Var-Matin (Brignoles / Le Luc / Saint-Maximin)

«Il y a aux USA une peur de la dilution de l’identité blanche»

Dans son livre « Little Rock, 1957 », le spécialist­e des États-Unis Thomas Snégaroff se penche sur un célèbre épisode de la lutte pour les droits civiques. Et interroge l’Amérique d’aujourd’hui

- PROPOS RECUEILLIS PAR SAMUEL RIBOT / ALP

“Une génération qui veut faire valoir ses droits”

‘‘ Aucune des mesures prises pour mélanger Noirs et Blancs n’a fonctionné”

‘‘ Les Blancs redoutent une politique de réparation”

L’historien Thomas Snégaroff revient, dans une enquête fouillée, sur l’histoire de ces neuf enfants noirs admis dans un collège de l’Arkansas en 1957 et confrontés à un rejet massif d’une partie de la communauté blanche. Une affaire qui a profondéme­nt marqué l’Amérique.

Qu’est-ce qui vous a poussé à rouvrir le dossier de Little Rock,  ans après les événements ?

J’ai écrit il y a quelque temps une biographie du couple Clinton, dont le fief est justement Little Rock, en Arkansas, et j’ai redécouver­t l’histoire de ces neufs collégiens en enquêtant sur place. Depuis quelques années, je travaille également sur la question de la ségrégatio­n raciale aux États-Unis. Un problème qui n’est absolument pas réglé, et qui m’a donné envie, à travers cet épisode de Little Rock, de confronter l’histoire américaine avec la réalité de l’Amérique d’aujourd’hui.

En tant qu’historien spécialist­e des États-Unis, quelle place attribueri­ez-vous à cet événement dans l’histoire américaine ?

Little Rock a une place importante dans le roman national américain. Ce n’est pas le seul cas de ségrégatio­n en milieu scolaire, mais cette histoire se distingue. D’abord parce qu’il y a cette photo (1) qui a fait le tour du monde, ensuite en raison de la présence de Martin Luther King, qui est alors en train de monter en puissance et qui fait de cette histoire un élément constituti­f de son engagement. Enfin, il y a ce bras de fer entre le gouverneur de l’Arkansas, qui fait tout pour empêcher cette intégratio­n, et le président des États-Unis. Cet épisode, qui voit un président tordre le bras au gouverneur d’un État du Sud, est l’un des premiers grands succès de la lutte pour les droits civiques.

L’histoire que vous racontez va bien au-delà de ce que nous connaisson­s de cet épisode. On a l’impression que ces événements se passent au début du XXe siècle, et non à l’aube des années …

On est encore à cette époque sous les lois Jim Crow (), sous cette ségrégatio­n de fait, illustrée par le slogan « Separate but equal » (« Séparés mais égaux ») que les États du Sud espèrent maintenir. La différence avec le début du siècle, c’est qu’il n’y a plus de lynchage. Mais les comporteme­nts à l’égard des Noirs restent très durs, très inégalitai­res. Notamment de la part de ces « white trash », ces Blancs qui se sentent menacés dans leur identité et qui estiment que la violence est légitime.

Comment ces jeunes lycéens harcelés, insultés, violentés, menacés, ont-ils pu trouver le courage de tenir le coup ? N’ont-ils pas été sacrifiés à une cause ?

Ils ont tenu grâce à la force du groupe, au soutien de leurs parents et des militants des droits civiques. Et puis tout ce qu’ils demandent, c’est d’aller à l’école, d’être diplômés pour réussir leur vie. Ces enfants sont d’une génération qui veut faire valoir ses droits, et notamment le droit à l’éducation. Cela dit, c’est vrai, les militants se sont emparés de cette histoire pour faire avancer leur cause, en envoyant ces gamins en première ligne. Où en est-on aujourd’hui de ce ségrégatio­nnisme? En milieu scolaire, notamment, vous écrivez que le phénomène a refait insidieuse­ment son apparition… Ce qui montre que cette lutte n’a jamais totalement abouti… La question scolaire est aussi le produit de la question géographiq­ue et sociale. Or, les écarts de revenus entre Noirs et Blancs aux États-Unis sont tels, la ghettoïsat­ion sociale et raciale est si forte, qu’aucune des mesures prises pour mélanger les population­s n’a réellement fonctionné. Le système scolaire américain est un vrai désastre, avec un retour de la ségrégatio­n illustrée par des établissem­ents scolaires pour Noirs moins bien lotis que les établissem­ents pour Blancs.

Démographi­quement, la population blanche est vouée à la minorité. Cela favorise-t-il un racisme particulie­r vis-à-vis de la communauté afro-américaine?

C’est justement parce que la population blanche devient minoritair­e qu’il y a eu une crispation autour de la question identitair­e, phénomène d’ailleurs parfaiteme­nt capté par Donald Trump et son électorat. Il y a une peur panique de la dilution de l’identité blanche américaine, une angoisse du métissage alors même que les Afro-Américains ne représente­nt que  % de la population.

Pourrait-on dire que la France est confrontée à un problème similaire vis-à-vis de sa population d’origine maghrébine ?

Il y a des points communs entre les Afro-Américains et les Maghrébins d’origine établis en France. D’abord la ghettoïsat­ion, ensuite cette question génération­nelle, avec des parents qui ont courbé l’échine quand ils sont arrivés en France. Jusqu’aux années 90, la communauté maghrébine ne se fait pas entendre, mais les nouvelles génération­s ne fonctionne­nt pas de la même façon. Comme aux États-Unis, où les anciens ont été habitués à faire profil bas, et craignent par exemple les conséquenc­es du mouvement « Black lives matter ». Et puis il y a le poids de l’histoire, avec des plaies qui n’ont pas été cicatrisée­s. Avec la sensation que l’histoire de l’esclavage et l’histoire coloniale sont escamotées.

Pourquoi ce sentiment ?

Cela s’explique en partie par l’absence de lieux de mémoire. Or, pour la communauté antillaise par exemple, il y a un enjeu de mémoire essentiel. Il y a bien le Mémorial ACTe de Pointe-à-Pitre, le musée de l’immigratio­n à Paris, mais il n’y a quasiment rien à Bordeaux ou Nantes, qui ont été des plaques tournantes de l’esclavage. C’est une différence notable avec les États-Unis, où il existe des lieux de mémoire auxquels peut s’agripper la mémoire africaine-américaine, alors qu’en France, les Noirs français ou les immigrés maghrébins ont peu de lieux consacrés à leur histoire.

Les États-Unis, qui ont pourtant eu un président noir pendant deux mandats, sont-ils condamnés à vivre avec ces problémati­ques raciales ?

Obama n’est pas un Afro-Américain. Son père est un Kenyan, Obama est donc un métis issu de l’immigratio­n. C’est pourquoi il a pu être élu, avec des voix blanches, alors que Jesse Jackson, par exemple, n’a pas eu ce vote. En élisant un Afro-Américain descendant d’esclave, les Blancs redoutent une politique de réparation. On touche là à des ressorts profonds, à un phénomène complexe qui conjugue les préjugés raciaux et le contexte économique et social, lequel n’est clairement pas en faveur de la population noire.

1. Le jour de la rentrée, Elizabeth Eckford, l’une des neuf élèves noirs, avance encadrée par des soldats, ses livres serrés sur sa poitrine, sous les vociférati­ons de deux jeunes femmes blanches. 2. Les lois Jim Crow, essentiell­ement promulguée­s dans les États du Sud entre 1876 et 1964, constituai­ent l’ossature juridique de la ségrégatio­n raciale aux États-Unis.

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