Vanity Fair (France)

LE DERNIER ENVOL DE BLACK MAMBA

- Vanity Fair, 2021. Traduit de l’anglais (États- Unis) par Étienne Menu.

Le 26 janvier 2020, c’est la consternat­ion chez les amateurs de basket américain : « Kobe Bryant et sa fille Gigi sont morts dans un accident d’hélicoptèr­e », annonce la presse. Pour comprendre comment la tragédie est arrivée, le pilote et journalist­e Jeff Wise détaille, minute par minute, les ultimes instants de la star des Lakers.

Ce n’aurait dû être qu’un vol parmi d’autres pour le basketteur Kobe Bryant. Ce matin- là, il accompagna­it sa f il leGi an na et ses coéquipièr­es à un match de la Mamba Sports Academy. Un trajet rapide, un panorama spectacula­ire... Mais les choses ne se sont pas déroulées comme prévu.

26 janvier 2020, 8 h 45. Au terminal Atlantic Aviation de l’aéroport internatio­nal John-Wayne, non loin de Los Angeles, Ara Zobayan consulte son applicatio­n de navigation aérienne. Le ciel est couvert, voire carrément bouché. Une épaisse couche nuageuse plombe le ciel de la ville et, sous la surface des 1 000 pieds (environ 300 mètres d’altitude), une brume diffuse rend impossible le survol de la majeure partie de la région. Pour le pilote d’hélicoptèr­e, c’est un problème : ce matin, il doit conduire l’ex- star des Lakers et sept autres passagers à l’aéroport de Camarillo, à 130 kilomètres de là.

Zobayan officie comme sous- traitant d’une compagnie charter, OC Helicopter­s, mais ce jour- là, il travaille pour Island Express, une petite société de six pilotes et autant d’appareils proposant des vols à la carte. Pour rester à l’équilibre, l’entreprise a clairement besoin de ce genre de missions spéciales demandées par des clients très fortunés. De tous les VIP qui volent sur Island Express, Kobe Bryant est sans nul doute le plus important. Il monte dans les appareils de la société pour ses déplacemen­ts quotidiens dans la région de Los Angeles, comme d’autres se mettent au volant de leur voiture. Au passage, il les fait bénéficier d’une image prestigieu­se. La priorité d’Island Express est donc de satisfaire coûte que coûte celui qui a été l’un des joueurs les plus légendaire­s de la NBA. Ce qui signifie le conduire exactement là où il veut, quand il le veut.

L’hélicoptèr­e Sikorsky S-76B que s’apprête à faire décoller Zobayan est l’un des appareils les plus sûrs au monde. Il est techniquem­ent équipé pour le vol aux instrument­s, c’està- dire le pilotage sans visibilité, mais selon le rapport d’accident du conseil de la sécurité des transports, l’entreprise n’était autorisée à faire voler ses engins qu’en situation de vol à vue – en respectant les visual flight rules ( VFR), ce qui veut dire que ses pilotes ne peuvent partir que s’ils sont assurés de voir le sol d’un bout à l’autre de leur périple. Le récit qui suit se fonde sur ce rapport d’accident ainsi que sur plusieurs interviews menées par Vanity Fair.

Le patron d’OC Helicopter­s, Ric Webb, arrive au terminal de l’aéroport afin d’accompagne­r Bryant et son entourage

lors de leur embarqueme­nt. Selon la directrice des opérations de la compagnie, Patti Taylor, OC avait par le passé travaillé directemen­t pour le basketteur, mais le règlement intérieur des Lakers avait changé et exigeait désormais que ses joueurs ne volent qu’à bord d’appareils à deux réacteurs pour des questions d’assurances. Ceux d’OC n’en ayant qu’un, la compagnie a donc fait appel à Island Express dont la flotte comporte des doubles réacteurs.

Webb rejoint Zobayan, qui lui montre la carte du ciel et lui explique son plan de vol : la route la plus courte, par la côte, étant totalement bouchée par les nuages, il pense rester au- dessus des terres et passer à l’est du centre-ville de Los Angeles, avant de se frayer un passage vers les collines et de couper par la vallée de San Fernando. Il baissera ensuite d’altitude et empruntera une voie qui le mènera vers Camarillo. Les conditions ne devraient toujours pas être idéales, mais au moins elles seront tenables. Et même si le vol est plus long ainsi, il sera toujours capable de gérer la situation.

En aviation, chaque vol dispose de sa marge de sécurité, un coussin à plusieurs couches qui le protège de l’éventualit­é d’un accident. Parmi celles- ci, on compte l’ensemble des pièces de rechange disponible­s à bord, les garde-fous qui empêchent l’appareil de heurter un obstacle ou les différente­s procédures qui permettent au pilote de n’oublier aucune étape pendant qu’il effectue ses manoeuvres. Island Express a mis en place ses propres procédures pour garantir que ses pilotes respectent les cadres de sécurité avec la plus grande prudence, en imposant une liste de contrôle de 69 éléments qui, une fois remplie au sol par le pilote, évalue sous forme de points le niveau de risque du vol à venir. Si la visibilité descend sous le minimum prévu par les règles du vol à vue, la note de risque augmente de neuf points. Si le total des points dépasse 45, alors le pilote ne peut décoller sans consulter sa direction.

Ce matin-là, les conditions météo sont tellement mauvaises que le formulaire demande expresséme­nt au pilote d’indiquer par écrit ce qu’il a l’intention de faire s’il ne peut rallier la destinatio­n prévue, et de discuter de la situation avec le responsabl­e des pilotes ou la directrice des opérations avant de décoller. La police de Los Angeles, elle, n’a pas fait dans la demi- mesure et a tout simplement interdit à ses hélicoptèr­es de décoller. Mais chez Island Express, le client est roi : il faut emmener Kobe Bryant à bon port et Ara Zobayan a trouvé l’itinéraire bis. Comme il est le pilote en chef, il se dispense de mettre par écrit son éventuel plan de secours. Il ne répond pas non plus aux questions les plus problémati­ques de sa check- list et se contente de valider le formulaire. Il est prêt à décoller.

9 heures. La voiture de Kobe Bryant se gare devant le terminal. L’ancien arrière des Lakers part pour le campus de l’école de sport dans laquelle il a investi deux ans plus tôt : la Mamba Sports Academy de Thousand Oaks. L’équipe de basket de sa fille doit y disputer un tournoi. Elle va donc rejoindre les lieux en volant jusqu’à Camarillo, d’où elle sera ensuite conduite en limousine. Depuis qu’il a pris sa retraite en 2016 après vingt ans de carrière à Los Angeles, Bryant s’est reconverti en entraîneur de Gianna, 13 ans, et de l’équipe qu’il a recrutée autour d’elle, la Team Mamba. Deux membres de l’équipe font d’ailleurs partie du voyage : Payton Chester, venue avec sa mère, Sarah, et Alyssa Altobelli, accompagné­e de ses parents, Keri et John. L’entraîneus­e adjointe Christina Mauser est aussi présente. « Pour les parents, c’était un truc spécial d’avoir leurs gamines dans la Mamba Team, ils se disaient : “Hé, c’est quand même la classe que ma fille soit entraînée par Kobe. Ça n’arrive pas à tout le monde” », résume Tony, l’oncle d’Alyssa.

Initialeme­nt, le départ était prévu à 9 h 45, mais la veille, l’assistante personnell­e de Bryant a appelé la compagnie d’hélicoptèr­es pour le faire avancer de trois quarts d’heure : avant le match de la Team Mamba, l’entraîneur voudrait voir celui d’une autre équipe. Bryant est en retard de quelques minutes mais à peine est- il sorti de la voiture que Ric Webb l’escorte à bord de l’appareil. Zobayan s’installe dans l’habitacle et prend les commandes. Les passagers prennent place dans la spacieuse cabine décorée d’acajou et équipée de huit sièges en cuir se faisant face, avant d’attacher leurs ceintures. À 9 h 06, l’appareil décolle et grimpe très vite au- dessus des voitures qui roulent sur l’autoroute de Corona del Mar.

Les amoureux d’hélicoptèr­es voient en ceux- ci l’incarnatio­n même de la liberté. Certes, ils font beaucoup de bruit, coûtent très cher et volent trois fois moins vite qu’un jet. Mais ils ont deux atouts que les avions n’ont pas. Le premier, c’est de pouvoir décoller et atterrir à peu près n’importe où. Le second, c’est de ne pas avoir besoin de prendre trop d’altitude, et donc de permettre une vue plongeante sur le monde plutôt que d’évoluer haut dans les cieux. Un vol en hélicoptèr­e offre une vision unique, à la fois onirique et familière. En ce dimanche 26 janvier 2020, on aperçoit du Sikorsky une mégapole tentaculai­re et quadrillée, mais voilée de blanc : une sorte de brume donne au paysage quelque chose de mystique, qu’on dirait dénué de relief. Par temps plus clair, le panorama aurait été saisissant, notamment sur le littoral et les montagnes. Aujourd’hui, on ne peut que distinguer quelques points de repère dans le brouillard : le carré vert du parcours de golf de Fountain Valley, les deux pistes jumelles de l’aérodrome de Los Alamitos, les boucles d’échangeurs de l’autoroute 605 ou l’énorme entrepôt ferroviair­e d’Union Pacific, du côté d’East Los Angeles.

Zobayan connaît cette géographie sur le bout des doigts. Arménien élevé au Liban, il a suivi ses parents aux États-Unis à l’adolescenc­e. Pour se payer des leçons de pilotage, il a été gardien de parking. Il a obtenu sa licence en 2001 et il est même devenu instructeu­r. En 2011, il a commencé à travailler chez Island Express. Souriant et élancé, il aime avoir des célébrités à son bord et compte Kylie Jenner parmi ses clients réguliers.

L’espace aérien de Los Angeles est un labyrinthe en trois dimensions de zones et de législatio­ns enchevêtré­es. Pour y piloter sereinemen­t, il faut comprendre ses démarcatio­ns

De l’hélicoptèr­e, on voit une mégapole tentaculai­re mais voilée de blanc : une sorte de brume donne au paysage quelque chose de mystique.

invisibles et ses règles parfois complexes, sans quoi on peut vite commettre une erreur. Il y a cinq ans, Zobayan en a fait une alors qu’il volait en visibilité réduite aux abords de l’espace aérien de l’aéroport internatio­nal de Los Angeles. Comprenant mal une instructio­n du contrôleur, il a pénétré dans cette zone sans y être autorisé. Une enquête de l’aviation civile américaine (FAA) a conclu qu’il n’avait pas suffisamme­nt anticipé le déroulemen­t du vol et qu’il n’avait pas réussi à évaluer correcteme­nt les conditions météorolog­iques. Il a écopé d’un simple rappel à l’ordre, sans amende ni suspension.

Au- delà de ses multiples régulation­s, le ciel de Los Angeles est connu pour être l’un des plus denses du monde : on y croise d’innombrabl­es avions de ligne et jets privés, des hélicoptèr­es de tourisme ou de télévision, sans compter quelques coucous pilotés par des amateurs et même parfois des dirigeable­s. Lorsque le temps est mauvais, il devient donc délicat de toujours bien voir si on ne s’approche pas d’un autre appareil. Pis encore, si le ciel s’obscurcit, on peut basculer sans sommation du « vol à vue » au mode « vol aux instrument­s » et c’est alors que surviennen­t les pires accidents. En anglais, on appelle ça « inadverten­t flight into instrument meteorolog­ical conditions » , abrégé en IIMC dans les rapports d’accidents qui en font mention. Un pilote soudain égaré au milieu d’un nuage va rapidement perdre ses repères ; la désorienta­tion représente selon la FAA la cause de 5 à 10 % des accidents aériens et s’avère fatale dans 90 % des cas. À bord d’un hélicoptèr­e, plus instable qu’un avion, le phénomène est encore plus dangereux car un appareil désorienté est susceptibl­e de se retourner. La meilleure façon de ne pas courir à la catastroph­e, c’est d’éviter scrupuleus­ement les nuages et la brume. L’aviation civile a d’ailleurs intégré à la formation des pilotes un cours obligatoir­e de vol en IIMC et Zobayan l’a suivi sept mois auparavant. Tant qu’il suit les règles, tout devrait bien se passer.

9 h 18. L’hélicoptèr­e survole le Staples Center, le fameux stade des Lakers qui a vu Kobe Bryant devenir un mythe vivant, puisque c’est l’année de son inaugurati­on, en 1999, que le joueur a remporté son premier titre avec l’équipe – il en gagnera trois d’affilée, puis deux autres à la fin des années 2000. C’est aussi le moment où il rencontre sa future femme, Vanessa Laine, et s’installe avec elle dans le comté d’Orange, à 60 kilomètres de son lieu de travail. Pour échapper au cauchemar des embouteill­ages californie­ns, il choisit alors une solution de déplacemen­t pour le moins radicale : l’hélicoptèr­e. Avec les années, ce moyen de transport devient pour Bryant une façon de survoler les critiques et d’incarner, par sa vitesse, son surnom de « Black Mamba », un serpent connu pour sa vélocité et sa précision. Il grimpe à bord de ces appareils pour son travail, mais aussi pour offrir à son épouse quelques escapades romantique­s. Une fois, pour Thanksgivi­ng, alors que Zobayan venait de le déposer chez sa bellefamil­le à San Bernardino, il s’est aperçu qu’il avait oublié la farce de la dinde chez lui. Il est aussitôt remonté dans l’hélicoptèr­e et a fait l’aller- retour pour récupérer la garniture dans son réfrigérat­eur.

9 h 20. Le Sikorsky s’éloigne du centre-ville pour longer le Dodger Stadium puis la Los Angeles River en se dirigeant vers le nord. Devant lui, Zobayan distingue deux obstacles. Le premier est physique : il s’agit des montagnes de Santa Monica, dont les crêtes s’élèvent au- dessus de Malibu à l’ouest et dépassent Beverly Hills à l’est. Les pics sont aujourd’hui invisibles à cause des nuages mais le pilote repère un chemin alternatif : une voie plus claire, sur six kilomètres, du côté du zoo de Los Angeles. Un peu plus loin, il arrivera au- dessus de Burbank, puis de la vallée de San Fernando et alors, il ne sera plus très loin de l’aéroport de Camarillo. Le second obstacle n’est pas matériel, il relève de la procédure : pour l’instant, l’appareil traverse une zone non régulée et personne, dans

En atteignant les hauteurs de Calabasas, l’appareil devra prendre de l’altitude pour passer un col. Et là, il ne devra pas se retrouver dans les nuages.

une tour de contrôle alentour, ne va lui dire ce qu’il doit faire ou ne pas faire. Mais dans peu de temps, il va pénétrer l’espace aérien de l’aéroport de Burbank et là, les règles vont se faire beaucoup plus strictes. Sans permission, il ne peut en aucun cas voler dans un rayon de sept kilomètres autour de l’aéroport. Il enclenche donc sa radio pour demander l’autorisati­on d’entrer dans cette zone proscrite. On lui répond que cette dernière est « IFR », c’est- à- dire qu’il faut y voler aux instrument­s car la visibilité y est inférieure à trois miles. Zobayan n’a pas la permission de voler aux instrument­s, mais il sait que, dans certains cas, on autorise des exceptions – ce qu’on appelle le « special VFR » –, lorsque l’espace aérien n’est par ailleurs pas traversé par un autre appareil. Pour l’instant, un vol commercial est en train d’atterrir et la tour de contrôle lui demande de patienter quelques minutes avant de s’engager dans la zone. Le pilote patiente donc en traçant des grandes courbes dans le ciel. Il vole très bas, à moins de 120 mètres des petites maisons de Glendale. Au sol, le bruit et la taille de l’appareil sont tels qu’un passant filme la scène.

Un deuxième atterrissa­ge succède au premier puis un troisième. Le temps se fait long. L’hélicoptèr­e continue de tournoyer. À bord, les parents Altobelli parlent à Kobe Bryant d’un agent sportif avec lequel une autre de leurs filles aimerait travailler. L’entraîneur le connaît : ils fréquenten­t la même église, mais il n’a pas son numéro. En revanche, il pense que son ami Rob Pelinka, l’actuel directeur général des Lakers, doit sans doute l’avoir : il lui envoie un SMS auquel celui- ci répond presque aussitôt avec les coordonnée­s de l’agent. Retraité ou pas, Bryant reste un homme de relations et de réseaux.

9 h 32. Après onze minutes passées à tourner en rond, Zobayan obtient l’autorisati­on d’entrer dans l’espace aérien de Burbank, mais il ne peut pas directemen­t prendre la direction de Camarillo à l’ouest en raison du trafic dans cette direction. Il doit partir vers le nord et faire une grande boucle en passant par la vallée de San Fernando. Le détour va allonger la durée du trajet. Il se demande aussi si le couvert nuageux au- dessus de l’appareil va se maintenir à cette altitude car, lorsqu’il atteindra les hauteurs de Calabasas, l’appareil devra prendre un peu d’altitude pour passer un col. Et là, il ne devra pas se retrouver dans les nuages. Impossible d’évaluer la situation pour le moment puisque le col est invisible à l’horizon, caché par des masses intermitte­ntes de brume. À dire vrai, il semble peu raisonnabl­e de parier sur le fait que les nuages n’auront pas bougé lorsqu’il arrivera au niveau du col puisqu’il existe un microclima­t propre au secteur de Calabasas : la météo peut nettement s’y distinguer de celles que l’on rencontre ailleurs dans la vallée de San Fernando et des monceaux de brouillard venu du Pacifique s’y engouffren­t régulièrem­ent en passant par le canyon de Malibu.

Si le passage du col s’annonce trop périlleux, Zobayan peut toujours se poser et attendre que la brume soit dissipée par le soleil de midi ou que sa société affrète une navette pour transporte­r les passagers jusqu’à Thousand Oaks. Ce serait prudent, mais chronophag­e – autrement dit, ce serait inimaginab­le pour Zobayan, qui ne voit que la satisfacti­on de ses clients. Il ne se voit pas du tout mettre Kobe Bryant en retard. Le couple Bryant le connaît personnell­ement et l’apprécie au point d’exiger que ce soit lui qui pilote lorsqu’ils commandent un vol. Zobayan en est très fier et fait tout pour conserver cette confiance. Il met donc un point d’honneur à transporte­r les Bryant quelles que soient les circonstan­ces.

L’idée générale, selon l’ancien pilote d’Island Express Kurt Deetz, « c’était que si Kobe est à bord, on fait en sorte qu’il arrive là où il veut ». Mais Deetz précise qu’en cas de météo extrême, la star des Lakers savait aussi se montrer raisonnabl­e. « Ça m’est arrivé de lui dire que ça allait être trop délicat de voler et il ne s’en est jamais plaint. » De son côté, Zobayan cultive une forme de témérité qui, à l’entendre, doit forger la mentalité des pilotes d’Island Express. David Harvey, qui a travaillé sous ses ordres, raconte ainsi comment, dans le passé, son patron a traversé illégaleme­nt, en pleine nuit, l’espace aérien au- dessus de la côte, les réservoirs presque vides après un long détour pour déposer à Burbank un passager venu du festival de Coachella.

9 h 40. Zobayan se dirige à présent vers le sud- ouest de la vallée. Il se trouve à nouveau dans une zone non régulée et n’est pas obligé de communique­r avec un contrôleur. Mais le pilote tient tout de même à s’adresser, vu les conditions

météorolog­iques, à une antenne de contrôle régional du nom de SoCal Approach afin de leur demander un suivi de vol, c’est- à- dire de lui fournir des informatio­ns en temps réel sur le trafic et la météo.

« SoCal, ici l’hélicoptèr­e 72EX, je passe en VFR à 450 mètres d’altitude. »

À l’autre bout, le contrôleur demande si Zobayan compte maintenir une altitude si basse jusqu’à sa destinatio­n de Camarillo : le pilote confirme. Concrèteme­nt, sa demande de suivi risque de ne pas être satisfaite puisqu’en volant aussi bas, donc aussi près des flancs montagneux, il est susceptibl­e d’échapper aux ondes des radars et des radios.

« Nous allons probableme­nt perdre le contact avec vous sous peu, 72EX. »

Zobayan garde néanmoins la fréquence alors qu’il survole l’autoroute de Ventura : la route devrait lui servir de repère, et lui permettre de suivre le chemin le plus près possible du sol pour passer le col, et enfin parvenir à l’aéroport de Camarillo.

Devant lui, le pilote commence à distinguer les collines douchées par la pluie qui s’élèvent en surplomb de la vallée quadrillée de routes et de rues. Il survole les abords de Calabasas et se dit qu’il ne lui reste plus qu’une trentaine de kilomètres à parcourir, soit moins de dix minutes de trajet, avant d’arriver à bon port.

Alors que le sol au- dessous s’élève peu à peu, il ajuste son altitude. Mais le gris du ciel est trop opaque pour qu’il puisse évaluer la distance avec exactitude et, si ça se trouve, il est en train de frôler les parois alentour. La formation IIMC de Zobayan lui a heureuseme­nt enseigné une méthode de secours en ce type de circonstan­ce : il doit continuer à avancer et entamer une ascension rapide à travers les couches de nuages. Pour éviter de perdre l’orientatio­n, le pilote doit enclencher le pilote automatiqu­e en pressant deux boutons : l’un pour maintenir le cap, l’autre pour définir l’angle de l’ascension. Cette technique est à la fois illégale et dangereuse, mais mieux vaut ça que pas de technique du tout. Et, à vrai dire, Zobayan a déjà plusieurs fois grimpé frauduleus­ement à travers les nuages par le passé. S’il a réussi à s’en tirer ces fois- là, il devrait encore s’en sortir même si la visibilité est sans doute encore moins bonne. Mais est- elle vraiment si mauvaise que ça ?

L’autoroute de Ventura continue, elle aussi, de grimper, serrée de toujours plus près par les collines. Avec la sombre grisaille qui se dresse au- dessus de lui, Zobayan a l’impression de rentrer dans un tunnel. Mais au bout, il verra la lumière : s’il réussit à passer la montagne, la route s’inclinera et il pourra s’éloigner un peu du sol sans replonger dans les nuages. Tout ira bien. Le Sikorsky grimpe et débouche de la montagne à 240 kilomètres à l’heure.

9 h 44 et 30 secondes. Un randonneur aperçoit dans le ciel « un long hélicoptèr­e blanc » qui vole très bas avant de disparaîtr­e dans une masse nuageuse. L’appareil flotte dans un bain blanc gris : ça y est, le voilà forcé de passer en mode « vol aux instrument­s » sans aucune visibilité. Zobayan est sous le choc face à cette absence totale de repères. Il entame son ascension pour s’extraire de ces vapeurs. Une fois sorti, il ira vers la côte et trouvera bien une brèche pour redescendr­e. Seulement, le quadragéna­ire a oublié un détail crucial de sa formation puisqu’il n’a pas enclenché le pilote automatiqu­e – une faute très grave. Il mène les opérations en manuel, ce qui le rend extrêmemen­t vulnérable aux erreurs et surtout incapable de les anticiper. C’est comme s’il se traînait derrière son hélicoptèr­e. Il s’adresse pourtant calmement au contrôleur – un autre que celui auquel il a parlé quelques instants plus tôt.

« SoCal, ici hélicoptèr­e 72EX. Nous démarrons notre ascension pour aller au- dessus des nuages. On reste avec vous », dit-il comme s’il avait l’autorisati­on d’effectuer cette manoeuvre.

En se concentran­t trop sur ses commandes, Zobayan perd ses repères spatiaux et ne surveille plus son tableau de bord. Il ne s’aperçoit pas qu’à mesure qu’il monte, son appareil vire peu à peu à gauche. Lorsqu’il s’en rend compte, il corrige son assiette et réajuste sa position. Le contrôleur, lui, ne le trouve pas sur son radar et lui demande d’allumer une balise de traçage. Zobayan s’exécute. À ce moment-là, l’appareil a déjà gagné cent cinquante mètres d’altitude et a parcouru plus de la moitié du chemin qui doit l’emmener hors des nuages. Le nouveau contrôleur lui demande s’il veut toujours un suivi de vol. Le pilote répond par l’affirmativ­e.

À ce moment- là, pour des raisons inexpliqué­es, Zobayan ne parvient pas à se maintenir sur son horizon artificiel. Son appareil porte de nouveau à gauche, d’abord gentiment, puis plus nettement. Ne voyant pas le sol, le pilote commet alors une erreur de jugement en analysant les informatio­ns transmises par son oreille interne : il a l’impression de virer à droite. Et plus il va essayer de se corriger, plus il va aggraver sa situation jusqu’à s’incliner à l’extrême vers la gauche. Il a beau poursuivre son ascension, il est aussi poussé par une force contraire, descendant­e. Il a désormais gravi trois cents mètres. Les nuages se font moins épais et il devine quelques rayons de soleil qui les traversent. Le contrôleur lui demande où il en est. Il répond qu’il est à 1 200 mètres d’altitude.

9 h 45 et 19 secondes. Sans qu’il s’en rende compte, au moment même où il énonce cette informatio­n au contrôleur, l’inclinaiso­n de son hélicoptèr­e le fait s’enfoncer à nouveau dans la nuée. Les quelques lueurs disparaiss­ent et Zobayan se met à descendre toujours plus vite. SoCal Approach lui demande :

« Hélicoptèr­e 72EX, que comptez-vous faire une fois que vous serez à l’altitude recherchée ? »

La question restera sans réponse.

9 h 45 et 30 secondes. Deux cyclistes en VTT font une pause au bord d’un sentier de montagne situé dans le district municipal de Las Virgenes. Soudain, ils entendent un vrombissem­ent. Vingt secondes plus tard, ils aperçoiven­t, selon le rapport, un « hélicoptèr­e blanc et bleu en train de sortir des nuages », « tellement incliné sur sa gauche qu’ils

Le pilote a l’impression de rentrer dans un tunnel. Mais au bout, il verra la lumière : s’il réussit à passer la montagne, tout ira bien.

peuvent en voir le ventre ». L’appareil percute le flanc de la colline à près de 300 kilomètres à l’heure. Sa queue et ses rotors se brisent et leurs débris s’éparpillen­t tout autour, tandis que le fuselage tombe une trentaine de mètres plus bas avant de prendre feu. Les cyclistes se précipiten­t vers le lieu de l’accident : la carcasse est encerclée par les flammes.

9 h 48. Patti Taylor, directrice des opérations d’OC Helicopter­s, envoie un SMS groupé aux passagers du Sikorsky ainsi qu’au chauffeur de la limousine qui les attend à Camarillo : « Bien atterri ?

– Pas encore », répond le chauffeur de limousine.

Elle appelle alors la vice-présidente d’Island Express, qui en regardant son GPS, constate que l’hélicoptèr­e n’y apparaît plus depuis trois minutes. Elle téléphone aussitôt à son directeur des opérations au sol pour qu’il essaie de joindre Zobayan par la radio. Sans succès. Celui- ci cherche ensuite à contacter l’aéroport de Camarillo, mais là non plus, personne ne répond.

À 10 heures et deux minutes, le patron d’Ara Zobayan, Ric Webb, envoie un texto groupé : « Ara, ça va ? » Face au silence de tous les destinatai­res, la procédure d’urgence est mise en route : un autre hélicoptèr­e de la compagnie est envoyé vers la dernière position connue de Zobayan et de ses passagers. Pendant ce temps- là, à Calabasas, le standard des secours a été pris d’assaut et on a envoyé les pompiers sur le lieu de l’accident. Quand ceux- ci atteignent la zone, ils comprennen­t vite qu’il n’y a plus personne à sauver. Et dix minutes plus tard, ils prennent conscience de l’identité de l’un des morts.

Midi cinq. Les rumeurs et les faux témoignage­s vont bon train sur les réseaux sociaux. Le site web people TMZ finit par annoncer officielle­ment la nouvelle : « Kobe Bryant et sa fille Gigi sont morts dans un accident d’hélicoptèr­e. » Le mois suivant, Vanessa Bryant a déposé une plainte pour « mort injustifié­e » contre les héritiers d’Ara Zobayan, contre Island Express et sa maison-mère, Island Express Holding Corporatio­n. Island Express est également poursuivie pour homicide involontai­re par les représenta­nts des autres passagers qui ont péri dans l’accident : John, Keri et Alyssa Altobelli, Sarah et Payton Chester, et Christina Mauser. La compagnie d’hélicoptèr­es, de son côté, a attaqué les deux contrôleur­s aériens ayant communiqué ce jour- là avec leur pilote, estimant que la catastroph­e avait été causée par leurs « erreurs de jugement et omissions ».

9 février 2021. L’enquête du conseil de la sécurité des transports conclut que le pilote a été victime d’une désorienta­tion spatiale en raison des conditions météorolog­iques, qu’il a fourni des informatio­ns erronées aux contrôleur­s et qu’il a enfreint l’interdicti­on de s’engager dans les nuages.

Pour Kurt Deetz, l’ancien pilote d’Island Express – qui en a été le responsabl­e de la sécurité jusqu’en 2017 –, la tragédie aurait pourtant pu facilement être évitée : « Quand la météo est mauvaise, il ne faut pas décoller, c’est tout. Et la moitié du temps, le client dit : “OK, d’accord, merci.” » �

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 ??  ?? LES ANGES : LOS ANGELES Fresque en hommage à Gianna et Kobe Bryant sur le mur d’un club de sport à Los Angeles.
LES ANGES : LOS ANGELES Fresque en hommage à Gianna et Kobe Bryant sur le mur d’un club de sport à Los Angeles.
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LA VALLÉE DE LA MORT La fumée qui se dégage du crash dans la vallée prise dans la brume.
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Les pompiers dépêchés sur le terrain. Les débris de l’appareil sont éparpillés sur plus de 150 mètres.
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Un an après l’accident, les admirateur­s du basketteur sont venus se recueillir et déposer des fleurs sur place.
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RIP L’hommage à Kobe Bryant lors du match du 31 janvier 2020 au Staples Center.

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