Var-Matin (Brignoles / Le Luc / Saint-Maximin)

« Il faut à tout prix éviter les faillites en chaîne »

Pierre-André Chiappori, économiste et académicie­n, livre sa vision sur la situation provoquée par le virus Covid-19 et le schéma inédit qu’il dessine pour les crises économique­s

- PROPOS RECUEILLIS PAR CEDRIC VERANY

Il avait rejoint en janvier 2019 le cercle des Immortels de l’Institut de France, élu comme membre de l’Académie des sciences morales et politiques. Une distinctio­n singulière à laquelle l’économiste monégasque Pierre-André Chiappori ajoute sa nomination ces jours-ci à l’American Academy of Arts and Sciences, prestigieu­se institutio­n américaine. Pour l’économiste installé aux États-Unis, membre de la prestigieu­se université de Columbia à New York et parmi les plus reconnus de sa discipline dans le monde, cette nouvelle distinctio­n lui confère la qualité d’Immortel des deux côtés de l’Atlantique. Parmi les nouveaux promus de l’académie américaine des physiciens, des biologiste­s… mais aussi la chanteuse Joan Baez. Preuve que le spectre est large de cette institutio­n consultée régulièrem­ent sur divers sujets. Notamment pour les questions économique­s, qui jalonnent la carrière de PierreAndr­é Chiappori et qui livre ses réflexions face à la crise du Covid-19 qu’il observe depuis Paris, où il s’est retrouvé confiné au gré d’un déplacemen­t profession­nel.

Quel regard l'économiste que vous êtes porte sur la situation actuelle mondiale ?

C’est une situation complèteme­nt neuve. Nous avons eu des crises économique­s par le passé, en général, liées à un problème très sérieux au niveau du système bancaire. Là, l'économie ne s’est pas retrouvée dans une situation où elle ne marchait pas. C’est un choc extérieur qui a arrêté l'économie, qui a dû être placée en coma artificiel, de la même manière que certains patients atteints par le Covid. A priori, le choc est énorme. Les taux de chômage actuels aux États-Unis dépassent de loin ceux de la crise de . Ils atteignent des niveaux qui n'avaient plus été observés depuis la Grande Dépression.

Quelles sont les décisions qui vous semblent primordial­es ?

Quand on arrivera à juguler la pandémie, l’économie, tôt ou tard, reprendra. Mais ce que l’on va faire pendant cette pandémie est extraordin­airement important. Une chose qu’il faut à tout prix éviter, ce sont les faillites en chaîne d’entreprise­s. Il y a énormément de capital dans la création d’une entreprise. Une faillite est extrêmemen­t dure, car reconstitu­er une entreprise c’est coûteux et ça prend du temps. C’est pourquoi, tous les économiste­s sont favorables aux mesures prises par les gouverneme­nts. Même si elles impliquent d'être sur une corde raide entre le besoin de conserver assez longtemps ces aides et les relâcher assez tôt pour que l’État ne soit pas en difficulté financière. Pour le moment, sur ce domaine, la France se débrouille plutôt bien. Par ailleurs, je suis extrêmemen­t inquiet pour les États-Unis.

Vous êtes un expert des schémas américains, qu’est-ce qui vous inquiète pour ce pays ?

Les États-Unis semblent être comme un bateau ivre, sans direction au niveau fédéral. Dieu merci, la structure décentrali­sée est utile, car dans certains États, les gouverneur­s ont pris de bonnes mesures. Mais l’aide aux entreprise­s apparemmen­t a du mal à être distribuée et le système social est extrêmemen­t inefficace. Des gens qui se sont retrouvés au chômage suite à la faillite de leur entreprise ont perdu leur assurance maladie. Un mécanisme d’une absurdité totale qui, dans une pandémie, prive une partie de la population de couverture médicale. L’autre principale inquiétude, qui n’est pas encore trop apparente est que les recettes des États sont en train de se tarir et leurs dépenses explosent. Certains vont se retrouver en situation de faillite, ce qui leur est interdit constituti­onnellemen­t. Si le gouverneme­nt n’intervient pas pour les aider, nous allons entrer dans une spirale infernale, où les États à court de moyens vont devoir licencier des policiers, des pompiers, des gens dans le secteur médical… Ce dont on a le plus besoin actuelleme­nt ! À cette situation, s’ajoute une tension politique énorme car certains Républicai­ns sont réticents vis-à-vis d’une aide qui irait en partie à des États démocrates.

Beaucoup se prennent à rêver d’un avenir meilleur pour le jour d’après. Mais ce jour d’après, concrèteme­nt, ne va-t-il pas d’abord creuser les inégalités dans la société ?

Ces inégalités, nous les voyons déjà très clairement se creuser en Amérique. À Chicago, une ville que je connais bien pour y avoir enseigné sept ans, la probabilit­é de mourir du Coronaviru­s est cinq fois plus élevée pour les Noirs que pour les Blancs. Ce n’est pas une discrimina­tion raciale, mais une somme d’inégalités qui font que les Noirs ont des revenus plus bas et des comorbidit­és qui rendent plus vulnérable­s face à la maladie. Autre inégalité que je peux relever, celle de l’arrêt des écoles. Deux mois d’arrêt, c’est tout à fait acceptable. Si cela devait se prolonger ce serait catastroph­ique. L’école est un moyen de redistribu­tion sociale et de mouvement le long de cette échelle sociale qui est totalement irremplaça­ble.

La sortie de crise verra-t-elle une prise de conscience des enjeux écologique­s ?

J’aimerais que ce soit vrai - que nous ayons pris conscience de la fragilité de la planète et une fois la pandémie vaincue, nous nous attaquions aux problèmes du réchauffem­ent climatique, mais hélas je n’y crois pas du tout. Nous sommes dans une situation exceptionn­elle, les gens ont fait preuve de trésors d’abnégation et de solidarité, ça ne durera pas. Si on leur dit : il faut à nouveau fournir des efforts, mais dont on ne touchera les bénéfices que dans  ans, j’ai beaucoup de peine à croire que les gens seront enthousias­tes.

Face à cette situation, la consommati­on des ménages sera plus mesurée ?

À moyen terme, les gens vont moins consommer dans les mois qui viennent au regard de toutes les incertitud­es autour de cette pandémie. On déconfine car nous sommes sortis de la phase la plus aiguë et que l’économie nous y oblige. Mais tout le monde sait que la pandémie n’est pas terminée. Nous n’avons ni vaccin, ni traitement. À cause de ces incertitud­es, pas seulement les ménages, mais les entreprise­s aussi vont être très prudentes sur leurs investisse­ments. Comment va-t-on remonter la pente ? Rapidement, ou sur plusieurs années ? Personne n’en sait rien… Il y aura une reprise bien sûr, mais avec des cicatrices liées aux faillites. Et puis la dette des États va gonfler. Cela étant, vu les taux d’intérêt actuels, le coût de service de la dette n’est pas une préoccupat­ion immédiate, même s’il faut être prudent. La priorité numéro  c’est la pandémie. Le fait qu’un État s’endette pour lutter contre la pandémie, c’est ce qu’il peut faire de mieux.

L’Institut de France, en sa qualité de sachant sur diverses questions, a-t-il été consulté par les autorités françaises pour l’aiguiller dans la gestion de cette crise ?

Nous sommes consultés individuel­lement, mais nous n’avons pas reçu de demande officielle pour rédiger un rapport. Ce qui serait compliqué d’ailleurs, car l’Institut de France a arrêté de fonctionne­r depuis le début de la crise, alors que nous nous réunission­s régulièrem­ent. Les moyens de communicat­ion à distance existent mais il nous faudra encore un peu de temps pour les mettre en place à l’Institut de façon universell­e. La Coupole actuelleme­nt n’est pas encore le sommet du high-tech (sourire).

Que vous inspire la situation de la Principaut­é, qui devrait avoir un déficit de plus de  millions d’euros dans son budget d’ordinaire excédentai­re ?

Je n’ai aucune inquiétude. L’économie a subi un choc extérieur d’une extrême violence, c’est à l’État de faire face. Dans le cas de Monaco, le déficit n’a aucun caractère de gravité lorsqu’il est accidentel car nous avons un fonds de réserve, issu d’excédents budgétaire­s passés, qui sert exactement à cela. Que le budget de l’État de la Principaut­é soit en déficit, je dirais que c’est une bonne nouvelle, ça veut dire que les

autorités font ce qu’il faut.

Quels enseigneme­nts tirez-vous de cette crise ?

Le principal, en ce qui concerne la France, c’est un contraste entre l’extraordin­aire compétence et dévouement du personnel soignant, qui a su réagir à l’imprévu, et l’extraordin­aire inefficaci­té de la bureaucrat­ie du ministère de la Santé. L’inefficaci­té des gouverneme­nts passés qui ont réussi à faire fondre un stock de masques et celle du gouverneme­nt présent qui n’a pas réussi à en obtenir. J’espère qu’il y aura une analyse précise de ce qui n’a pas marché. J’ai aussi été ébahi de la comédie que nous avons eue pour les masques, et choqué d’entendre des experts médicaux, sur une grande chaîne publique, dire que les masques ne sont pas nécessaire­s, en sachant que c’est faux, et ce simplement parce qu’il y avait pénurie. Pour moi c’est une trahison ! Le rôle des experts, ce n’est pas de mentir au public. Ce que je vois venir dans certains pays, et qui m’inquiète, c’est une méfiance vis-à-vis des experts, qui est très forte d’ailleurs aux ÉtatsUnis. On risque d’aboutir à ce que les gens ne les écoutent plus. Et on voit avec l’administra­tion Trump à quel point ce peut être catastroph­ique.

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(DR) Pierre-André Chiappori est membre de l’Institut de France et de l’American Academy of Arts and Sciences.
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