Var-Matin (Brignoles / Le Luc / Saint-Maximin)

«Le moment où j’ai compris que nous allions arriver à un accord»

Christian Blanc a joué un rôle important dans le processus ayant mené, il y a 30 ans, à la sortie de crise en Nouvelle-Calédonie et à la signature des accords de Matignon. Il livre ses souvenirs

- PROPOS RECUEILLIS PAR PHILIPPE MINARD

Il y a trente ans, Jean-Marie Tjibaou et Jacques Lafleur signaient les accords de Matignon, synonymes de paix en Nouvelle-Calédonie. Pilote de la mission du dialogue, le haut fonctionna­ire Christian Blanc était l’envoyé spécial du Premier ministre Michel Rocard pour rapprocher les deux camps. À cinq mois du référendum d’autodéterm­ination, il raconte les coulisses de ce chemin improbable.

Ancien chef de cabinet de Michel Rocard au PS et ancien secrétaire de la Nouvelle-Calédonie auprès d’Edgard Pisani, vous êtes devenu incontourn­able en  ?

Le premier type qu’a rencontré Rocard en prenant ses fonctions, c’est ma pomme ! J’étais alors préfet de Seine-et-Marne. Il m’a dit : « Toi qui connais la Calédonie, qu’est-ce qu’il faut faire?» J’ai répondu : « Je n’en sais rien… » Après un silence, j’ai dit qu’il fallait peut-être une mission de bonne volonté. Tout autre aurait répondu : « Ça n’a pas de sens ! » L’idée de confier les affaires de l’État à des religieux, c’était impensable ! Mais le génie de Rocard a été de permettre que cela se fasse, même si on a pondéré ça avec la présence de quelques fonctionna­ires. Tout cela s’est fait sur la base d’un mot : humain. Nous allions essayer de parler avec des hommes et voir s’il était possible de dépasser l’échec dans lequel nous nous trouvions. C’est la raison pour laquelle cette mission du dialogue a été constituée avec les représenta­nts de traditions humaines, humanistes, très présentes sur le territoire calédonien.

À ce moment, le sentiment qui dominait était l’échec de toutes les politiques passées ?

Oui. Les juristes, les négociateu­rs, les différents gouverneme­nts, l’État… Jusque-là, tout le monde avait échoué ! Cela explique en grande partie pourquoi les Kanaks ne croyaient plus en la parole de la France. Il suffisait d’une élection à Paris, à   kilomètres de là, pour complèteme­nt changer la donne et la parole de ceux qui avaient pris un engagement. Nous avions fait beaucoup de tentatives entre ceux qui souhaitaie­nt sincèremen­t, pour des raisons politiques, la décolonisa­tion, et ceux qui s’y opposaient. Les Caldoches étaient finalement ceux qui étaient à la fois les plus irréductib­les face aux Kanaks, mais également ceux qui les connaissai­ent le mieux. Ils avaient une forme de proximité. Je ne parle pas des Européens ou des fonctionna­ires qui résidaient à Nouméa pour des raisons multiples comme le climat ou le niveau des retraites. Je parle des Calédonien­s faroucheme­nt attachés à ce que la France reste la France et que les colonies de la France restent françaises. Quel était le trait commun des membres de la commission du dialogue ? Notre équipe, constituée d’hommes de bonne volonté, est partie, je dirais, les mains vides, sans savoir a priori ce qui allait se passer, si ce n’est qu’ils étaient tous ensemble animés d’une volonté d’écouter. Ils savaient écouter et entendre, y compris le silence, ce qui est essentiel en Nouvelle-Calédonie pour échanger avec les Mélanésien­s. Nous avons réalisé plus de   entretiens. Jusque-là, il n’y avait que les politiques qui s’exprimaien­t. Le contact a été direct avec les Caldoches dans leur brousse, les Kanaks dans leur tribu, ou les commerçant­s à Nouméa. Probableme­nt qu’après quelques méfiances, la population s’est dit que peut-être « ces gens étaient différents ».

Que retenez-vous de votre première rencontre avec Jean-Marie Tjibaou ?

Le premier jour avec Jean-Marie Tjibaou, à Hienghène, a été un peu difficile. À un moment donné, Tjibaou a dit : « Nous avons le soutien d’un certain nombre de pays comme l’Australie. » Je l’ai coupé tout de suite : « Tjibaou, l’Australie, vous savez ce qu’il s’y est passé. Vous voulez finir comme les aborigènes ? » Et comme cet homme avait un humour fabuleux, il a éclaté de rire et nous n’avons plus jamais parlé de l’Australie.

Quel est le moment clé de la mission selon vous ?

Sur le fond, après deux jours de suite à Hienghène qui, certes, s’étaient passés de manière agréable, ça n’avançait pas beaucoup. Le troisième et dernier jour prévu, la négociatio­n était même bloquée. J’ai dit à Jean-Marie Tjibaou : « Je ne comprends plus… Est-ce que vous accepterie­z de faire un rêve, le rêve de la Calédonie telle que vous l’imaginez ? » Avec humour, il m’a dit : « Oui, un peu comme Martin Luther King…?» J’ai répondu : « Si vous voulez, oui, c’est ça ». Il a pris son temps et m’a dit : « Je vais vous raconter. » Exceptionn­ellement, j’ai pris des notes et cela a été merveilleu­x. À un moment, j’ai compris que nous allions arriver à un accord. Ce qui était essentiel pour lui, c’était le respect de l’identité kanak et de cette civilisati­on vieille de plusieurs millénaire­s, qui n’avait pas été comprise du tout par les Européens. Il m’a dit : «Ona essayé maintes fois d’expliquer mais cela n’a jamais été compris, et c’est la raison pour laquelle nous luttons pour l’indépendan­ce, car elle seule nous permettra cette identité. » Je l’ai écouté avec de plus en plus d’attention, surtout quand il a dit : « En fait ce que nous voulons, c’est la souveraine­té. » J’ai alors commencé à poser des questions plus précises sur sa notion de la souveraine­té. Cela nous a, par exemple, permis ultérieure­ment de définir les trois provinces. L’idée étant, à terme, de respecter les identités mais aussi l’implantati­on de colonisati­ons qui s’était effectuée au fil du temps, et qui était respectabl­e aussi. Le lendemain de ce songe de Tjibaou, j’ai parlé à Jacques Lafleur de la seule condition émise par le leader kanak, à savoir la tenue d’un référendum du peuple français.

Quel était le climat à Paris, au premier jour des rencontres ?

Nous attendions cet instant depuis longtemps. Nous avions réussi à ce que Jean-Marie Tjibaou soit à Paris et nous attendions Jacques Lafleur, qui avait quelques difficulté­s à nous rejoindre. Il a fallu être insistant. Il est venu. Comme toujours durant cette période de discussion, Tjibaou et Lafleur sont entrés par l’arrière des jardins de Matignon. Je les informe alors que Michel Rocard avait une crise de colique néphrétiqu­e ; il était dans la petite chambre qui se trouvait à proximité de la salle de travail. Je vais voir Michel Rocard pour l’informer qu’ils sont là tous les deux ; il a la force de caractère de sortir de sa chambre, en souffrant énormément ! Les deux protagonis­tes voient arriver le Premier ministre en robe de chambre… Et là, on est effectivem­ent au coeur des accords de Matignon. Ce qui est au coeur de cette histoire, c’est la dimension humaine.

Que retenez-vous personnell­ement de cette mission?

Je pense à Montaigne, qui dit que tout homme porte en lui d’humaines conditions. C’est-à-dire que chacun porte l’amour, le beau, le bon mais aussi les instincts les plus vils. L’enjeu de ma vie profession­nelle a été de proposer aux hommes d’affirmer ce qu’ils ont de meilleurs. Quant à la Calédonie, je crois que la question demeure de savoir si la République française peut, au sein d’un pays qui a encore la chance d’avoir une civilisati­on océanienne, non seulement le reconnaîtr­e mais lui donner les capacités de se développer.

‘‘ Nous ne savions pas ce qui allait se passer ”

‘‘ L’essentiel : le respect de l’identité kanak ”

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