Var-Matin (Brignoles / Le Luc / Saint-Maximin)

«Dans ma cité, les vannes étaient ma seule arme»

À 28 ans, Ahmed Sylla est l’un des chefs de file de la nouvelle génération d’humoristes. Sa force : faire rire sur des sujets sérieux. Sa chance : un parcours personnel et scolaire réussi

- PROPOS RECUEILLIS PAR PATRICE MAGGIO pmaggio@nicematin.fr

Il est de retour. A Marrakech. Avec Jamel Debbouze. Là où un soir d’été 2016, des millions de Français ont découvert ce grand échalas à la peau noire, tout en bras, tout en jambes, mimiques comiques, vannes qui piquent et regard qui tue. En trois pirouettes – un tour à l’Assemblée nationale, une imitation de Didier Deschamps et un vol de stylo qui foire – le palais El Badi où le gala est tourné, chavire, l’audience décolle. Un triomphe. Souvenir: «C’était tellement gros, tellement fort, comme une belle poésie. Le texte était là, l’humeur était là et surtout le public a senti que j’étais sur scène pour lui faire plaisir. Quand il le ressent, ça fait mouche». Jeudi soir, Ahmed Sylla fait encore partie de la liste des sélectionn­és pour le Marrakech du rire diffusé à 21 heures sur M6. Rencontre, tout près de la place Jemaa el Fna avec l’un de nos humoristes les plus prometteur­s, un garçon qui, c’est une évidence, a du QI sous le capot.

Dans vos spectacles, l’enfance a une place importante. Racontezno­us la vôtre...

Elle n’était pas malheureus­e, pas faste non plus. Je viens d’une famille populaire, modeste mais pas pauvre. Nous étions trois frères et soeurs. Nos parents nous ont élevés dans une cité sensible de Nantes, les Dervallièr­es. C’était des petits commerçant­s, mon père faisait les marchés, ma mère tenait une boutique. Elle s’est battue pour qu’on intègre des écoles privées catholique­s qui coûtaient extrêmemen­t cher. Elle pensait que c’était la clé de notre ouverture d’esprit, de notre avenir, de ce que l’on serait plus tard.

Quel est le grand piège, pour un jeune, quand on grandit dans un quartier populaire, excepté celui de vendre de la drogue?

Le grand piège, c’est de ne pas avoir d’espoir, de sans cesse se victimiser, de se dire: « De toute façon, on m’aime pas, on voudra jamais de moi. » L’écueil à éviter, c’est de se dire: « Je ne pourrai réussir qu’en restant dans le quartier. » J’ai eu la chance de vivre dans une cité où il y avait beaucoup de verdure. Avec mes potes, on se retrouvait dans un champ pour faire du foot, du vélo ou de la moto. Toutes les cités n’ont pas cette chance.

La première qualité, à l’adolescenc­e, dans une cité, c’est de maîtriser l’art de la vanne...

Je n’étais pas en reste aux Dervallièr­es. Je ne suis pas un grand bagarreur. Ma seule arme, c’étaient les vannes. Elles m’ont souvent sauvé la mise. Elles permettaie­nt aussi de draguer sous un masque, et même d’éviter des punitions de papa et de maman, même si ça ne marchait pas tout le temps.

Le gouverneme­nt vient de présenter un plan mercredi, en soutien aux activités extrascola­ires...

Évidemment qu’on se construit avec autre chose que des maths ou de l’histoire-géo! Je suis pour cette politique, dans les quartiers même. Je me souviens, tout petit, d’avoir fait de la minimoto avec de la police. Aujourd’hui, cette activité n’existe plus. C’est dommage. Ce sont les mêmes policiers qui venaient patrouille­r dans notre quartier. De facto, une espèce de lien se tissait avec eux. Ils nous connaissai­ent, le dialogue était plus facile.

Les grandes rencontres: Laurent Ruquier, Jamel Debbouze, Gad el Maleh, et Christine Moneger, votre prof de théâtre...

Tout part de là. Elle m’a donné des clés qui n’ouvraient pas forcément les portes mais elles m’ont permis de trouver la bonne encoche. Cette rencontre est en moi.

Que choisissez-vous entre « la culture nous rend-elle plus humain» ou «éprouver l’injustice, est-ce nécessaire pour savoir ce qui est juste?», deux questions posées cette année au bac philo?

[Un temps de réflexion]. Celui sur l’injustice. Je l’ai éprouvée, moi comme tous. Quand ça vous arrive, on se dit, c’est donc ça que l’on ressent à l’intérieur quand on provoque de l’injustice ? OK, maintenant, c’est à moi d’être juste pour ne pas provoquer à mon tour ce que j’ai vécu. De la même manière que si j’ai eu envie de monter sur scène et de faire ce métier, c’est parce que des gens m’ont fait rire. J’avais envie de susciter la même réaction chez les gens.

Vingt-huit ans, déjà célèbre: malédictio­n ou bonheur?

J’ai eu la chance d’avoir une éducation fondée sur des choses essentiell­es de la vie, la famille, le respect des anciens. Ce qui fait que cela a été plus facile pour moi. Et j’ai un bon entourage. Il y a souvent des jeunes qui me demandent comment faire pour être connu. C’est là où il ne faut pas se tromper. Fais ce métier parce que tu l’aimes, pas parce que tu veux être célèbre ! Les gens pensent que nous avons une vie magique, que l’on vit comme des princes. En réalité, c’est très compliqué. Dès que tu sors dans la rue, c’est comme si des milliers de caméras t’observaien­t. Toutes proportion­s gardées : je ne suis pas Brad Pitt ! Mais je suis facilement reconnaiss­able et ça peut être déstabilis­ant. C’est comme si je ne m’appartenai­s pas. Je ne peux pas être triste ou agacé, dans la rue, je suis toujours en représenta­tion.

Un nouveau spectacle arrive, «Différent». On en aura un aperçu, jeudi soir, sur M... Quelque chose de totalement inédit où j’aborde des sujets… différents, où j’ai une manière de raconter sur scène, différente. C’est un spectacle articulé autour des frontières et des différence­s, comment elles nous éloignent, comment elles nous rapprochen­t. On se rend compte qu’il y en a beaucoup, entre l’homme et la technologi­e, l’homme et l’animal, l’homme et la femme…

La frontière entre l’homme et l’animal ?

Elle n’a pas toujours existé. Le premier homme qui a découvert le lait de chèvre, il est chelou, non?

Le piège, c’est de ne pas avoir d’espoir ” L’injustice, je l’ai éprouvée comme tous ”

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(Photo Sven Etcheverry)

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