Var-Matin (Brignoles / Le Luc / Saint-Maximin)
L’ANCIEN MONDE EFFACE L’ARTISTE
Sa fresque peinte illégalement à Entrecasteaux Patrice Chambrier l’a recouverte au cours d’une fête
Impossible de la manquer. En traversant le village, passant devant les jardins du château qui surplombe la place, on ne voyait qu’elle. Sur les murs de la façade du n°2 de la montée du Château, une série de peintures aux couleurs électriques, mettaient en scène, sur près de vingt mètres, d’étranges explorateurs cyborgs, aux côtés de primates philosophes. Entourés de messages, de slogans, ils étaient tout droits sortis de l’univers de Patrice Chambrier, artiste installé au village depuis plus de vingt ans.
Imaginer ce que serait le « monde d’après »
Tout a commencé avec le confinement. « J’ai senti, comme beaucoup, que le monde changeait. Qu’il fallait imaginer le suivant », explique l’artiste. Alors, patiemment, il a dessiné, colorisé,
illustré... Entre le 8 avril et le 13 mai, peu à peu, sa façade a servi de support à une série de « cases », formant la « fresque du Nouveau monde ». « Il n’y avait pas grand monde, mais ceux qui passaient par là venaient me voir. Je ne me souviens pas avoir reçu de commentaire négatif... » Surplombant la placette, ses bars et sa mairie, la montée du Château affichait désormais le talent de son unique riverain.
« Je savais que ce serait éphémère »
« Je savais que je n’allais pas pouvoir conserver l’oeuvre en l’état », assure Patrice. En effet, dès le déconfinement, la Ville lui avait signifié que, n’ayant pas reçu, ni même demandé, l’autorisation de réaliser son oeuvre, il allait être contraint de l’effacer. Romain Debray, le maire, le disait dans notre édition du 23 mai : « De nombreux habitants étaient furieux et, comme nous venons d’obtenir le label “Village de caractère”, je lui ai demandé de remettre les choses en l’état, puis d’obtenir une autorisation des Bâtiments de France. » L’exigence municipale était appuyée par une injonction préfectorale : s’il ne s’y pliait pas, l’artiste encourait une amende pouvant s’élever jusqu’à 150 000 euros, auxquels pouvaient s’ajouter 150 euros d’astreinte journalière.
C’est donc en artiste que Patrice Chambrier a « obéi » : en invitant le public à venir, avec lui, « dévernir », entendez « repeindre la façade ». « Un événement ludique et interactif », selon l’invitation. Ce samedi soir, c’est à 19 heures qu’une cinquantaine de personnes se sont réunies dans la montée, pour partager un verre, une
part de pizza, et l’envie de dire que, parfois, « la loi, si juste soit-elle, devrait s’adapter au nouveau monde ».
« Comme en Amérique du Sud »
Parmi la troupe, des amis, parfois venus de loin, mais aussi des Entrecastelains, voisins de Patrice. Cyril est de ceux-là. « J’habite la petite maison, juste en bas... Je n’avais jamais parlé à Patrice avant aujourd’hui. » A côté de lui, Isabelle, de passage chez des amis, a la même pensée que beaucoup : « On a du mal à y croire... Ça va
faire vide. »« Surtout que ça donnait une bonne impression aux visiteurs », assure Cyril. « Oui. Comme en Amérique du Sud, où on décore les maisons, les rues... », rappelle un homme. L’heure fatidique approche. À 20 heures, les pinceaux et rouleaux entreront en action, effaceront le « Nouveau monde ». Patrice Chambrier prend la parole, remercie ses invités et déplore que « le vieux monde préfère les artistes morts et n’hésite pas tuer les oeuvres des vivants, oubliant que le patrimoine de demain ne peut être que
l’oeuvre des artistes d’aujourd’hui. »
« C’est maintenant que ça fait moche »
Les derniers rayons de soleil éteints, vient le temps du saccage organisé, dans une ambiance de fête. Dans les haut-parleurs, le métal des Toulousains de Sidilarsen l’assure : « On croyait notre histoire éternelle... On va tous crever ! » Vingt minutes plus tard, la façade affiche un blanc cassé. « C’est maintenant que c’est moche », rigole un homme. Et parce qu’il aurait été trop facile d’en rester là, Patrice Chambrier avait prévu un épilogue. Les invités ont été formés en un cortège, qui a conduit un cercueil contenant le « Nouveau monde » jusqu’au parvis de la mairie. Sur les terrasses, les visiteurs d’un soir et les habitués du bar ont entendu un porteur exalté scander : « L’art, c’est la liberté ! Pas de vie sans art ! Pas d’art sans vie ! » Une dernière prise de parole, burlesque, et tout était achevé. « Le Nouveau monde » a disparu, samedi, aux environs de 21 heures, à Entrecasteaux.