Var-Matin (Brignoles / Le Luc / Saint-Maximin)

Un an d’enquête sur un attentat « atypique »

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Que s’est-il passé ce triste 14 juillet 2016 sur la promenade des Anglais ? Depuis près d’un an désormais, les enquêteurs de la direction générale de la sécurité intérieure et de la police judiciaire tentent de saisir l’enchaîneme­nt des faits et des responsabi­lités qui a pu conduire à un tel drame : l’attaque au camion de Nice a fait 86 morts et plus de 400 blessés. Un crime de masse comme la France n’en avait jamais connu, du moins avant que des fous de Dieu ne lui déclarent la guerre. Ceux-là mêmes qui, quelques mois plus tôt, déjà, avaient endeuillé le pays. C’était le 13 novembre 2015 à Paris. Trois commandos lourdement armés avaient alors semé la mort à travers la capitale. Lorsque, l’été suivant, un « camion fou » fonce sur la foule le long du front de mer niçois, c’est évidemment toute l’imagerie de ce 13-Novembre qui refait brutalemen­t surface. Les rumeurs les plus alarmistes s’engouffren­t dans le sillage de ce 19-tonnes de la mort. Toutes viennent étayer la thèse d’une nouvelle attaque terroriste. La piste djihadiste est d’ailleurs confortée par les premières prises de parole des pouvoirs publics. Pour François Hollande, qui s’exprime au beau milieu de cette nuit d’horreur, il semble déjà « clair » que cette nouvelle attaque ne peut être que l’oeuvre des « fanatiques ». Et lorsque 36 heures plus tard l’État islamique revendique « l’opération d’écrasement de Nice », cette organisati­on appose finalement son sceau à ce qui apparaît déjà comme une évidence... sauf peutêtre pour les enquêteurs euxmêmes !

Une revendicat­ion qui intrigue

Car cette revendicat­ion qui désigne Mohamed Lahouaiej Bouhlel comme un « soldat » du califat intrigue les policiers. « Compte tenu de l’ampleur de l’événement, Daesh pouvait y voir une opportunit­é à saisir afin de s’affirmer sur le plan médiatique », écrivent-ils sur un procès-verbal adressé au parquet de Paris dès le 21 juillet 2016. Dans leur rapport les policiers soulignent le caractère « atypique » de cette attaque terroriste. Et pour cause, leurs investigat­ions n’ont permis de découvrir « aucun document » pouvant « matérialis­er un éventuel acte d’allégeance prêté à cette organisati­on ». Mohamed Lahouaiej Bouhlel, qui se trouvait seul au volant de ce camion de la mort, n’a même pas laissé derrière lui ce fameux testament islamique qui constitue la plus rudimentai­re des signatures djihadiste­s. Nous sommes alors quelques jours seulement après le drame et l’enquête ne fait que débuter, mais les investigat­ions sont allées très vite. Car Mohamed Lahouaiej Bouhlel n’a pas seulement semé la mort sur la promenade des Anglais, il a aussi laissé derrière lui une multitude d’indices. Les policiers n’auront qu’à suivre les preuves essaimées par ce terroriste décidément bien « atypique » pour remonter la trace de ses présumés complices. À ce jour, neuf personnes ont été mises en examen pour « associatio­n de malfaiteur­s en lien avec une entreprise terroriste ».

Semeur de mort et d’indices

Non seulement ce Tunisien de 31 ans qui a endeuillé la Prom’ a gardé sur lui les documents, titre de séjour et carte de crédit, qui vont permettre de l’identifier très vite. Mais, il a aussi emporté dans la cabine de son 19tonnes une véritable mine d’informatio­ns pour les enquêteurs: son téléphone. Le tueur au camion l’a utilisé pour la dernière fois six minutes seulement avant de passer à l’acte. À 22h27 précisémen­t il envoie ce texto à un dénommé « Ramzy » : « Je voulais te dire que le pistolet que tu m’as donné hier c’est très bien alors on ramène 5 de chez ton copain 7 rue Miollis 5e étage c’est pour Chokri et ses amis ». Par ce simple SMS, le terroriste réussit le tour de force de fournir aux enquêteurs une adresse, pour le moins précise, et deux de ses complices potentiels, le « Chokri » qui est cité et « Ramzy », le destinatai­re du

texto. Dans un message audio enregistré un peu plus tôt ce 14 juillet, Bouhlel précise même: « Chokri et ses amis sont prêts pour le mois prochain, maintenant ils sont chez Walid ». Dévoilant ainsi le nom d’un membre supplément­aire de cette cellule terroriste niçoise qui – et c’est bien le plus inquiétant – s’apprêterai­t donc à frapper de nouveau ! Les enquêteurs ne vont pas tarder à identifier à leur tour les « Chokri », « Walid », « Ramzy » et six autres suspects. Tous sont présumés complices d’une entreprise terroriste dont ils affirment pourtant tout ignorer.

Retour de flamme pour les trafiquant­s d’armes

Artan Henaj le «jure» . Et comme pour signifier qu’il n’a rien à voir avec cet événement «horrible et dramatique », cet Albanais fait le signe de croix face aux policiers qui l’interrogen­t. Artan dit même espérer « que les forces de l’ordre retrouvent rapidement ceux qui ont aidé l’homme qui a fait ça… Dans le cas où il y aurait des complices ». Des complices, il y en a et Artan Henaj, alias « Giovanni », est suspecté d’être l’un d’eux. Il vit avec sa compagne, Enkeledja Zace, au 7 rue Miollis à Nice, la fameuse adresse indiquée dans son ultime texto par le tueur au camion. Elle, se prostitue à l’occasion « pour payer [sa] cocaïne » .Lui,vitde trafics en tous genres : drogue, mais aussi vente d’armes sous le manteau. C’est lui qui, par l’intermédia­ire de Ramzi Arefa, alias « Ramzy », une petite frappe du quartier, a fourni à Mohamed Lahouaiej Bouhlel le pistolet 7,65 utilisé au cours de l’attaque. L’arme provient d’un cambriolag­e commis à Vallauris. Artan l’aurait récupérée auprès de son cousin, Maksim, et d’un autre Albanais surnommé « Adi ». Il l’aurait ensuite revendue, via « Ramzy » et un de ses copains, Ibrahim, au terroriste de Nice. Voilà pourquoi ces six-là, Artan, sa compagne et son cousin, l’Albanais surnommé « Adi », et les deux petits voyous qui ont servi d’intermédia­ire, Ibrahim et « Ramzy », ont été mis en examen et écroués. Ils ont participé à la fourniture de l’arme. Même s’ils affirment n’avoir eu aucune idée de ce à quoi elle allait servir. Les motivation­s de ces trafiquant­s à la petite semaine semblent davantage vénales qu’idéologiqu­es. Ramzi Arefa ne s’est toutefois pas contenté de fournir, moyennant 1 400 euros, un pistolet à Mohamed Lahouaiej Bouhlel. Il a aussi récupéré une kalachniko­v la veille de l’attentat. Cette arme de guerre, retrouvée dans une cave de la rue Marceau, était-elle destinée à une seconde attaque prévue « le mois prochain » ? Là est toute la question.

« ... » et « . »

Certains indices laissés par Bouhlel lui-même accablent les membres présumés de cette cellule djihadiste qui, non seulement aurait été au courant pour « l’opération d’écrasement » du 14 juillet, mais aurait préparé une seconde attaque. Ce serait le cas des trois autres personnes mises en examen dans le cadre du dossier : Mohamed Oualid Ghraieb, alias « Walid » censé héberger selon le texto de 22 h 27 « Chokri et ses amis », identifiés comme étant Chokri Chafroud et Hamdi Zagar. Ce dernier, un père de famille de 46 ans qui se dit encarté chez Les Républicai­ns et qui se trouve être le beau-frère de Mohamed Lahouaiej Bouhlel, a adressé, huit jours avant l’attentat, deux SMS : « 14.7.7.16 » pour le premier et «15.8» pour le second. Comme s’il connaissai­t les dates des attaques à venir. D’autant que le destinatai­re de ces messages n’est autre que Mohamed Ghraieb, alias « Walid ». Les deux hommes, dont l’ADN a été retrouvé sur des mégots de cigarettes au domicile du tueur au camion, affirment pourtant ne pas se connaître. Tous deux crient au complot : Bouhlel aurait voulu les piéger, en les invitant à monter dans son camion de location lors de ses repérages sur la Prom’ et en adressant une série de textos les incriminan­t. Ainsi Hamdi Zagar explique qu’il n’est en réalité pas l’auteur de ces deux messages « datés » adressés à Walid le 6 juillet : « Je me souviens que ce jour-là, explique-t-il au juge, Salman [le deuxième prénom de Bouhlel] m’a demandé de lui prêter mon portable pour envoyer un message à sa copine… Je ne leur ai donné aucune importance… » Preuve que l’affaire n’était pas si entendue que cela, Walid a d’ailleurs répondu par un point d’interrogat­ion. Mais si ce dernier n’était pas au courant de l’entreprise mortifère de son ami Mohamed Lahouaiej Bouhlel pourquoi a-t-il racheté « à vil prix » sa Citroën C1 la veille de son opération kamikaze ? Là encore, cette transactio­n en liquide réalisée quelques heures seulement avant le drame, laisse supposer que Mohamed Ghraieb, alias « Walid », était bel et bien au courant de ce qui se tramait. Si ce n’est que dans les textos - décidément très révélateur­s - qu’il échange avec Bouhlel les jours précédents, «Walid «propose de le payer en partie « par chèque » et le solde restant… «en août» quand il aura touché son salaire !

Les dénégation­s de Chokri le « mentor »

L’implicatio­n de «Walid «et de Zagar pourrait donc ne pas être aussi évidente que Mohamed Lahouaiej Bouhlel a, lui-même, voulu le faire croire. Peut-on en dire autant du neuvième et dernier mis en cause, Chrokri Chafroud. Ce potentiel « mentor affectif » que le tueur au camion appelait « habibi » [«mon chéri » ,en arabe] est lui aussi monté dans le 19-tonnes de Bouhlel, comme l’attestent les nombreux selfies réalisés par ce dernier. Surtout, il a adressé dès le mois d’avril 2016 un message pour le moins explicite au terroriste de Nice : «Charge le camion de 2000 tonnes de fer et nique, coupe lui les freins mon ami, et moi je regarde… » Quatre mois plus tard Bouhlel suivait à la lettre le scénario décrit par son ami. Chokri Chafroud a d’abord affirmé que ces mots lui avaient été inspirés par un film de Spiderman alors qu’il était au cinéma en Tunisie. Une version si invraisemb­lable qu’elle rend peut crédible ses dénégation­s : « Je n’ai pas dit ça pour qu’il tue des gens ou qu’il se jette à la mer », se défend-il. Pour lui Bouhlel « avait quelque chose dans la tête et il [l]’a mis dedans »… Ce quelque chose ce pourrait être ces signes de schizophré­nie que le seul psychiatre qui a examiné le tueur au camion de Nice, même si c’était 12 ans avant son passage à l’acte, avait décelés. Pour autant la folie n’explique pas tout. Voilà pourquoi, sous la direction de cinq juges d’instructio­n, l’enquête se poursuit...

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