Var-Matin (Brignoles / Le Luc / Saint-Maximin)
J.-M. Décugis: «La lutte contre la radicalisation est un fiasco»
Le journaliste spécialisé cosigne une enquête minutieuse sur la filière djihadiste de Lunel, dans l’Hérault. Un symbole, selon les deux auteurs, de la faillite des pouvoirs publics
Des potes qui se montent le bourrichon ” Depuis , on est au point zéro ”
Dans ce livre-enquête intitulé Le Chaudron français (1), les journalistes Jean-Michel Décugis (Le Parisien ) et Marc Leplongeon (Le Point) reviennent sur l’histoire des «djihadistes de Lunel». Au lendemain des attentats de 2015, cette petite ville camarguaise avait défrayé la chronique à cause du nombre relativement élevé de candidats au djihad en Syrie et en Irak. La plupart de ces jeunes gens y ont laissé leur vie. À travers « le symbole »de Lunel, les auteurs entendent expliquer les phénomènes de radicalisation et dénoncer «une faillite française ». Jean-Michel Décugis nous a accordé un entretien.
Pourquoi avoir choisi de revenir sur la filière djihadiste de Lunel ? J’ai des origines varoises, mais Lunel, c’est la ville où j’ai grandi, où je suis allé à l’école primaire, mes parents y habitent toujours, j’y passe mes vacances avec mes propres enfants, j’y ai mes amis d’enfance… Et professionnellement, je n’ai jamais cessé de m’intéresser à Lunel. Alors forcément, en tant que journaliste spécialisé dans les questions de police et de justice, ça m’interpelle que , % de la population – un habitant sur mille – de cette ville aux portes de la Camargue soit parti faire le djihad. C’est un record en Europe.
Quel regard portez-vous sur cette commune dont sont partis vingt-deux habitants pour la Syrie et l’Irak ? C’est une ville très pauvre, marquée par une immigration mal préparée. À l’école primaire, j’ai vu arriver les premiers jeunes immigrés, l’accueil n’a pas été celui qu’il aurait dû être. On était dans le contexte de la fin de la guerre d’Algérie en . J’ai vu deux populations vivre côte à côte, sans se mélanger, en se regardant en chiens de faïence, jusqu’à ce qu’il se produise des choses terribles, irréversibles, comme des ratonnades. J’ai vu comment les choses se sont dégradées, comment elles ont dérapé avec une ghettoïsation du centre-ville, j’ai vu Lunel changer, avec un apartheid à la fois territorial et social. Le malaise est allé grandissant [...]. En , j’avais réalisé pour Le Figaro une série de reportages sur les « banlieues dont on ne parle jamais » avec une enquête consacrée à « Lunel ou la France à l’envers ». Lunel n’est pas une banlieue, mais on y retrouve toutes les caractéristiques : taux de chômage chez les jeunes, etc. Tout le terreau fertile pour que les choses dérapent.
Pourquoi le radicalisme se serait-il développé à Lunel plus que dans d’autres communes comparables ? À Lunel, il y avait tout pour que la mauvaise mayonnaise prenne, c’est l’idée du « chaudron ». Nous avons eu accès à des documents confidentiels qui montrent que la radicalisation à Lunel date des années . Il y a alors une poignée de personnes qui font des collectes pour apporter de l’argent au GIA en Algérie, et qui ont la main sur les salles de prière, sur la pratique de l’islam. La ville était en outre une plaque tournante de l’héroïne et du shit, il y avait beaucoup de jeunes dans la délinquance, la toxicomanie… Ce terrain-là n’a pas été pris en compte et ce sont les tabligh, puis les Frères musulmans, qui sont allés vers eux, qui leur ont donné une voie, un discours rigoriste [...] Il y a d’ailleurs des prédicateurs qui sont expulsés à cette époque – contemporaine des attentats de –, mais ils sont « revenus par la fenêtre». L’un à Toulon [avant d’être expulsé à nouveau en , Ndlr], l’autre à Montpellier et Lunel où il a continué à prêcher au moment des départs en .
Votre enquête démontre que les profils des djihadistes de Lunel sont très divers… Oui, il n’y a pas de profil type. Vous avez ce jeune, Raphaël, de confession juive, de parents de bonne famille, qui a tout pour lui, il est beau, il fait l’école d’ingénieurs, il réussit tout ce qu’il entreprend… Mais sans doute un peu fragile, sensible, il est aussi ami avec l’un des mentors du mouvement sur Lunel. Il fait partie d’une bande de potes qui vont se monter le bourrichon entre eux, mais pas seulement. Parce que quand ils vont à la mosquée [alors en proie à des islamistes radicaux, Ndlr], ils vont trouver du répondant. Ils vont créer une association, à but humanitaire sur le papier, qui va déraper au fur et à mesure. [...] Il y en a qui sont vraiment partis dans un but humanitaire, mais le piège s’est refermé : on vous met des armes entre les mains, et on vous fait commettre des exactions, vous ne pouvez pas revenir parce que bien évidemment, si vous avez commis des exactions, vous allez passer par la case prison.
Les attentats de semblent avoir fait l’effet d’un déclic, avec le coup de filet – très médiatisé – à Lunel ? Effectivement, Charlie aété le détonateur. Lunel est devenu une tache sur la carte de France. Il y a eu une vague de départs, une vague de décès et tout d’un coup, on a commencé à voir le problème de Lunel. Les services de renseignement s’y sont intéressés, ont commencé à écouter, et sont tombés sur des conversations terrifiantes entre des gens qui sont partis et ceux qui sont restés. Ceux qui sont restés disaient des horreurs, se réjouissaient des attentats, des lapidations, des meurtres que pouvaient commettre leurs amis partis. L’État a décidé de faire de Lunel un symbole. Il fallait intervenir, mais est-ce qu’il fallait en faire un symbole de la lutte antiterroriste, avec une telle médiatisation ? Je ne sais pas.
Vous dénoncez une faillite des pouvoirs publics. À quoi tient-elle ? Toutes les causes nationales – le racisme, les discriminations, maintenant la radicalisation – on laisse ça à des associations, on délègue, comme si ces questions gênaient, étaient taboues, alors que ce sont des questions que les gouvernements doivent prendre à bras-le-corps. Il faudrait un secrétariat d’État à la radicalisation. Depuis Merah en , on sait que les jeunes se radicalisent, et qu’est-ce qu’on a fait ? Il n’y a rien, on est au point zéro. Si on ne raisonne qu’en termes de sécurité, on va dans le mur. Patrick Calvar, l’ancien patron du Renseignement intérieur, l’a dit lui-même. Depuis Merah, quatre lois antiterroristes ont été votées, des textes connexes sur le Renseignement, mais sur la radicalisation, ça a été un fiasco. On fait quoi avec la propagande sur Internet, qui touche des centaines de jeunes ? Quel est le discours de contrepropagande ? Quelle est la réflexion contre le financement du terrorisme avec des microcrédits associatifs ? Depuis des années, si on n’a pas mis le couvercle sur la marmite, qu’est-ce qu’on a fait d’autre ?
Le Chaudron français, Jean-Michel Décugis et Marc Leplongeon, éditions Grasset, 18 euros.