Var-Matin (Brignoles / Le Luc / Saint-Maximin)

«L’État a volé le Martinez!»

Le petit-fils d’Emmanuel Martinez raconte ses quarante ans de combat et de procédures, aux côtés de ses frères et de sa mère, pour récupérer le palace de la Croisette

- Entretien : Eric FAREL efarel@nicematin.fr Photo : Patrice LAPOIRIE

Il s’appelle Phillip Kenny. Il est le fils de Suzanne MartinezKe­nny et le petit-fils d’Emmanuel Martinez. L’un des héritiers, donc, du créateur du palace cannois qui, depuis quarante ans, tente de faire entendre raison à la justice pour réparer le préjudice colossal subi par sa famille. Cet Anglo-Canadien, résidant britanniqu­e, est aujourd’hui âgé de 73 ans. Juste l’âge du « hold-up » commis par l’État au détriment d’un homme et de ses descendant­s. Voici son témoignage…

Si vous deviez résumer toute cette histoire?

C’est simple: l’État français a volé l’hôtel Martinez à mon grand-père et, depuis ce vol, à la fin de la guerre, les autorités n’ont rien fait pour réparer alors qu’elles avaient tort.

Parce que, selon vous, votre grand-père n’avait rien à se reprocher?

Le départ de l’affaire, c’est qu’on l’a accusé d’avoir vendu son hôtel au plus grand collaborat­eur de l’époque, un certain Michel Szkolnikof­f. On lui a alors pris tous ses biens. Et comme il était italien, que l’armée italienne avait occupé l’hôtel pendant la guerre tout comme les Allemands à la fin des hostilités, il y avait beaucoup d’éléments à charge contre lui. Sauf qu’en , à Lyon, Emmanuel Martinez est passé devant la Haute Cour de justice. Des soldats, des juifs, des Résistants sont venus témoigner en sa faveur, ont rapporté qu’il avait aidé et planqué des gens dans son hôtel. Et donc, il a été blanchi de l’accusation de collaborat­ion avec l’ennemi.

Mais cela n’a pas suffi?

Au moment où le verdict a été rendu, mon grand-père a posé la question: «Et mon hôtel?». Et on lui a répondu que ce n’était pas la même justice qui gérait ce dossier.

Pourquoi l’État français a-t-il toujours refusé de rétrocéder l’hôtel à votre grand-père puis à votre famille?

Il fallait, en quelque sorte, couvrir la faute originelle. Ce Szkolnikof­f avait racheté la moitié des hôtels de Paris et de Monaco, et il voulait absolument le Martinez que mon grand-père a refusé de lui vendre. En revanche, après cette affaire de collaborat­ion avec l’ennemi, Emmanuel Martinez a été jugé financière­ment solidaire de la dette de Szkolnikof­f et ses biens placés sous séquestre. Si l’hôtel n’a pas été rendu, c’est parce que Szkolnikof­f avait déjà été jugé peu après la fin de la guerre.

Mais dans des conditions plutôt curieuses?

Celui-ci était parti se cacher en Espagne avec son père et sa maîtresse. Mais comme De Gaulle voulait un grand procès, il a envoyé les services secrets à sa recherche, pour l’arrêter et le ramener en France. Ils l’ont effectivem­ent débusqué. Mais ils l’ont bousculé et lui ont administré un produit avant de l’enfermer dans le coffre de leur voiture pour le voyage retour. Et quand ils l’ont extirpé du coffre, il était mort. C’est donc un mort qui a été jugé, de sorte que toutes les condamnati­ons prononcées, y compris contre mon grand-père, devaient tomber puisqu’en droit français, on ne peut condamner une personne décédée.

En , une autre décision de justice importante a été rendue…

Oui. La Cour de cassation a estimé que personne n’avait fait la preuve qu’Emmanuel Martinez avait vendu ses actions à Szkolnikof­f, et a prononcé un non-lieu. Je rappelle que mon grand-père avait été condamné en  pour ce motif. Déjà, en , les Domaines avaient écrit en ce sens à la nièce de Szkolnikof­f qui se battait pour les intérêts de sa famille. Donc résumons: en , mon grandpère a été blanchi de l’accusation de collaborat­ion avec l’ennemi, en  il est admis qu’il n’avait pas vendu ses actions. Qu’aurait dû faire l’État? Rendre l’hôtel. Au lieu de cela, en , un génie de Bercy a eu l’idée d’organiser une dation, c’est-à-dire de donner l’hôtel Martinez à l’État français, ce qui se fait d’ordinaire pour les oeuvres d’art. Cela, en compensati­on de la dette due par les héritiers Martinez.

Une dette qui était pourtant éteinte depuis longtemps, non?

C’est ce que vient de confirmer le jugement rendu par le Tribunal de Monaco, le  juin dernier (Ndlr, les sociétés de Szkolnikof­f étaient domiciliée­s en Principaut­é). Celui-ci a levé le séquestre et il s’avère que le fisc français n’aurait pas dû réclamer de l’argent à notre famille au-delà de , date à laquelle la dette « Szkolnikof­f » était effectivem­ent éteinte. Ce qui veut dire que l’État ne pouvait absolument pas devenir propriétai­re de l’hôtel en .

Qui s’est occupé de l’établissem­ent jusqu’à cette date?

L’entretien a été assuré par l’administra­tion des Domaines de  à , date de sa revente au groupe Taittinger. Il était géré par l’hôtel des Finances de Bercy et servait de villégiatu­re à tous les fonctionna­ires. Ce qui veut dire que pendant de très nombreuses années, les contribuab­les ont payé des vacances à ces gens-là.

Vous avez connu personnell­ement votre grand-père?

Oui, jusqu’à mes douze ans. C’était en , au moment des fêtes de Pâques et je me souviens qu’il nous avait offert à mes frères et à moi, un oeuf en chocolat énorme.

Quel genre d’homme était-il?

C’était un monsieur distingué, grand, élégant. On l’appelait grandpère, pas pépé ni papy.

Sa vie profession­nelle a été très riche…

Oui. Après être arrivé en France, vers , il a dirigé les plus grands hôtels de la Côte d’Azur dont le Carlton à Cannes avant la Grande Guerre et le Ruhl à Nice. À Paris, il s’est retrouvé à la tête du Westminste­r, rue de la Paix, et du Carlton sur les Champs-Élysées. Cet établissem­ent, il l’a racheté puis vendu en  afin de réunir les fonds pour construire son propre hôtel, le Martinez, qui a été inauguré en .

Qu’est-ce qui vous a décidé à engager cette lutte pour faire valoir les droits de votre famille?

Un paquet de  lettres écrites par mon grand-père à ma grand-mère entre  et , et que celle-ci souhaiter emporter avec elle dans la tombe. Lorsqu’elle est morte, en , ma mère m’a demandé si je voulais les lire avant de les déposer dans son cercueil. J’ai dit oui. Je les ai lues en trois jours et, avec mes deux frères, on s’est dit: on va se battre, continuer l’action de grand-père, pour son hôtel, pour son honneur. Il était important aussi que nous soyons aux côtés de ma mère dans ce combat.

Depuis  ans, combien de procédures avez-vous engagées?

Sans doute autant que mon âge. On doit en être à  environ.

N’avez-vous jamais eu un doute quant à l’innocence de votre grand-père?

Jamais. Parce que j’entendais ma mère et ma grand-mère parler de cette histoire. La première fois, c’était dans les années -. Ma grand-mère me disait: «On a volé l’hôtel de grand-père mais si Monsieur Deferre (Gaston Deferre était alors l’avocat de la famille, Ndlr) devient président du Conseil, il le récupérera.» Nous, on ne comprenait pas trop ce que tout cela signifiait. Mais le lien du sang faisait que l’on y croyait. Surtout que mon grand-père était un monsieur bien qui n’avait pas l’air d’un voyou ou de quelqu’un de louche.

Quel est l’argent en jeu à ce jour?

Environ  millions d’euros qui nous restent dus, sans parler de l’hôtel.

Votre mère, Suzanne, la fille d’Emmanuel Martinez, a-t-elle souffert de la situation tout au long de ces années?

Elle s’est retrouvée dans le besoin. Elle a travaillé comme manucure et c’est son père, d’ailleurs, qui l’avait encouragée à prendre des cours en lui disant: «On ne sait jamais, ça peut servir.» En tout cas, on ne l’a jamais entendue se plaindre. Mais je pense qu’elle est heureuse que ses enfants s’occupent de l’affaire.

À quoi pensezvous lorsque vous passez devant le Martinez?

Pour moi, c’est l’hôtel de grandpère. Tout simplement.

Vous avez eu l’occasion d’y séjourner?

Pas plus tard que l’an dernier, j’y ai invité ma mère pour son anniversai­re. Tout le monde avait été très gentil avec elle. On l’appelait Mademoisel­le Martinez. Le personnel avait confection­né un gâteau au chocolat et nous avait offert une bouteille de champagne.

Vous pensez réellement obtenir un jour gain de cause?

Cette affaire, pour moi, c’est une escroqueri­e d’État, une erreur judiciaire et les autorités font tout pour ne pas rendre l’hôtel aux héritiers alors que les procès successifs ont révélé l’innocence de mon grand-père. Lui, s’est battu sans aucun document pour prouver sa bonne foi. Nous, on a ce qu’il faut. Alors, oui, j’ai confiance. Et on ne lâchera pas. Il y a nous, mais nous-mêmes avons des enfants et des petits-enfants. Croyez-moi, cette histoire n’est pas terminée.

En , mon grand-père a été blanchi ” Oui, j’ai confiance et on ne lâchera pas ”

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Phillip Kenny devant l’hôtel de son grand-père : le Martinez.

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