Var-Matin (Brignoles / Le Luc / Saint-Maximin)

«Dopageoupa­s,ilya des types hors normes »

Trente ans après la mort de Jacques Anquetil, son directeur sportif et ami Raphaël Géminiani, 92 ans, commente l’évolution du cyclisme avec sa franchise légendaire. Sans nostalgie ni concession

- PROPOS RECUEILLIS PAR PHILIPPE MINARD (Agence locale de presse)

Cela fait trente ans que Jacques Anquetil est mort. Vous avez couru avec lui, vous avez été son directeur sportif, son ami fidèle. Est-ce le plus grand de tous les coureurs ? C’est un fait que des Anquetil, il n’y en a pas beaucoup ! C’était un coureur d’exception, comme l’ont été Bobet, Merckx ou Hinault. Il aurait pu être un cran au-dessus de tous les autres, mais il se cantonnait aux courses à étape. Il n’aimait pas les courses d’un jour qu’il considérai­t comme des courses loterie, car il était barré par les sprinters. Même si ce n’était pas un grand grimpeur, en descente, il se payait tous les spécialist­es de la montagne. Il a gagné toutes les grandes courses par étape dont cinq fois le Tour de France. C’était formidable !

C’était quoi la supériorit­é d’Anquetil ? C’était le contre-la-montre, où il faisait des différence­s énormes. C’était dû à sa force naturelle, à son instinct de routier, avec le style qui va avec, et sa volonté et son intelligen­ce. Comme tous les grands champions, c’était un calculateu­r qui lors des courses à étape savait programmer l’endroit où il fallait faire la différence. Il savait alterner à merveille les positions de défense et d’attaque. C’était fondamenta­lement un homme de tête.

Quand on est directeur sportif d’un tel phénomène, que peut-on lui apporter ? Lui suggérer des épreuves adaptées à sa forme du moment, comme le record de l’heure à  ans. Il n’y pensait pas. On aide à sa consécrati­on. Mon rôle était de lui donner le moral, de le protéger. Jacques choisissai­t ses épreuves, et il fallait répondre présent. Toutes ses qualités, il fallait l’aider à les entretenir, à les cultiver. Ceux qui gagnent sont ceux qui se donnent le plus à leur métier. On ne devient pas champion en restant dans sa chaise longue !

La légende veut qu’Anquetil mangeait et buvait jusque tard dans la nuit. Vrai ? Faux ! C’est arrivé quelques fois et on a monté ça en épingle. Cela s’est passé de temps en temps, mais il était tellement pris par son métier qu’il était obligé de faire attention. Il y a eu des relâchemen­ts entre les courses, car il voulait aussi profiter de la vie. C’était pour lui une récompense. Après tant d’abstinence, le petit gueuleton était le bienvenu !

Anquetil s’est-il dopé ? Quand on a commencé à travailler ensemble, le dopage était déjà d’actualité. J’ai dit à Jacques : « Je ne suis pas là pour parler de dopage, mon rôle à moi c’est de t’entraîner, de te trouver des épreuves et des coéquipier­s. Mais le dopage, c’est ton problème, c’est toi qui vois, sachant qu’il y a une loi sévère. Alors tu fais en conséquenc­e ». Et je n’ai jamais su ce qu’il prenait… Cela dit, il a fait une carrière époustoufl­ante et je ne pense pas que le dopage y soit pour grand-chose. Quels étaient les produits utilisés par les coureurs à l’époque ? Il y avait pas mal de trucs… Mais la base du succès c’était la capacité naturelle et originelle du coureur. En , je fais le Tour de Sardaigne, je finis cinquième de Paris-Nice, troisième au Tour d’Espagne, quatrième au Tour d’Italie, et je fais le Tour de France où j’aide Bobet à gagner. Puis j’enchaîne avec le championna­t du monde. Courant sous les couleurs nationales, nous étions très populaires. Cette année-là, je fais  courses dans l’année. Si je m’étais dopé à toutes les courses, je serais mort. Mais dopage ou pas, il y a des gars qui sont faits autrement que d’autres. Dans chaque sport, il y a des types hors normes, comme le judoka Teddy Riner. Vous dites aujourd’hui qu’il est scandaleux d’avoir retiré ses sept victoires à Armstrong. Pourquoi ? Evidemment ! Pendant les sept Tours qu’il gagne, il est passé au contrôle au moins  fois, et on n’a rien trouvé. Il arrête de courir et trois ans après on annonce qu’il s’est dopé… Là-dessus on lui fait un procès énorme avec des conséquenc­es terribles pour lui. Il a tout perdu ! Pourquoi avoir attendu trois ans ; qu’est-ce que cela veut dire ?

Vous laissez entendre qu’on lui est tombé dessus quand il ne représenta­it plus rien... Vous mettez-en cause l’Union cycliste internatio­nale (UCI) ? L’UCI est une bande de bourricots ! La seule chose qui compte pour ses représenta­nts c’est le pognon, les voyages et les grands hôtels. Et ils font ce qu’ils veulent avec les règlements. Non seulement je ne les respecte pas mais je les emmerde ! Je n’ai jamais aimé les faux-cul. Le sport c’est fait pour ceux qui l’aiment et en admettent les servitudes.

Au-delà de la technique, qu’est ce qui a le plus changé dans le cyclisme moderne ? Le vélo, ce n’est pas une moto, ce n’est pas une mécanique… Un tocard sur un bon vélo n’ira pas plus vite. Cela dit, Anquetil serait toujours, aujourd’hui, un grand champion, car le niveau français est bas. Nos coureurs sont inexistant­s aux championna­ts du monde. Certains brillent une ou deux fois, et on ne les voit plus. Les gars veulent gagner de l’argent au plus vite et s’en aller de même. Un champion digne de ce nom fait carrière. Les deux derniers champions français ont été Hinault et Fignon ; ça commence à faire loin, non ?

Le fait d’aligner des sélections nationales dans le Tour de France (comme ce fut le cas dans les années ) changerait les choses ? Ça changerait tout ! Il faudrait qu’on revienne à cette formule. Le coureur se devait à la fédération. Ainsi, étaient sélectionn­és les meilleurs du pays. Aujourd’hui, pour bâtir une équipe, on prend un champion, on lui met huit coureurs pour faire le nombre, et il fait le Tour. Tout cela ne conduit pas à la qualité et à l’émergence de talents. Nos jeunes Français actuels, prometteur­s, sont dispersés dans des équipes. En les regroupant sous la bannière France, on verrait autre chose ! Aujourd’hui, ce sont les marques qui commandent. L’argent sur le Tour est arrivé avec la télévision et la publicité. Les grandes marques qui ont des équipes ont déjà fait savoir que si on revenait aux équipes nationales, elles se retireraie­nt du Tour…

Votre plus grand regret, c’est de ne pas avoir pu recruter Eddy Merckx ? Je lui ai fait signer un contrat alors qu’il était encore mineur, mais cet engagement n’a pas été homologué. Son manager en a profité pour le mettre chez Peugeot où mon offre a été multipliée par dix. Par la suite, il a souhaité devenir le coéquipier d’Anquetil, mais Bic n’a pas voulu en ironisant sur les qualités de ce jeune Belge. J’ai eu beau leur dire que c’était le champion de demain, le remplaçant d’Anquetil, ils ne m’ont pas écouté. Après ses victoires dans le Tour, le représenta­nt de Bic a essayé de le récupérer et lui a remis un chèque en blanc, signé. Merckx l’a déchiré et lui a mis par la gueule !

L’UCI est une bande de bourricots ! ”

Vous suivez toujours le Tour de France ? Oui. J’aime quand les gars brillent, quand ils apportent beaucoup à leur pays. Dans tous les sports. « Il était une fois Anquetil », avec Jean-Marc Millanvoye (Editions de la Martinière). 208 pages. 17

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(Photo Clément Corsi)

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