Var-Matin (Brignoles / Le Luc / Saint-Maximin)
Cet auteur azuréen a une idée pour sauver les mots
Au XIXe, un ouvrier de l’imprimerie avait 5000 mots pour travailler, vivre, aimer. Et aujourd’hui, le même ouvrier en a 500. Donc, il y a 4 500 mots qui se sont perdus.» Une situation qui inquiète cet auteur-metteur en scène et comédien niçois. ll y a une vingtaine d’années, Thierry Vincent était parti dans le massif du Mercantour avec, pour seule compagnie, un dictionnaire : le Littré de la langue française. «J’ai tout lu de A à Z : il y a une collection de mots incroyables.» Mais si ce voyage le nourrit, il l’alerte aussi. Thierry Vincent prend alors toute la mesure de la perte de cette « biodiversité linguistique. » «L’appauvrissement du langage, c’est l’appauvrissement de notre regard sur le monde. En plus il est aussi lié au dénuement. Les 10 % des Français qui ont des difficultés à vivre et se retrouvent dans des situations de misère sociale sont ceux qui ont le moins de mots : 300. Alors que le langage est vraiment fait pour tous. » Une richesse à défendre et à partager. « Renoncer à la diversité ce serait comme dire à un botaniste de se contenter d’une seule variété de roses.»
Des pièces jeune public au langage soutenu
Pour toucher un large public, au sein de la compagnie B.A.L, il commence à écrire des « comédies jardinières. » Destinées à être jouées dans les parcs. Dans ces oeuvres, il veille à employer un registre soutenu. « L’idée c’est de dissoudre dans le langage de la pièce un maximum de mots, explique-t-il. Introduire le plus d’effets de langue. Pour que les enfants soient dans un bain le plus riche possible. Avoir un niveau de langage assez élevé pour donner un horizon. » En cette après-midi printanière, la compagnie joue «La valse des saisons » au théâtre Anthéa à Antibes. Et entraîne son jeune public dans une déambulation, du hall à la terrasse. Assis en tailleur, des élèves de CM2 et sixième sont captivés par le jeu des comédiens. Le feu d’artifice de mots, d’images, de musique. « Nous vous ferons un azur éblouissant, incandescent… » « Des fleurs jaillissent de nos mains comme l’eau des fontaines. » Au deuxième rang, Fériel, 11 ans, boit ces paroles. « J’ai aimé quand pour parler du vin ils disent le raisin pressé sur mes lèvres, » commentet-elle à l’issue de cette représentation. Rayan, lui, a retenu « retrouvâmes ». Même s’il n’a pas saisi le sens de ce passé simple, il en a apprécié la sonorité. L’auteur sait que tous ces mots ne seront pas compris. Mais, il veut susciter la curiosité de ce jeune public. «Les parents peuvent ensuite prendre le relais à la maison, ouvrir un dictionnaire, chercher le sens. » Quels sont les mots qui ont trouvé leur public ? « Conciliabule les a interpellés. Peutêtre parce qu’il y a “bulle” dedans qui a cette légèreté. Et puis dans conciliabule, on parle ensemble. Si on l’emploie beaucoup, peut-être qu’il va revenir.» Thierry Vincent en est intimement persuadé.
Quand des mots oubliés revivent
En 2017, il a fait de ce « sauvetage des termes en voie de disparition », le coeur de sa création : « Azerty ou les mots perdus. » « On parle d’abscons et abstrus, raconte l’auteur. Le personnage de Zoémie l’emploie beaucoup. Le dictionnaire lui dit: c’est bien que vous utilisiez le mot abscons parce qu’il a presque disparu du langage courant. Si vous l’employez alors il a une chance de survivre. » Il joue la pièce, dans les théâtres, en plein air, dans les quartiers sensibles… Et le public s’empare de ce vocabulaire délicatement choisi.
Ateliers et jeux autour du dictionnaire
Quand ils ne font pas vivre les mots sur les planches, les comédiens de la compagnie proposent des ateliers d’écriture poétique pour les enfants. «Ils adorent créer, ils sont proches du langage poétique, sans doute parce que la poésie est très présente à l’école. » Ces défenseurs de la langue invitent aussi les élèves au jeu. «On ouvre ‘“le dictionnaire des mots perdus et oubliés”, raconte Elodie Tampon-Lajariette, comédienne et cofondatrice de la compagnie B.A.L. Et ils prennent vraiment plaisir à les découvrir. » Thierry Vincent enchaîne: « C’est comme si les enfants trouvaient un oiseau tombé du nid. Le mot est tombé de nos bouches. Ils le reprennent, ils essaient de comprendre ce qu’il signifie, et ils le réinjectent dans une phrase comme dans une famille, ou dans un poème court où il retrouve sa respiration. Le mot est rattrapé. »