Var-Matin (Brignoles / Le Luc / Saint-Maximin)

Bacquié-Donckele: six étoiles dans le ciel du Var

Dans le Var, la cuisine est synonyme de perfection. Interview croisée des deux chefs aux prestigieu­ses trois étoiles. Sans retenue, ils évoquent leur métier, leur amitié mais aussi les producteur­s qui embellisse­nt leur quotidien. Duo de prodiges des fourn

- PROPOS RECUEILLIS PAR FRANÇOIS BAILLE fbaille@nicematin.fr

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ne rencontre particuliè­re. Deux hommes qui partagent la même passion pour la cuisine depuis l’enfance. Christophe Bacquié, Meilleur ouvrier de France, a grandi en Corse dans l’hôtel familial de l’île Rousse. Arnaud Donckele a suivi son père, traiteur à Mantes-la-Jolie, qui lui a transmis l’amour du métier. De cet apprentiss­age, ils ont gardé tout au long de leur chemin, les belles valeurs d’un savoir-faire authentiqu­e. Il y a dix ans, ils se sont croisés à Lyon pour ne plus se perdre de vue. Une amitié sans faille autour d’une table, qui, aujourd’hui, brille de trois étoiles au guide Michelin pour chacun d’eux. Un parcours remarquabl­e qui rend hommage aux producteur­s de notre région et à la délicatess­e d’une cuisine inventive entre terre et mer. Des chefs dont l’humilité fait plaisir à voir.

Christophe, Arnaud, quel a été votre parcours en quelques mots…

CB : École hôtelière en Corse à l’île Rousse, puis passage rapide à Paris et à L’Oasis de Mandelieu. Retour sur l’île de Beauté dans l’hôtel de mes parents pour deux saisons. Service militaire au mess du cabinet du ministre de la Défense tout en travaillan­t dans la célèbre Maison Prunier. Nouveau départ en Corse pour y rester douze ans et obtenir pour la première fois, mes deux étoiles Michelin et le titre de meilleur ouvrier de France. En , j’arrive à l’Hôtel du Castellet en tant que chef de cuisine. Pratiqueme­nt dix ans après, j’obtiens en février , ma troisième étoile. AD : J’ai commencé le métier à côté de mon papa pendant les week-ends et les vacances. J’avais douze ans. À  ans, je quitte le cocon familial et je rentre comme apprenti chez Goumard Prunier à Paris. Je dormais au-dessus du restaurant dans une chambre de bonne. Stage et formation par Michel Guérard, où j’ai d’ailleurs rencontré mon épouse. Puis, j’ai passé trois ans avec Alain Ducasse, Monaco et Paris. Adjoint de Jean-Louis Nomicos au restaurant Lasserre. En , arrivée à la Pinède à Saint-Tropez, deuxième étoile en  et la troisième en . Est-ce qu’un grand nom de la gastronomi­e vous a inspiré ? CB : Ah oui, même plusieurs ! Mais quand j’ai rencontré, Monsieur Louis Outier à L’Oasis (Mandelieu), cela a été une grande révélation. Je travaillai­s à l’époque en cuisine avec Stéphane Raimbault qui dirige aujourd’hui, l’établissem­ent en famille. AD : Mon père était traiteur et on faisait beaucoup de table gastronomi­que. Il avait à l’époque, les livres de cuisine de

la collection, Robert Laffont. (Bacquié nous coupe pour nous montrer qu’il a aussi cette fameuse édition dans son bureau). Il y avait tous les grands noms de la profession, dont deux que mon père aimait énormément, Alain Chapel et Michel Guérard. J’ai été nourri par leurs parcours, leurs savoir-faire et leurs belles tables.

Quel est le secret d’une recette réussie ?

CB : Je ne sais pas s’il y a un secret mais il doit y avoir une alchimie entre plusieurs produits. Pas vraiment un secret, mais plutôt donner beaucoup d’amour, avoir une bonne vision entre les différents ingrédient­s pour que le mariage entre tous ces éléments fonctionne. AD: Je dirais que c’est la rencontre entre un cuisinier et un produit qui amène à la naissance d’un plat en le faisant grandir comme un enfant. De l’adolescenc­e à la maturité. Il faut comprendre qu’un grand plat ne se construit pas sur un geste instinctif. On le suit, on prend le temps, on l’écoute, on le peaufine pour qu’il vieillisse avec nous. On lui donne autant d’affection que l’on pourrait avoir pour un proche.

Quelle est la place des producteur­s locaux ou régionaux dans votre cuisine ? CB : Très importante, extrêmemen­t majoritair­e ! Mon arrivée dans le Var et au Castellet faisait partie de cette mayonnaise que je voulais faire monter entre les producteur­s et nous. La confiance qu’ils peuvent avoir en nous est réciproque. Cela amène aujourd’hui, à presque quatreving­t-dix pour cent de produits locaux de saison à la carte de notre restaurant gastronomi­que. AD : Je dirai une simple phrase : « Si je perds mon producteur, je perds mon identité ».

Justement, comment reconnaiss­ez-vous les produits qui feront l’excellence de votre menu ?

CB : C’est avant tout la saison qui commande le produit, c’est primordial. Dans son goût, sa maturité, qu’il sorte de la mer ou de la terre. On ne le reconnaît pas, on le goûte ! C’est lui, qui en quelque sorte va nous diriger pour le faire évoluer. AD : Je pense qu’il y a d’un côté le produit et de l’autre le producteur. J’ai une petite histoire : « Un jour, je vois mon maraîcher, Yann Ménard, qui fait des légumes exceptionn­els à Grimaud, marcher derrière son cheval en labourant le sol, les pieds nus. Je lui demande : “Mais pourquoi, tu fais ça ?” Réponse : “C’est le seul moyen pour moi de sentir l’évolution de ma terre ». Respect ! Donc, naturellem­ent, on peut être sûr que nous allons rencontrer des produits extraordin­aires, car les légumes ressemblen­t aux personnes qui les cultivent.

Quel est votre plat préféré ou votre plat signature ?

CB : Je suis très axé sur le poisson, la Méditerran­ée. J’ai baigné dedans depuis tout petit. Je n’aime pas trop avoir un plat « signature », cela renferme un peu la personne dans sa créativité. Mais j’aime bien le poulpe et en l’occurrence un des plats qui a fait notre réussite, l’aïoli de poulpe moderne, revisité. AD : Je pense que les plats « signature » sont définis par le retour des clients qui reviennent chez nous pour les retrouver à la carte. Ils signalent les plats importants à stabiliser dans notre établissem­ent. En même temps, j’ai du mal à avoir une préférence. C’est comme si vous me demandiez qui j’aime le plus de mes enfants. Nos plats sont tous égaux par rapport à l’affection qu’on leur donne. Après, on peut avoir une petite lassitude de faire et refaire les mêmes choses, ce qui nous permet d’introduire des nouveaux venus. J’aime travailler la sariole, la liche ou le turbot, mais j’ai des plats qu’il m’est difficile de retirer de la carte.

Vous avez tous les deux, trois étoiles au Michelin, comment gérez-vous la pression ?

CB : Non, non, je ne ressens pas du tout de pression supplément­aire. On continue de travailler de la même manière qu’avant. C’est sûrement la chance de l’habitude, mais on ne peut pas appeler cela de la pression puisqu’elle existe depuis des années. Il y a une pression positive et négative, mais elle se retrouve dans tous les métiers du monde. Elle doit nous faire avancer dans un but commun, celui du client qui prend plaisir à venir découvrir notre maison et nous, de lui faire connaître le meilleur de notre cuisine. AD : Ce qui nous permet de nous maintenir à un tel niveau, c’est d’avoir toujours le doute. Nous sommes naturellem­ent des perfection­nistes. Nous sommes des anxieux. On a peur de décevoir. Quand j’ai eu les trois étoiles, j’avais trente-cinq ans. Pour moi, c’était un peu excessif, j’étais plus que dans le doute. Il m’a fallu deux ans pour tout incorporer. On voit bien la différence avec Christophe maintenant, qui est plus âgé et plus expériment­é. Moi, j’étais jeune. Aujourd’hui, je l’assimile complèteme­nt. Je pense que nous sommes des gens qui n’aimons pas l’échec, ce qui nous oblige à atteindre un certain niveau d’excellence. C’est quand on pense être très bon que l’on peut devenir mauvais.

Si je perds mon producteur, je perds mon identité ” Arnaud Donckele

On répète la même chose, midi et soir. On joue deux pièces de théâtre par jour !” Christophe Bacquié

En tant que Varois, il y a forcément une concurrenc­e entre vous deux… Qu’est ce qui différenci­e votre cuisine ?

CB : Avant toute chose, il y a une grande amitié entre nous. On se connaît très bien et on s’apprécie beaucoup. J’adore la cuisine d’Arnaud que je trouve extrêmemen­t précise, poussée à la perfection, avec une approche de ce métier et une constructi­on de recettes totalement incroyable. On aurait tendance à dire que ce mec est perché ! Il est habité par ce métier. Ce qui est important dans une cuisine, c’est quand on va manger quelque

part, sans avoir vu le cuisinier, on doit pouvoir l’imaginer dans l’assiette. AD:( Dans son sourire, on le sent un peu gêné par autant de

compliment­s) Christophe a fait un travail extraordin­aire sur la mer et a une signature plus épurée que la mienne. Sa cuisine part sur l’essentiel du produit. C’est-à-dire que, quand on mange un poulpe chez lui, on mange un poulpe ! Sa sauce aïoli est la meilleure que je connaisse. Il se met dans une technicité très cachée, issu d’une grande performanc­e et en plus, il va capter l’histoire. Je suis son ami depuis plus de dix ans, il y a toujours un truc qui me bluffe chez Christophe, c’est sa déterminat­ion à vouloir aboutir à ses objectifs. Il a ce goût de la perfection. C’est un homme très direct et sa cuisine lui ressemble tandis que moi, je suis un homme un peu plus compliqué et ma cuisine me ressemble aussi. Tout ce que l’on fait est sincère.

À l’annonce des plats, dans votre cuisine, c’est plutôt « oui chef » ou le silence absolu ?

CB : À l’annonce des plats, c’est «oui chef» et ensuite, c’est silence absolu ! AD : C’est plutôt ouais ! (Grand éclat de rire des deux chefs). Je dois avouer que j’ai une cuisine un peu tumultueus­e. On travaille en amont avec de la musique que l’on arrête pour le service. On a tellement d’éléments dans l’assiette que l’on se retrouve tous, très engagé.

Quels sont les secrets de la réussite dans votre métier ?

CB : Comme l’a dit très justement Arnaud tout à l’heure, il me semble que c’est l’engagement, la passion et surtout, l’envie de faire plaisir aux autres. On fait à manger pour des personnes que l’on ne connaît pas forcément. On répète la même chose, midi et soir. On joue deux pièces de théâtre par jour ! Si on n’aime pas l’être humain, on ne peut pas faire ce métier. AD : Olivier Roellinger (chef trois étoiles) avait une jolie phrase : « Un bon cuisinier ne peut être qu’un bon cuisinier avec un grand coeur ». Je crois que l’on doit notre réussite à ce que l’on offre à nos clients et à l’amour que l’on donne à nos collaborat­eurs. Ils sont l’arcade essentiell­e à la cimentatio­n du coeur de notre cuisine.

Pensez-vous qu’aujourd’hui, on a trop tendance à manger vite fait bien fait ?

CB : Il y a de toute façon un cycle de vie où naturellem­ent, tout va vite. Mais il y a dans notre pays une culture du bien manger comme le plaisir des repas de famille qui amène à se poser autour d’une table. Hélas, le quotidien des gens fait que l’on déjeune trop rapidement. AD : Dans le monde où nous vivons, tout va très vite et donc, on mange vite. Justement, j’aimerais dire que nos tables sont là pour arrêter le temps. C’est une déconnexio­n de la vie actuelle.

Vous sentez-vous ambassadeu­r de la gastronomi­e française dans le monde ?

CB: Je trouve que c’est trop prétentieu­x. Par mon statut, mon col bleu, blanc, rouge de Meilleur ouvrier de France que je porte au quotidien depuis , d’être plutôt un ambassadeu­r de la cuisine française par la transmissi­on des valeurs de ce métier, mais pas à travers le monde, c’est prétentieu­x à mon niveau. En revanche, je pense que la cuisine française et les cuisiniers qui la composent sont des ambassadeu­rs à travers le monde. AD : Pour moi, on est surtout des ambassadeu­rs de la sincérité et c’est déjà pas mal tous les jours. Dans le monde d’aujourd’hui, ce qui est le plus important, c’est d’être à la hauteur de ce que l’on nous a transmis. On est ambassadeu­r de nos trois étoiles et c’est très important. Au niveau internatio­nal, la cuisine française a un socle primordial dans la constructi­on de la cuisine du monde.

Si vous n’aviez pas été cuisinier, quel métier auriez-vous aimé faire ?

CB : Sans hésiter, j’aurai aimé être un gendarme du GIGN ! AD : Et moi, sans hésiter, un paysan, mais je n’ai pas de regret parce que cela m’a permis de connaître cette personne, Christophe Bacquié.

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 ?? (Photo François Baille) ?? Passion et amitié partagées entre Arnaud et Christophe.
(Photo François Baille) Passion et amitié partagées entre Arnaud et Christophe.
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(Ph. Vincent Isore/IP) Christophe Bacquié laisse éclater sa joie à l’annonce des résultats. Il est porté en triomphe par son ami, Arnaud Donckele.
 ?? (Photo François Baille) ?? Pour Christophe Bacquié (à gauche sur la photo) et pour Arnaud Donckele, la cuisine est avant tout un moment de partage grâce à l’excellence des produits.
(Photo François Baille) Pour Christophe Bacquié (à gauche sur la photo) et pour Arnaud Donckele, la cuisine est avant tout un moment de partage grâce à l’excellence des produits.

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