Var-Matin (Brignoles / Le Luc / Saint-Maximin)
Raphaël Pitti : « Bombarder pour bombarder ? C’est insensé ! »
Ce spécialiste de la médecine de guerre constate « le refus de confrontation » des leaders occidentaux dans le conflit syrien. Et dénonce une « banalisation de l’horreur » du conflit
Autrefois médecin de guerre dans les commandos marine, aujourd’hui urgentiste, il s’est rendu une vingtaine de fois en Syrie pour aider à la formation des médecins. Et dénonce « le plus grave conflit depuis la Seconde Guerre mondiale ».
Alors que des bombardements ont été menés sur la Syrie par les États-Unis, la France et la Grande-Bretagne, vous plaidez pour une solution diplomatique. Pourquoi ?
Parce qu’il ne sert à rien de bombarder sans avoir derrière un plan solide. Bombarder sans volonté politique, ça ne fait qu’ajouter des bombardements aux bombardements. Ce qui est parfaitement insensé. Le pays est déjà détruit à %, comme le tissu économique, le tissu sanitaire et le système éducatif. Les insuffisants rénaux, les cancéreux, les diabétiques meurent de ne plus pouvoir être soignés… Et on voudrait bombarder ? Cette action, ciblée sur les installations de production des armes chimiques, n’a rien réglé sur le plan humanitaire. Elle ne changera rien pour la population.
Les Occidentaux ne devaient-ils tout de même pas finir par montrer qu’ils étaient prêts à agir par la force ?
Si l’idée est de montrer les muscles avec la volonté affirmée d’imposer des négociations, d’installer un gouvernement, de déployer des Casques bleus, ça a du sens. Dans ce cas-là, il aurait fallu se servir de cette action militaire pour imposer des couloirs humanitaires et une « no-fly zone », afin de protéger les populations. Mais j’ai l’impression que cette action relève plus de la politique intérieure : il s’agit de montrer qu’on fait quelque chose contre une situation intolérable, même si cela ne règle rien sur le terrain.
Comment expliquer ce recours régulier à l’arme chimique de la part du régime de Bachar al-Assad ?
Le régime utilise ces armes dans le cadre d’une guerre de positions. Quand c’est compliqué, qu’il y a des snipers, l’arme chimique permet de nettoyer des rues, de petites zones, un peu comme quand on enfume des rats pour les faire sortir. Face à de telles attaques, les gens s’enfuient et les troupes peuvent investir les zones délaissées. Le but est toujours de faire fuir les populations, quelle que soit la méthode. Comment les médecins que vous avez rencontrés en Syrie gèrent-ils ces attaques ? Ce sont des médecins civils, des gens de l’hôpital, qui se retrouvent à pratiquer de la médecine de guerre, à laquelle ils ne sont pas préparés. Il faut donc leur apprendre les gestes, les techniques spécifiques aux attaques chimiques. Même avec le peu de moyens qu’ils ont.
Vous rappelez que la particularité de ce conflit, ce sont ces bombardements systématiques des structures de soin…
La volonté du régime syrien est de désertifier ces zones. C’est pour cela que les hôpitaux, les écoles, les marchés ont toujours été des cibles prioritaires. J’ai fait suffisamment de terrains de guerre pour savoir que les médecins et les personnels soignants sont habituellement protégés. Pas là, pas en Syrie. Même les nazis ne s’attaquaient pas aux médecins pour la seule raison qu’ils soignaient des gens. Pour Bachar al-Assad, il faut terrifier les gens pour les obliger à partir. Cette politique donne, aujourd’hui, dix millions de personnes déplacées et cinq millions de réfugiés à l’extérieur du pays. Et bien sûr des générations de traumatisés.
Comment tous les personnels que vous avez croisés font-ils pour continuer à soigner dans ce chaos ?
Dans la Ghouta, les gens sont assiégés depuis plus de huit mois, avec des pénuries d’eau, de nourriture, de courant… Vingtsept structures hospitalières ont été détruites. Et malgré tout, les médecins continuent à soigner, les ambulanciers à aller chercher des victimes. Malgré l’afflux permanent de blessés, l’absence de moyens, la menace du prochain bombardement, ils continuent. C’est tout simplement de l’héroïsme. Pas celui qui consiste à se mettre en avant. C’est un héroïsme anonyme, celui qui vous fait aller au secours des autres sans penser à vous. Vous avez été reçu lundi soir (/), avec une cinquantaine d’autres organisations humanitaires, par Emmanuel Macron. Qu’en retirez-vous ? Le président nous a annoncé le déblocage d’un fonds de millions d’euros pour venir en aide aux populations syriennes. Est-ce qu’il s’agit de se donner bonne conscience ? Parce que s’il s’agit de saupoudrer cette somme entre quelques associations, ça ne servira à rien. Il faut absolument inscrire cet effort dans un plan coordonné avec le Haut Commissariat aux réfugiés des Nations unies et la Croix-Rouge. Les besoins sont énormes puisqu’il faut intervenir sur les plans sanitaire, alimentaire, éducatif, psychologique, et cela pour des millions de déplacés. Face à cette catastrophe, millions d’euros c’est évidemment totalement insuffisant. Il faut que la France attire d’autres pays dans son sillage pour qu’on passe de la communication à l’action.
Vous trouvez nos hommes politiques beaucoup trop timorés, naïfs face à Bachar al-Assad, aux Russes…
Tous les leaders occidentaux sont dans le refus de la confrontation. Même les Américains, avec un budget de à milliards de dollars pour leur défense, n’ont pas bougé, à part quelques tirs de missiles. Pendant ce temps la Russie, qui entend bien garder ses implantations militaires en Syrie, s’est repositionnée. L’Iran et la Turquie ont également avancé leurs pions. Mais que font l’Europe et les Etats-Unis ? Comment expliquer l’absence de mobilisation mondiale pour les Syriens ? La globalisation, la circulation de l’information, l’immédiateté font que nous sommes submergés d’informations, en général dramatiques voire catastrophiques. Il y a une banalisation de l’horreur. Souvenez-vous de la guerre du Vietnam ou de celle d’Algérie : les gens se mobilisaient, s’indignaient, se révoltaient. Là, alors que le conflit syrien est le pire depuis la Seconde Guerre mondiale, avec morts et des millions de déplacés, il n’y a rien. Pas une manifestation. Parce que les gens ne se sentent pas concernés comme ils peuvent l’être à propos du mariage pour tous ou de la SNCF...
Vous dites être guidé par votre foi. Mais on se demande toujours comment les témoins de drames humanitaires comme vous peuvent continuer à croire….
Je ne vis pas ma foi comme ça. Je ne pense pas que Dieu veille sur les hommes. Sinon, il n’y aurait pas eu la Shoah. J’ai une conception responsabilisante de la foi, parce que je pense que Dieu nous offre le choix de mettre de l’amour là où il y a de la haine. Et que cela ne dépend que de nous.
A Lire:« Va où l’ humanité te porte, un médecin dans la guerre ». E dit ions Tallandier,304p ages ,18,50
L’arme chimique permet de nettoyer des rues, de petites zones ” Les gens ne se sentent pas concernés ”