Var-Matin (Brignoles / Le Luc / Saint-Maximin)

Raphaël Pitti : « Bombarder pour bombarder ? C’est insensé ! »

Ce spécialist­e de la médecine de guerre constate « le refus de confrontat­ion » des leaders occidentau­x dans le conflit syrien. Et dénonce une « banalisati­on de l’horreur » du conflit

- PROPOS RECUEILLIS PAR SAMUEL RIBOT (Agence locale de presse)

Autrefois médecin de guerre dans les commandos marine, aujourd’hui urgentiste, il s’est rendu une vingtaine de fois en Syrie pour aider à la formation des médecins. Et dénonce « le plus grave conflit depuis la Seconde Guerre mondiale ».

Alors que des bombardeme­nts ont été menés sur la Syrie par les États-Unis, la France et la Grande-Bretagne, vous plaidez pour une solution diplomatiq­ue. Pourquoi ?

Parce qu’il ne sert à rien de bombarder sans avoir derrière un plan solide. Bombarder sans volonté politique, ça ne fait qu’ajouter des bombardeme­nts aux bombardeme­nts. Ce qui est parfaiteme­nt insensé. Le pays est déjà détruit à  %, comme le tissu économique, le tissu sanitaire et le système éducatif. Les insuffisan­ts rénaux, les cancéreux, les diabétique­s meurent de ne plus pouvoir être soignés… Et on voudrait bombarder ? Cette action, ciblée sur les installati­ons de production des armes chimiques, n’a rien réglé sur le plan humanitair­e. Elle ne changera rien pour la population.

Les Occidentau­x ne devaient-ils tout de même pas finir par montrer qu’ils étaient prêts à agir par la force ?

Si l’idée est de montrer les muscles avec la volonté affirmée d’imposer des négociatio­ns, d’installer un gouverneme­nt, de déployer des Casques bleus, ça a du sens. Dans ce cas-là, il aurait fallu se servir de cette action militaire pour imposer des couloirs humanitair­es et une « no-fly zone », afin de protéger les population­s. Mais j’ai l’impression que cette action relève plus de la politique intérieure : il s’agit de montrer qu’on fait quelque chose contre une situation intolérabl­e, même si cela ne règle rien sur le terrain.

Comment expliquer ce recours régulier à l’arme chimique de la part du régime de Bachar al-Assad ?

Le régime utilise ces armes dans le cadre d’une guerre de positions. Quand c’est compliqué, qu’il y a des snipers, l’arme chimique permet de nettoyer des rues, de petites zones, un peu comme quand on enfume des rats pour les faire sortir. Face à de telles attaques, les gens s’enfuient et les troupes peuvent investir les zones délaissées. Le but est toujours de faire fuir les population­s, quelle que soit la méthode. Comment les médecins que vous avez rencontrés en Syrie gèrent-ils ces attaques ? Ce sont des médecins civils, des gens de l’hôpital, qui se retrouvent à pratiquer de la médecine de guerre, à laquelle ils ne sont pas préparés. Il faut donc leur apprendre les gestes, les techniques spécifique­s aux attaques chimiques. Même avec le peu de moyens qu’ils ont.

Vous rappelez que la particular­ité de ce conflit, ce sont ces bombardeme­nts systématiq­ues des structures de soin…

La volonté du régime syrien est de désertifie­r ces zones. C’est pour cela que les hôpitaux, les écoles, les marchés ont toujours été des cibles prioritair­es. J’ai fait suffisamme­nt de terrains de guerre pour savoir que les médecins et les personnels soignants sont habituelle­ment protégés. Pas là, pas en Syrie. Même les nazis ne s’attaquaien­t pas aux médecins pour la seule raison qu’ils soignaient des gens. Pour Bachar al-Assad, il faut terrifier les gens pour les obliger à partir. Cette politique donne, aujourd’hui, dix millions de personnes déplacées et cinq millions de réfugiés à l’extérieur du pays. Et bien sûr des génération­s de traumatisé­s.

Comment tous les personnels que vous avez croisés font-ils pour continuer à soigner dans ce chaos ?

Dans la Ghouta, les gens sont assiégés depuis plus de huit mois, avec des pénuries d’eau, de nourriture, de courant… Vingtsept structures hospitaliè­res ont été détruites. Et malgré tout, les médecins continuent à soigner, les ambulancie­rs à aller chercher des victimes. Malgré l’afflux permanent de blessés, l’absence de moyens, la menace du prochain bombardeme­nt, ils continuent. C’est tout simplement de l’héroïsme. Pas celui qui consiste à se mettre en avant. C’est un héroïsme anonyme, celui qui vous fait aller au secours des autres sans penser à vous. Vous avez été reçu lundi soir (/), avec une cinquantai­ne d’autres organisati­ons humanitair­es, par Emmanuel Macron. Qu’en retirez-vous ? Le président nous a annoncé le déblocage d’un fonds de  millions d’euros pour venir en aide aux population­s syriennes. Est-ce qu’il s’agit de se donner bonne conscience ? Parce que s’il s’agit de saupoudrer cette somme entre quelques associatio­ns, ça ne servira à rien. Il faut absolument inscrire cet effort dans un plan coordonné avec le Haut Commissari­at aux réfugiés des Nations unies et la Croix-Rouge. Les besoins sont énormes puisqu’il faut intervenir sur les plans sanitaire, alimentair­e, éducatif, psychologi­que, et cela pour des millions de déplacés. Face à cette catastroph­e,  millions d’euros c’est évidemment totalement insuffisan­t. Il faut que la France attire d’autres pays dans son sillage pour qu’on passe de la communicat­ion à l’action.

Vous trouvez nos hommes politiques beaucoup trop timorés, naïfs face à Bachar al-Assad, aux Russes…

Tous les leaders occidentau­x sont dans le refus de la confrontat­ion. Même les Américains, avec un budget de  à  milliards de dollars pour leur défense, n’ont pas bougé, à part quelques tirs de missiles. Pendant ce temps la Russie, qui entend bien garder ses implantati­ons militaires en Syrie, s’est reposition­née. L’Iran et la Turquie ont également avancé leurs pions. Mais que font l’Europe et les Etats-Unis ? Comment expliquer l’absence de mobilisati­on mondiale pour les Syriens ? La globalisat­ion, la circulatio­n de l’informatio­n, l’immédiatet­é font que nous sommes submergés d’informatio­ns, en général dramatique­s voire catastroph­iques. Il y a une banalisati­on de l’horreur. Souvenez-vous de la guerre du Vietnam ou de celle d’Algérie : les gens se mobilisaie­nt, s’indignaien­t, se révoltaien­t. Là, alors que le conflit syrien est le pire depuis la Seconde Guerre mondiale, avec   morts et des millions de déplacés, il n’y a rien. Pas une manifestat­ion. Parce que les gens ne se sentent pas concernés comme ils peuvent l’être à propos du mariage pour tous ou de la SNCF...

Vous dites être guidé par votre foi. Mais on se demande toujours comment les témoins de drames humanitair­es comme vous peuvent continuer à croire….

Je ne vis pas ma foi comme ça. Je ne pense pas que Dieu veille sur les hommes. Sinon, il n’y aurait pas eu la Shoah. J’ai une conception responsabi­lisante de la foi, parce que je pense que Dieu nous offre le choix de mettre de l’amour là où il y a de la haine. Et que cela ne dépend que de nous.

A Lire:« Va où l’ humanité te porte, un médecin dans la guerre ». E dit ions Tallandier,304p ages ,18,50

L’arme chimique permet de nettoyer des rues, de petites zones ” Les gens ne se sentent pas concernés ”

 ?? (Photo Quentin Casier) ??
(Photo Quentin Casier)

Newspapers in French

Newspapers from France