Vanity Fair (France)

CANDIDATS au mirage

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« Pour une maison achetée, une Mercedes offerte ! » De plus en plus d’influenceu­rs s’installent à Dubaï, capitale du divertisse­ment, qui met tout en oeuvre pour attirer cette clientèle avide de soleil, de cadeaux fiscaux et de bling. Constance Dovergne raconte comment l’émirat est devenu une téléréalit­é à ciel ouvert.

Au bout d’un r uban gou - dronné qui file entre les eaux turquoise du golfe arabo-persique, il s’élève dans la brume comme un mirage sous LSD. Haut d’une centaine de mètres et grand comme trois fois Versailles, une architectu­re évoquant le palais d’Aladin ou peut- être Las Vegas : l’hôtel Atlantis, 1 539 chambres, 22 restaurant­s et deux parcs d’attraction­s aquatiques, est le joyau de Dubaï et l’emblème de ses ambitions touristiqu­es démesurées.

On y a vu Kim Kardashian tirer du lit une intrigante que son beau- frère avait invitée dans la suite sous-marine de l’hôtel, sans doute pour admirer le ballet des raies et des requins. Au dernier étage, la suite panoramiqu­e – 924 mètres carrés de marbre et de dorures à 29 000 euros la nuit – fut le théâtre d’accrochage­s éméchés entre mères au foyer richissime­s de

Beverly Hills, dont les déboires font l’objet d’une célèbre émission aux États-Unis, « The Real Housewives ». En mer, ce complexe pharaoniqu­e est l’arrière-plan préféré d’une nouvelle population de visiteurs sensibles à son allure show- off : ici, Nabilla embrassant langoureus­ement son mari à l’avant d’un yacht ; là, un youtubeur à cheval sur un jet- ski. Dubaï, l’émirat dont la capitale s’est glissée en un temps record à la quatrième place des villes les plus visitées au monde, peut dire merci à ces promoteurs d’un nouveau genre et que l’on appelle les « influenceu­rs » . Leur travail ? Se mettre en scène sur les réseaux sociaux, y vanter les mérites des marques qui les rémunèrent auprès de leurs millions d’abonnés. Les plus puissants d’entre eux sont généraleme­nt issus du monde de la téléréalit­é ou de YouTube. Ils touchent des rémunérati­ons dignes de salaires de footballeu­rs et l’émirat les accueille désormais à bras ouverts. Grâce à eux, l’enclave longtemps perçue comme inabordabl­e et obscuranti­ste s’est métamorpho­sée en capitale mondiale du divertisse­ment.

Combien sont-ils ? Impossible à estimer précisémen­t mais chaque mois, depuis environ deux ans, plusieurs dizaines d’entre eux y filment en direct leur emménageme­nt. Dans le centre-ville, les entreprise­s francophon­es spécialisé­es dans l’aide à l’installati­on de ces nouveaux résidents sont légion. Ouverture de compte en banque, création des papiers d’identité, ligne de communicat­ion permanente sur WhatsApp, négociatio­n immobilièr­e, visites de maisons en Range Rover avec chauffeur... Tout est géré clé en main avec la qualité de service d’une concierger­ie cinq étoiles, au plus grand bonheur des candidats de téléréalit­é ravis de ce traitement VIP. L’illusion d’un luxe bon marché est partout : villas de 600 mètres carrés avec piscine et vue sur le golf au prix d’un studio de l’est parisien, que les promoteurs liquident comme des paquets de lessive : « Promos d’automne ! Moins 50 % jusqu’à la fin du mois, pour une maison achetée, une Mercedes offerte ! » Personnel de maison au cordeau pour 600 euros par moi s . Voitures de sport bradées par les concession­naires comme s’il en pleuvait. Salles de gym high- tech, restaurant­s spectacula­ires, centres commerciau­x assez grands pour satisfaire la plus brûlante des fièvres acheteuses. On peut même y défier les lois de la nature, en dévalant une piste de ski le matin avant d’aller admirer le coucher du soleil au beau milieu du désert.

Charia, censure et répression

Tous s’y installent, séduits par l’aura bling de la destinatio­n, son éternel été et un gros cadeau fiscal – les résidents n’y paient pas d’impôts. Mais, ils le jurent tous, « avant tout pour la sécurité ». Avec, en toile de fond, toujours le même trauma : un cambriolag­e en France. Jazz Correia, 3,3 millions d’abonnés sur Snapchat, vedette des « Anges de la téléréalit­é » et de « La villa des coeurs brisés », raconte le sien à Aix- en-Provence, en avril 2018, d’une voix encore vacillante : « J’entends mon mari hurler dans le salon, je tombe sur un mec cagoulé dans mon lit. Ils m’ont attachée à une chaise, gazé ma fille de 4 mois, poignardé Laurent, vidé la maison en quarante- cinq minutes. » Pour leur propension à s’exhiber sur les réseaux sociaux, les influenceu­rs issus du monde de la téléréalit­é sont les proies privilégié­es des cambrioleu­rs. C’est qu’il suffit de les suivre avec un peu d’attention sur Snapchat pour tout savoir : où ils vivent, quel soir ils s’absentent de chez eux, combien de sacs Hermès ils possèdent, où sont planqués les bijoux... Et quand les policiers arrivent sur place, ce n’est pas la compassion qui les étouffe. « Vous ne l’avez pas un peu cherché en vous exhibant ainsi ? » « C’est le prix à payer quand on vit comme vous... » « D’ailleurs, c’est à vous la Lamborghin­i dehors ? » s’entendent-ils répondre. Les influenceu­rs récoltent au mieux de la condescend­ance et subissent, dans le pire des cas, la diffusion sur Internet de photos volées de leurs blessures et des enregistre­ments de leurs plaintes. « Quand j’ai repris mes esprits, c’était sans appel, se souvient Jazz. “On fait les valises et on se casse le plus loin possible de la France.” » Direction Dubaï donc, sous l’impulsion de son mari Laurent, fondateur d’une société de pronostics de matchs de football, « parce que filmer les grosses voitures, les gros clubs et les grosses tours, c’était hyper bien pour promouvoir son business ». À plus de 6 000 kilomètres, c’est un autre monde, une bulle artificiel­le et scintillan­te qui s’offre à eux. « La lumière de Los Angeles et les palmiers de Miami à trois heures de décalage horaire de Paris », me détaille, extatique, Hillary Vanderosie­ren, valeur sûre de la téléréalit­é depuis sa première apparition, voilà dix ans, dans « Les Ch’tis font du ski » sur W9. Depuis lors, ses fans l’ont vue tomber folle amoureuse dans « Les princes de l’amour », se faire quitter salement dans « La bataille des couples » et découvrir les joies de la maternité dans « Mamans et célèbres ». C’est sur Snapchat qu’ils suivent désormais sa nouvelle vie dubaïote, dont les plaisirs matérialis­tes empruntent plus à la tradition du capitalism­e américain qu’aux cultures proche- orientales et feraient presque oublier le décalage culturel avec la France. À Dubaï, où les règles de droit commun sont établies par la charia, l’homosexual­ité est toujours perçue comme problémati­que et la sodomie punie de dix ans d’emprisonne­ment. L’accès à

« On se croirait à Disneyland », soupire Jazz, ex-vedette de « La villa des coeurs brisés ».

nombreux sites et applicatio­ns est bloqué et nécessite l’utilisatio­n, illégale et risquée, d’un VPN. Amnesty Internatio­nal continue de dénoncer des entraves à la liberté d’expression ayant entraîné la détention arbitraire de personnes critiques à l’égard du gouverneme­nt. Le concubinag­e a longtemps été interdit et Jazz en a fait les frais quand est né son fils Cayden. L’hôpital a alors consulté son acte de mariage et constaté qu’elle était enceinte de deux mois lorsqu’elle a épousé son mari. L’affaire lui a coûté un passage devant le tribunal pour « fornicatio­n » , c’està- dire un rapport sexuel hors mariage.

D’un point de vue profession­nel, l’emménageme­nt dans l’émirat s’avère en revanche la meilleure décision de sa carrière. Au fil des vidéos qu’elle publie à un rythme effréné, l’influenceu­se devient malgré elle le guide privilégié du Dubaï familial et nouveau riche, entre après-midis au musée immersif pour enfants OliOli et dîners décadents chez Nusr-Et, le célèbre steak house où l’on sert à une clientèle éclectique (Leonardo DiCaprio, Naomi Campbell, Franck Ribéry) des entrecôtes enveloppée­s à la feuille d’or (1 200 euros). « La valeur ajoutée d’un influenceu­r, c’est sa capacité à proposer quelque chose que les autres n’ont pas, explique- t- elle. À Dubaï, j’avais tout un monde à faire découvrir. » Un monde de virées en 4×4 dans le désert, de séances shopping chez Louis Vuitton et de week- ends aux Maldives en avion privé qui font baver ses millions d’abonnés. Le décalage horaire de trois heures avec la France s’avère idéal pour communique­r avec eux. En un an, Jazz triple ses revenus et décroche sa propre émission calquée sur « L’incroyable famille Kardashian » : « La JLC Family », diffusée sur TFX, la chaîne du groupe TF1.

« Les influenceu­rs sont certaineme­nt en train d’ajouter beaucoup de valeur à Dubaï en montrant la qualité de vie et la tolérance qu’on y trouve, assure l’avocat Michael Kortbawi, qui accompagne l’installati­on de certains d’entre eux dans l’émirat. Ils ont changé la perception que les médias traditionn­els en avaient donné. » Cette promotion gracieuse et inespérée s’est avérée déterminan­te quand Dubaï, dont l’économie locale repose largement sur le tourisme, a dû fermer ses frontières à cause de la crise du coronaviru­s. Le gouverneme­nt a instauré un confinemen­t à la dure, des règles sanitaires drastiques et, alors que la pandémie était maîtrisée en un temps record, a misé sur l’accueil de nouveaux expatriés européens tentés de fuir la morosité des confinemen­ts qui frappent l’Europe. Un récent visa « télétravai­l » propose ainsi aux étrangers qui gagnent plus de 4 230 euros par mois de venir s’installer un an dans l’émirat pour y télétravai­ller sous le soleil et « profiter d’infrastruc­tures digitales avancées, d’une connexion internet ultrarapid­e et de l’opportunit­é d’étendre son réseau de contacts d’affaires ». Les retraités, eux, peuvent depuis cet hiver obtenir un permis de résidence de cinq ans s’ils font l’acquisitio­n d’un bien immobilier d’au moins 440 000 euros et disposent d’au moins 220 000 euros d’économies. Surtout, l’émirat a accéléré de façon spectacula­ire son ouverture aux moeurs occidental­es : plusieurs interdicti­ons majeures de la loi islamique telles que la consommati­on d’alcool et la cohabitati­on de couples non mariés viennent d’être dépénalisé­es. Une révolution sociétale inédite qui a précipité l’arrivée de nombreux influenceu­rs et même l’organisati­on de tournages de téléréalit­é. Magali Berdah, l’agente d’influenceu­rs (Vanity Fair, mars 2021) qui règne sans partage ou presque sur l’univers impitoyabl­e des vedettes télévisées, vient d’y ouvrir en grande pompe l’antenne internatio­nale de sa société Shauna Events.

Illusion d’un luxe abordable

Les influenceu­rs sont devenus tellement nombreux à Dubaï que la ville entière a pris des airs de grande téléréalit­é à ciel ouvert. « Avant, on nous réunissait dans une villa pendant deux mois ; maintenant, on se retrouve à vivre à côté les uns des autres, à s’inviter à la maison pour la chandeleur, décrit Hillary. C’est comme si on était en tournage mais sans les caméras qui nous poursuiven­t ! » À deux pas du Burj Khalifa, les clubs multiplien­t les soirées françaises, le lundi soir au 1 OAK, le mercredi au Billionair­e. « On se croirait à Disneyland », soupire Jazz, qui voit cette « invasion » d’un mauvais oeil. Pendant les fêtes, les touristes français qui partaient traditionn­ellement chercher vitamine D et illusion d’un luxe abordable en Thaïlande ou à Bali ont jeté leur dévolu sur Dubaï. Scotchés à leur téléphone, ils ont déambulé dans la ville à la recherche d’influenceu­rs à photograph­ier dans leur environnem­ent naturel, façon safari. On y a vu la youtubeuse Lena Situation copiner avec Nabilla, Aya Nakamura donner l’un de ses rares concerts de l’année à l’Atlantis, Jazz et son mari Laurent pris dans une rixe en boîte de nuit. « Ce soir-là je me suis dit “Bon, ça y est, on a touché le fond”, se souvient- elle. Dubaï, c’était la seule ville au monde où on ne voyait pas ce genre de bagarre. Mais là, le public du club, ce n’était pas des locaux. » C’était la jeunesse française venue, elle aussi, goûter au mirage tapeà-l’oeil qu’elle leur avait si bien vendu. �

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WILD PALMS L’hôtel Atlantis en juillet 2020.
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2 1 FAMILY AFFAIR 1 et 2. Jazz et Laurent Correia (« JLC Family »). 3. Hillary et Giovany Bonamy (« Les Anges 12 »). 3

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