rôles d’amoureuses, dit- elle. Je n’y vois rien de mal en soi, mais la vie d’une femme n’est pas régie par ça. Et encore moins celle de Chloé. J’aime beaucoup son côté brut de décoffrage. Il y a quelque chose de jouissif à ne pas s’embarrasser de politesses quand on joue. Jusqu’ici, en règle générale, je me contentais de faire ce qu’on attendait de moi. Cette fois, il y a un truc en plus. » De toute évidence, tout tient dans ce « truc en plus », qu’on ne saurait nommer et qui nous tourmente.
De la saison 2, dont le tournage à rallonge s’est achevé quelques jours plus tôt, elle n’a le droit d’évoquer que les grandes lignes : la promesse d’une nouvelle déflagration à l’hôpital Raymond-Poincaré et la confirmation que le coronavirus sera au coeur du récit. Ce raccord avec l’actualité s’est fait sur le tas ou presque tandis que le pays se confinait et que les hôpitaux souffraient, mais la première saison avait anticipé la crise en imaginant un service vidé de ses médecins titulaires à cause d’un virus inconnu et des internes livrés à eux-mêmes en raison d’une politique sanitaire défaillante. C’est autour de cette vision engagée portée par Lilti que le casting s’est soudé, sans bouder les effets mélodramatiques propres aux séries hospitalières