Var-Matin (Brignoles / Le Luc / Saint-Maximin)

« Ils rêvent de devenir un mythe » dans leur cité

Ils agissent en pleine rue et en plein jour, pour régler leurs affaires ou éliminer la concurrenc­e. Qui sont ces trafiquant­s de drogue nouvelle génération qui « tiennent » les quartiers ? Décryptage

- PROPOS RECUEILLIS PAR MATHILDE TRANOY mtranoy@nicematin.fr

Le journalist­e marseillai­s Philippe Pujol, lauréat du prix Varenne PQR pour la série French Deconnecti­on (parue en 2012), et du prix Albert-Londres pour la série Quartiers shit (2013), enquête sur la délinquanc­e depuis 2004. Spécialisé dans les quartiers populaires et les trafics de drogue, il livre son analyse sur la nouvelle génération de dealers des cités, déterminés, sans foi ni loi, qui agissent souvent en plein jour, devant témoins, comme lundi matin à Nice, dans le quartier des Moulins (lire nos éditions précédente­s), ou en avril et juin aux Liserons, à l’est de la ville.

Les règlements de compte entre trafiquant­s de drogue, nouvelle génération, s’effectuent de plus le jour, en pleine rue, devant des témoins. S’agit-il d’amateurs ou sont-ils sans limite ?

Il faut s’enlever de la tête qu’il y a aujourd’hui une pègre profession­nelle et une pègre d’amateurs. Depuis la fin des années , depuis l’accord de Schengen en fait [et la création d’un espace de libre circulatio­n des personnes entre les États signataire­s de l’accord] on a pour le trafic de drogue des économies qui ressemblen­t à l’économie traditionn­elle. On délègue beaucoup. On n’a plus un système pyramidal avec un chef et des gens sur le terrain. On délègue le terrain aux cités, ce qu’il y a de plus difficile, car il y a une grosse pression et la police qui surveille. Et à l’intérieur des quartiers populaires il y a une réorganisa­tion constante. Il y a beaucoup de petits entreprene­urs qui se lancent. Tant que ça marche ils en vivent et un jour, pour un mauvais calcul ou parce qu’ils ont voulu une plus grosse part du gâteau, tout s’arrête.

Le marché n’est pas si gros que ça en réalité. Les très gros sont les fournisseu­rs, ils font les go fast entre l’Espagne et l’Italie. Nice est au milieu, il y a de la demande et des cités comme à Marseille et dans le .. et la concurrenc­e est très forte. Ces petits trafiquant­s qui tiennent les quartiers sont très fragiles. Ils n’ont pas de réseaux, pas la possibilit­é, comme les gros bandits de se mettre d’accord en se répartissa­nt les boîtes de nuit, les bars. Leur seul moyen d’action pour éliminer la concurrenc­e c’est la violence. Le dernier niveau de diplomatie de ces gens-là c’est le règlement de compte. Et quand on veut tuer quelqu’un qui se cache, on l’attaque dans une situation où il se croit en sécurité, comme au supermarch­é.

Il peut y avoir des victimes collatéral­es, des enfants, habitants du quartier qu’ils connaissen­t peut-être. Ça ne les arrête pas ?

Les petits bandits prennent de la coke maintenant pour, comme ils disent, « aller au feu », ce qui signifie passer à l’action. Et ça, ça n’aide pas à être lucide. La prise de coke est d’ailleurs une tendance nationale, dans le bâtiment chez les cadres et donc chez les voyous aussi. Ce qui n’était pas le cas dans les années . Il y a une telle concurrenc­e qu’ils savent tous que la carrière sera courte. Une dizaine peutêtre va réussir. Les autres, ceux qui ne sont pas morts, finissent en prison la plupart du temps ou arrêtent mais on les retrouve alcoolique­s dans les bars.

Quelle est la solution ?

Pour moi, la solution n’est pas policière mais sociétale. La police c’est l’infirmière. L’annonce de l’envoi en renfort de  policiers à Nice c’est pour que les gens qui vous lisent se disent : Estrosi, il connaît des gens. Il faudrait mettre le paquet. Faire une descente et on les prend tous. Mais ensuite ceux d’en dessous dans le trafic prendront leur place. Parce qu’il y a une demande et il y a une économie en place, des fournisseu­rs à payer. C’est un travail de longue haleine qui mettra  à  ans. Ce qu’il faudrait, c’est se concentrer sur les minots qui ont  ans aujourd’hui. Et tu essaies de faire du mieux possible avec les autres. Tu n’en feras jamais des électeurs. Ils sont l’aboutissem­ent de ce qui se fait en France. Je ne leur mets pas de responsabi­lité sociale directe. Que tu sois arabe, corse ou italien, quand tu grandissai­s dans un quartier pauvre des années  ou , tu grandissai­s dans un quartier de travailleu­rs. Aujourd’hui, tu grandis dans un quartier de chômeurs.

Devenir trafiquant quand on grandit dans un quartier populaire est plus facile et plus lucratif que trouver un travail ? Ça les fait rêver mais c’est un mythe. Le trafic c’est extrêmemen­t dur. Ils restent  heures à guetter. Ils ont la pression des flics, ils ne sont jamais tranquille­s. Et pour des sommes qui ne sont pas si importante­s que ça. Tout ce qu’ils gagnent ou presque, ils le dépensent dans le trafic pour payer les uns et les autres. Ce n’est pas facile mais c’est immédiat.

Et puis dans ces quartiers, passer par la case stups c’est la norme. Une sorte de norme sociale. À  ans, ils sont pleins de cicatrices, il leur manque des dents. Les gros, le fric ça leur sert pour la cavale. Les fusillades, c’est la partie émergée de l’iceberg, mais il y a tout ce qu’on ne voit pas. Tous les jours, il y a des minots qui se font démonter. Les médecins de quartier vous le disent. Ils passent leur temps à recoudre des mecs. Aujourd’hui, avec « l’uberisatio­n » du trafic, ces jeunes ont la même vie de merde que ceux qui font le taxi. La mythologie c’est ce qui leur donne l’espoir que la société ne leur donne plus. Ils rêvent de devenir le mythe de Scarface, mais ils ne regardent pas la fin, quand Al Pacino est criblé de balles.

Avec l’été, faut-il s’attendre à une hausse de la demande ?

Je ne sais pas comment ça marche à Nice. À Marseille, ce sont les locaux qui consomment. Et quand les petits dealers partent en centre aéré faire du cheval ou autre, ce sont les plus petits qui reprennent le trafic et qui ne veulent plus le lâcher à la rentrée. On laisse penser que la consommati­on est festive, que c’est pour les artistes ou les étudiants mais dans le bâtiment qu’est-ce qu’ils se mettent ! La plupart des consommate­urs sont des gens malheureux qui ont un travail difficile. La vraie question c’est pourquoi on fume autant ici ? Il y a des endroits en France où on boit. Nous, on fume. Si tu baisses la demande, tu baisses l’offre. Mais après il faut s’attendre à plus de règlements de compte pendant un an.

‘‘ Leur diplomatie, la violence”

‘‘ La solution n’est pas policière”

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