Var-Matin (Brignoles / Le Luc / Saint-Maximin)
Coups de feu à La Beaucaire: l’avocate se brûle les ailes
Il y a un an à Toulon, des tirs faisaient un blessé dans la cité de La Beaucaire. Fait rare, l’avocate d’un suspect a été condamnée hier pour avoir tenté d’obtenir un faux témoignage
Allô, bonjour Madame, c’est la brigade criminelle… » Hanifa (1) est déjà dans un bus pour le centreville de Toulon quand elle reçoit un appel de la police judiciaire (PJ). Les enquêteurs veulent l’entendre dès que possible. Mais cette habitante des quartiers ouest prétexte un problème de garde d’enfants. Ce mensonge lui permet de gagner du temps pour honorer un obscur rendez-vous, à deux pas du commissariat. Une rencontre à l’origine de cette affaire hors normes. La PJ travaille sur une « tentative d’assassinat » à La Beaucaire, l’une de ces cités toulonnaises où la concurrence entre trafiquants de stups fait régulièrement parler les armes. Quelques jours plus tôt, dans la matinée du samedi 11 février 2017, Zoher, 29 ans, se présentait dans une clinique avec une blessure par balle. L’enquête a progressé rapidement, la PJ, qui connaît bien les rapports de force dans les quartiers, tient un suspect. Kamel est interpellé le 21 février au centre pénitentiaire de semi-liberté de La Valette-du-Var. À La Beaucaire, on le surnomme « Dragon ». Incarcéré depuis trois ans, il avait bénéficié d’un assouplissement de son régime de détention. Et quand Zoher a été visé par des tirs, « Dragon » se trouvait dans le quartier.
L’alibi de « Dragon »
Placé en garde à vue à Toulon, le trentenaire va donc devoir s’expliquer sur son emploi du temps. Clamant son innocence, il soumet un alibi aux policiers dès sa première audition, en présence de l’avocate qu’il a désignée, Me Inès. En sortant du commissariat, la jeune avocate – elle a prêté serment en janvier 2016 – est happée par Laury, la soeur de « Dragon ». «Elle m’a demandé des nouvelles de son frère. » Les deux femmes se posent dans un café. «Laury m’a raconté l’histoire et le parcours [chaotiques] de sa famille. » Au cours de la discussion, l’avocate toulonnaise finit par révéler la version de son client. « Kamel, confie Me Inès, explique que ce matinlà, il était avec sa petite amie Hanifa… » Sa petite amie ? « Je lui ai répondu que Hanifa et mon frère n’étaient pas ensemble, assure Laury. L’avocate m’a dit de l’appeler quand même…» Laury prend son téléphone : « Tu vas être convoquée. Il faut que tu descendes tout de suite en ville pour parler à une avocate. » Hanifa saute dans un bus. « Je voulais savoir… » «Je m’attendais à être reçue dans un bureau, j’ai été reçue dans un couloir d’immeuble, poursuit Hanifa. L’avocate me dit que le samedi matin, j’étais avec Kamel (“Dragon”). Je dis “non”. Elle me dit “si”. Elle me dit qu’à 9 heures, il était chez moi, jusqu’à midi. Elle me dit : “Vous avez juste à dire ça, tout repose sur vous”. »
La ligne rouge franchie
C’est avec cette lourde responsabilité que Hanifa se rend dans la foulée à l’hôtel de police. « Savez-vous pour quelle raison vous êtes convoquée ? », entame l’officier de police judiciaire. « J’ai dit “oui, je sais déjà”... » Hanifa déballe tout. Le coup de fil, l’entrevue dans le couloir. Et le faux alibi. Le témoin se trouvait en fait dans un casino de jeux à La Seyne. «Vous avez bien fait de dire la vérité, on allait vous placer en garde à vue. » Un sort réservé à Me Inès : interrogatoire, perquisition, mise en examen, contrôle judiciaire (2). L’auxiliaire de justice a échappé aux geôles et à une suspension de l’ordre des avocats. Mais pas à un renvoi devant le tribunal correctionnel. « Quelle folie d’avoir agi ainsi ! Peutêtre était-ce une manière de se faire un nom dans les cités… », tonne le ministère public lors du procès, le mois dernier. « Au contraire, son intérêt était que “Dragon” soit renvoyé devant une cour d’assises et là, elle se faisait un nom », rétorque, en défense, Me Yves Haddad. Et de plaider la thèse du complot. « Hanifa est une menteuse, je me pose la question de ses intentions. »Une allusion à la somme réclamée pour préjudice moral. « J’aurais pu me retrouver en prison », sanglote Hanifa qui n’a pas trouvé d’avocat pour la soutenir. La décision du tribunal est tombée hier. Reconnue coupable de « subornation de témoin » et de « violation du secret professionnel », Inès a été condamnée à quatre mois de prison avec sursis et 5 000 euros d’amende.